Étude militaire, géographique, historique et politique sur l’Afghanistan/08

VIII.

RELATIONS POLITIQUES DE L’ANGLETERRE AVEC L’AFGHANISTAN, DEPUIS LE COMMENCEMENT DU XIXe SIÈCLE JUSQUES ET Y COMPRIS LES ÉVÉNEMENTS QUI ONT AMENÉ LE CONFLIT ACTUEL.

Depuis la plus haute antiquité, disait Abou-Jfazil à la fin du XVIe siècle, Caboul et Candahar ont été regardées comme les portes de l’Hindoustan, l’une y donnant accès du côté du Touran, l’autre du côté de l’Iran ; si ces deux places sont convenablement gardées, le vaste empire de l’Hindoustan est à l’abri des invasions étrangères. Cette remarque du célèbre auteur de l’Ayin-Akbari est aussi juste que profonde ; elle est devenue le pivot de la politique anglaise dans l’Asie centrale. Lorsque les nouveaux maîtres de l’Inde, au commencement du siècle actuel, purent craindre une attaque de la France ou de la Russie du côté de l’ouest, ils cherchèrent à enchaîner étroitement la Perse à leurs intérêts pour couvrir l’Inde dans cette direction, et lorsque la Perse, cédant au prestige dont les victoires de Napoléon remplissaient le monde, rentra franchement dans l’alliance française, ils se replièrent sur l’Afghanistan[1]. »

La mission que l’empereur avait confiée en 1807 au général Gardane, près la cour de Perse, n’avait d’autre but en effet que de préparer la conquête de l’Inde ; elle eut pour contre-coup immédiat l’envoi d’une mission anglaise à Caboul, sous la conduite de M. Elphinstone.

C’est de ce moment que datent les premières relations officielles de l’Angleterre avec l’Afghanistan ; mais cette alliance, qui était le but poursuivi par la mission anglaise, s’écroula en même temps que la dynastie des Douranis. Les luttes intestines qui suivirent la mort de Timour réduisirent, en effet, à néant les engagements pris, et, d’un autre côté, l’attitude correcte du gouvernement des Indes en faveur du prince Choudja dépossédé ne pouvait lui attirer les sympathies de son successeur au trône. Dost-Mohammed ne se montra cependant pas ostensiblement hostile à l’Angleterre dès son arrivée au pouvoir ; il pria même lord Aukland, alors gouverneur général de l’Inde, de lui prêter son concours « moral » pour reprendre à Rendjüt-Sing la province de Peschawar. Ce fut l’origine de la mission du capitaine Burnes à Caboul, mission qui fut immédiatement contrecarrée par celle du capitaine russe Wikowich.

À son retour de Caboul, le capitaine Burnes fit à son gouvernement un tableau si alarmant de la prépondérance conquise par les Russes dans ce pays, que lord Aukland résolut d’intervenir ouvertement dans sa politique intérieure et de détrôner Dost-Mohammed pour le remplacer par le prince Choudja. En échange de la protection qu’on allait lui accorder, ce dernier s’engagea par un traité signé à Lahore entre lui, le chef de la confédération des Sicks et le gouvernement indien, à abandonner toute idée ultérieure de revendication sur les possessions enlevées aux Afghans par Rendjüt-Sing sur les deux rives de l’Indus.

Le 1er octobre 1838, la guerre fut déclarée à l’Afghanistan. Une colonne anglaise, sous les ordres de John Keane, se concentra à Quetta et marcha sur Candahar qu’elle enleva ; quelques jours après les Anglais sont sous les murs de Ghazni et remportent une brillante victoire sur le fils de Dost-Mohammed, Gholam-Hyder-Khan qui commandait la place. En même temps le colonel Wade franchissait le Khyber, occupait Djellalabad et s’avançait sur Caboul. Dost-Mohammed dut abandonner sa capitale ; il se retira au-delà de l’Hindou-Koh, et fut quelque temps après emprisonné par l’émir de Bouckhara auquel il avait demandé asile.

Le 7 août 1839, Schah-Choudja, couvert d’or et de bijoux, entouré d’une pompe magnifique, fit son entrée dans le Bala-Hissar, sous la protection de l’armée anglaise, et au milieu du concours d’une population plus curieuse que sympathique. Pour consolider ce pouvoir à peine né et déjà vermoulu, une armée d’occupation anglo-indienne, forte de 10,000 hommes, fut maintenue en Afghanistan et occupa les places de Caboul, Djellalabad, Candahar et Ghazni ; le général Elphinstone commandait à Caboul, le général Roberts gardait l’entrée du Khyber, et le général Nott la route du Bolan.

Malgré toutes ces précautions, la tranquillité ne pouvait être longtemps maintenue, et de tous côtés des révoltes éclatèrent bientôt contre ce prince sans autorité ni prestige, affaibli au moral et au physique par les vices plus encore que par l’âge, et qui joignait à toutes ses imperfections le crime impardonnable d’étayer son trône sur une armée étrangère.

Bientôt Dost-Mohammed, échappant à son geôlier, vint lui-même se mettre à la tête des révoltés.

« Toute la contrée fut livrée aux plus grands troubles. Des expéditions incessantes furent nécessaires pour combattre les tribus réfractaires, et leurs succès n’assurèrent pas même au pays une tranquillité éphémère, tant était violente de tous côtés, parmi les populations, la haine de l’occupation étrangère. Enfin, en décembre 1841, une insurrection éclata à Caboul, et trouva de formidables auxiliaires dans les régiments afghans à la solde de l’Angleterre. L’envoyé anglais, sir William Mac Naghten, sir Alexander Burnes et plusieurs officiers furent massacrés. La faiblesse d’un vieux général infirme compliqua les dangers de la position. Des négociations entamées avec l’ennemi amenèrent une demi-capitulation, par laquelle les troupes anglaises s’engagèrent à évacuer l’Afghanistan, en livrant des otages, tous leurs trésors et la meilleure partie de leur artillerie. Ce traité préludait dignement aux désastres de la retraite qui suivit. Le 6 janvier, la force anglaise, composée de 690 hommes du 44e régiment de l’armée royale, de 2,480 cipayes, 970 cavaliers, 12,000 domestiques et suivants de l’armée accompagnés de femmes et d’enfants, entra dans les terribles défilés qui devaient littéralement lui servir de tombeau. Cette foule mélangée d’Européens et d’Asiatiques, combattants et non-combattants, sans provisions, sans artillerie suffisante, presque sans vêtements, n’était pas plus capable de supporter la froide température des montagnes que de lutter contre l’ennemi. Dès la première nuit, des hommes furent gelés au bivouac. La faim, le fer et le plomb des Afghans, traîtres à leur parole, complétèrent l’œuvre de destruction, et des 17,000 hommes qui quittèrent Caboul dans la fatale matinée du 6 janvier, un seul, le docteur militaire Brydon, épuisé par ses blessures et ses fatigues, monté sur un âne, échappa pour porter à la garnison de Djellalabad la nouvelle de l’immense massacre. En vain, pendant les journées qui suivirent, des détachements de la garnison anglaise parcoururent les environs de la forteresse ; en vain, au milieu du silence et des ténèbres de la nuit, les clairons sonnèrent sur les remparts, des fusées furent tirées dans les airs pour signaler aux survivants le port de refuge, — le docteur Brydon n’eut pas de compagnon.

« La belle défense de Djellalabad, sous le brigadier sir Robert Sale, permit au gouvernement de l’Inde de réparer ce grand désastre. Après deux mois d’un siège où les cipayes du Bengale rivalisèrent de loyauté et de courage avec les soldats de l’armée de la reine, la garnison de Djellalabad fut délivrée par les forces du général Pollock. La vengeance des Anglais, favorisée par les dissensions des Afghans, ne s’arrêta pas là, et, vers le milieu de juillet, deux corps d’armée, sous les ordres des généraux Nott et Pollock, envahissaient de nouveau l’Afghanistan. Les soldats anglais, en traversant les montagnes, retrouvèrent les muets témoignages de la catastrophe des premiers jours de l’année. À chaque pas, des squelettes décapités attestaient la férocité des vainqueurs acharnés à l’œuvre de sang. Le succès le plus complet couronna cette seconde entreprise. Les Anglais réoccupèrent en maîtres Caboul, Ghazni, et ne commencèrent leur mouvement de retraite en octobre qu’après avoir rasé les principales forteresses du pays, livré aux flammes le Bala-Hissar (citadelle et palais royal de Caboul), et obtenu la mise en liberté de soixante prisonniers, seuls survivants du massacre, et la plupart femmes ou enfants. Parmi eux, lady Sale, femme du brave défenseur de Djellalabad, et qui depuis a retracé, en des pages d’une touchante et héroïque simplicité, l’histoire des événements militaires, de la retraite et de la captivité des prisonniers anglais[2]. »

Après avoir relevé le prestige de leurs armes, les Anglais conclurent un traité de paix avec Dost-Mohammed et vécurent par la suite en bonne intelligence avec lui.

Dost-Mohammed mourut en 1863, et immédiatement des luttes sanglantes mirent aux prises les membres de sa famille. Schere-Ali, successeur désigné de son père, eut à combattre successivement ses trois frères Mohammed-Azim, Mohammed-Afzal et Mohammed-Amin, et ce ne fut qu’en 1869, après sa victoire de Ghazni, qu’il put se considérer comme maître du pays. Pendant ces guerres civiles, Schere-Ali avait été puissamment secondé par son fils Yacoub-Khan ; il voulut le récompenser en lui donnant la vice-royauté de Hérat ; mais Yacoub, très-populaire à cause de son courage et de son talent, devint peu à peu si puissant que son père en prit ombrage, et désigna, en 1873, pour lui succéder en cas de mort, Abdoullah-Djan, fils de sa femme favorite. C’était frustrer Yacoub-Khan ; un de ses oncles, chef d’une des plus importantes tribus du Khyber, protesta les armes à la main, et fit reculer les troupes que Schere-Ali avait envoyées à sa rencontre ; aussitôt l’émir feignit de pardonner, et appela son fils à Caboul où il le retint jusqu’à ces derniers temps dans une prison dorée.

Pendant ces guerres civiles, le gouvernement des Indes, tout en conservant une passivité magistrale, « masterly inactivity », n’avait cessé cependant d’accueillir avec empressement toutes les occasions qui se présentaient d’entretenir de bons rapports avec Schere-Ali, lequel n’avait reçu toutes ces avances qu’avec la plus grande froideur, refusant, chaque fois que la proposition lui en était faite, de recevoir des officiers anglais comme représentants accrédités de leur gouvernement auprès de sa personne.

En 1872, le général Goldsmid ayant été choisi pour arbitre entre l’Afghanistan et la Perse, dans la question du partage de Seistan, rendit un jugement qui ne satisfit ni l’une ni l’autre des doux puissances, et qui resta un motif de rancune sérieuse pour Schere-Ali à l’égard de l’Angleterre.

Cependant, en 1873, la prise de Khiva par les Russes et la complète soumission de ce khanat à la Russie, effrayèrent l’émir de Caboul, qui se décida à faire part de ses appréhensions au vice-roi des Indes.

Les événements qui se succédaient alors dans le Turkestan auraient dû peut-être engager l’Angleterre à sortir de sa passivité. Cependant celle-ci, « jugeant que le but de l’émir était simplement de s’assurer définitivement de la mesure dans laquelle il pouvait compter sur l’aide du gouvernement britannique si ses territoires venaient à être menacés par la Russie, crut devoir se borner à lui assurer que, à de certaines conditions, le gouvernement de l’Inde l’aiderait à repousser toute agression non provoquée. L’émir insista, mais le gouvernement anglais ne partageait pas ses appréhensions, et lord Northbrook, le vice-roi, l’informa définitivement que la discussion sur ce point pourrait être à un moment plus convenable. L’effet produit par cette déclaration, quoique faite sur le ton le plus conciliant, ne fut pas favorable ; et il la reçut avec un sentiment de rancune et de désappointement en même temps. Sa réponse à la communication de lord Northbrook était conçue en termes sarcastiques mal déguisés ; il ne fit pas de cas de la proposition du vice-roi de députer un officier anglais pour inspecter la frontière du nord de l’Afghanistan, et plus tard il refusa à sir Douglas Forsyth la permission de revenir de Kashgar dans l’Inde par Caboul. Il ne toucha pas à une somme d’argent que le gouvernement avait mise à sa disposition ; en un mot, il prit en général une attitude soudaine de réserve méfiante[3]. »

Arrêtons-nous un instant ici pour examiner quelle était à cette époque la situation respective de l’Angleterre et de la Russie dans l’Asie centrale. Dans une circulaire datée du 21 novembre 1864, le prince Gortchakoff, exposant la position faite à la Russie dans l’Asie centrale et les intérêts qui devaient y être le mobile de sa politique s’exprimait ainsi :

« La position de la Russie dans l’Asie centrale est celle de tous les états civilisés qui se trouvent en contact avec des peuplades à demi sauvages, errantes, sans organisation sociale fixe. Il arrive toujours, en pareil cas, que l’intérêt de la sécurité des frontières et celui des relations de commerce, exigent que l’état le plus civilisé exerce un certain ascendant sur des voisins que leurs mœurs nomades et turbulentes rendent fort incommodes. On a d’abord des incursions et des pillages à réprimer. Pour y mettre un terme, on est forcé de réduire à une soumission plus ou moins directe, les peuplades limitrophes. Une fois ce résultat atteint, celles-ci prennent des habitudes plus tranquilles, mais elles se trouvent à leur tour exposées aux agressions des tribus plus éloignées. L’état est obligé de les défendre contre ces déprédations et de châtier ceux qui les commettent ; de là la nécessité d’expéditions lointaines, coûteuses, périodiques. Si l’on se borne à châtier les pillards et que l’on se retire, la leçon est bientôt perdue ; la retraite, surtout dans l’esprit des peuples de l’Asie, est mise sur le compte de la faiblesse ; il faut donc poser les bases d’un système sur des conditions géographiques et politiques fixes et permanentes. Le tracé de nos frontières devait par conséquent englober les tribus nomades et s’arrêter à la limite des populations agricoles et commerçantes ; bien souvent, dans ces dernières années, on s’est plu à assigner pour mission à la Russie de civiliser les contrées qui l’avoisinent sur le continent asiatique. Les progrès de la civilisation n’ont pas d’agent plus efficace que les relations commerciales. »

À l’époque où parut cette note, la frontière russe allait déjà du Syr-Daria au lac Issyck ; mais depuis, comme avant, et en vertu toujours des raisons développées ci-dessus, le gouvernement russe a entrepris de nombreuses campagnes qui ont englobé dans ses possessions tour à tour Taschkend, Khokand, Samarkand, etc. Cette extension continuelle des frontières russes vers le sud ne pouvait manquer d’inspirer des craintes à l’Angleterre ; 1,500 kilomètres séparaient la Russie des Indes, il y a quatre-vingts ans ; aujourd’hui la distance entre les deux empires n’est plus que de 500 kilomètres à peine.

Moins d’un an après l’envoi de la circulaire du prince Gortchakoff, le 28 juin 1865, Taschkend tombait entre les mains des Russes ; ce fut en vain que le gouverneur général d’Orenbourg lança une proclamation dans laquelle il était dit que le czar n’avait aucun désir de conquêtes nouvelles, que le czar lui-même et le prince-chancelier donnaient les mêmes assurances à l’ambassadeur de Londres à Saint-Pétersbourg, toutes ces déclarations ne purent calmer les craintes si brusquement réveillées de l’Angleterre, et ce fut d’un œil de plus en plus anxieux qu’elle regarda la frontière civilisatrice s’enfoncer chaque jour davantage dans le Turkestan et enserrer Samarkand ; bientôt l’émir de Bouckhara fut obligé de se reconnaître tributaire de la Russie, dont l’empire ne fut plus séparé de celui des Indes que par la partie la plus étroite du Turkestan oriental et par l’Afghanistan.

C’est alors que le gouvernement anglais conçut le projet de faire considérer l’Afghanistan comme une sorte de zone neutre. La Russie accepta la discussion sur ce terrain, et, à ce sujet, le prince Gortchakoff écrivait le 7 mars 1869 à l’ambassadeur de Russie à Londres, le baron Brunnow : « Veuillez bien donner de nouveau au premier secrétaire d’état de S. M. britannique, l’assurance positive que l’empereur considère l’Afghanistan comme étant complétement en dehors de la sphère dans laquelle la Russie peut être appelée à exercer son influence. »

Les négociations s’engagèrent dès le mois d’avril 1869 ; lord Clarendon, au nom du gouvernement anglais, proposait de fixer à l’Amou-Daria la limite septentrionale de la zone neutre, mais le chancelier de Russie ne voulut pas admettre de telles prétentions et demanda qu’on se bornât à examiner la question de l’Afghanistan proprement dit, considéré comme zone neutre ; en même temps le prince Gortchakoff affirmait encore au cabinet de Londres qu’aucune intervention ou ingérence quelconque contraire à l’indépendance de l’Afghanistan n’entrait dans les idées de l’empereur ; il ajoutait même qu’il était loin de voir avec déplaisir la prépondérance de l’Angleterre dans cette contrée, puisqu’elle pouvait par son influence utilement agir sur les décisions de Schere-Ali et calmer ses ambitions.

Mais de nouvelles difficultés surgirent ; on ne put s’entendre sur la question de savoir quelles étaient exactement les limites des possessions de l’émir, et l’expédition des Russes à Khiva rompit définitivement les négociations.

Telle était la situation en 1876 ; à cette époque, lord Lytton fut nommé vice-roi de l’Inde anglaise, et le ministère préoccupé des nouvelles reçues du Turkestan, ainsi que des relations intimes qui s’établissaient entre le général Kauffmann et Schere-Ali, donna pour instruction au vice roi d’offrir à l’émir l’appui et la protection qu’il avait sollicités auparavant du gouvernement de l’Inde, mais en y joignant la condition que Schere-Ali ouvrirait à un ou plusieurs agents anglais l’accès de différentes localités de son territoire, à l’exception de Caboul, sans que du reste ces agents pussent contrarier en rien l’action de son gouvernement. Cette démarche n’aboutit qu’à un échec.

Une conférence réunie à Peschawar n’eut aucun résultat ; le langage et la conduite que Schere-Ali y fit tenir par son ambassadeur furent de plus en plus hautains et agressifs, et cet ambassadeur étant mort subitement, les pourparlers furent abandonnés sans chances de pouvoir jamais reprendre. Le cabinet anglais se résolut alors à attendre les événements tout en restant dans une vigilante réserve.

Cependant le général Kauffmann continuait à étendre la domination russe vers le sud du Turkestan ; sa marche était rapide, ses succès étaient brillants et de nature à frapper l’esprit des populations de l’Asie centrale, en leur montrant la puissance de la Russie.

Le bruit se répandit même bientôt que le général Kauffmann avait fait agréer un représentant de son gouvernement par Schere-Ali, et que l’émir avait reçu avec ostentation une ambassade du czar en un moment où une rupture paraissait imminente entre l’Angleterre et la Russie.

Le cabinet de Londres s’émut de cette nouvelle et ordonna alors au vice-roi de l’empire anglais des Indes d’envoyer aussitôt un ambassadeur à Caboul, avec une escorte suffisante pour le préserver contre toute tentative (août 1878).

S’il fallait en croire cependant les journaux russes, le but de la mission envoyée par leur gouvernement était simplement de nouer de nouvelles relations commerciales avec l’Afghanistan, et tout au plus de remercier Schere-Ali de la neutralité observée par lui dans la dernière guerre ; quatre interprètes et vingt-deux cosaques, voilà toute l’escorte qui avait accompagné le général Stoliétof et lui avait permis d’arriver sans encombre jusqu’à Caboul. Y avait-il donc là motif sérieux pour émouvoir l’opinion anglaise, troubler le cabinet britannique, faire sortir l’administration anglo-indienne de son sang-froid, annoncer au Parlement que l’envoi d’une mission égale en prestige et en force à la mission russe avait été résolue, et décider du même coup de faire accompagner la mission anglaise par une véritable petite armée ?

Sans vouloir insister sur les idées développées à ce sujet par la presse russe et sur tous les récits faits dans l’intérêt de chacune des causes, je citerai cependant un article d’un journal de Saint-Pétersbourg, le Rousski-Mir (Monde russe), publié dans la première quinzaine d’octobre 1878, sous la forme d’une correspondance particulière de Taschkend, et qui contient des informations fort intéressantes et d’un caractère évidemment officieux sur l’histoire et les résultats de la mission russe :

« Le 16 septembre (du style russe), vers midi, une mission afghane est arrivée dans notre ville. Pour faire comprendre à quel enchaînement de circonstances nous devons cette surprise, il faut un peu remonter en arrière et commencer par dire que dès le 14 juillet (2 juillet à la russe) le général-major Stoliétof, avec le colonel Rozgonof, quatre interprètes et vingt-deux cosaques, était parti de Samarkand pour Caboul.

« D’après des renseignements puisés à bonne source, je puis vous communiquer que notre mission avait pour objet de nouer des relations commerciales directes tant avec l’Afghanistan qu’avec l’Inde, et en outre d’exprimer à l’émir Schere-Ali notre gratitude pour la manière dont il avait agi envers la Russie pendant la guerre russo-turque. Le 18 juillet (6 du vieux style) notre mission atteignit la ville de Mazari-Chériff, dont le gouverneur avait reçu de l’émir ordre d’accompagner nos envoyés jusqu’à Caboul ; mais comme ce gouverneur était justement tombé malade, on crut devoir attendre son rétablissement. La guérison espérée ne vint pas, et sept jours après l’arrivée du général Stoliétof, le gouverneur mourut. Notre mission poursuivit alors son chemin, accompagnée seulement par des guides.

« Le 11 août (29 juillet) elle était arrivée à Caboul, où l’émir donnait l’ordre de la loger dans une aile de son palais. Le lendemain, l’émir, entouré de tous ses ministres et des autres personnages de sa cour, la reçut solennellement. Il fut très-aimable et prescrivit à ses ministres de montrer aux Russes tout ce qu’il y a de remarquable à Caboul. Il offrit à la mission plusieurs dîners de gala et le spectacle d’une grande revue. Il y a en tout 40,000 hommes de troupes à Caboul même, m’a-t-on dit ; les régiments portent, pour la plupart, des uniformes à l’anglaise. Quant à l’armement, il n’est pas si médiocre qu’on le dit dans les journaux anglais, au contraire : toute l’infanterie est armée de fusils anglais à tir rapide et l’artillerie compte un grand nombre de pièces se chargeant par la culasse.

« Schere-Ali, pour montrer à quel haut prix il estime l’amitié de la Russie, demanda au général-major Stoliétof s’il ne lui serait pas possible d’emmener avec lui à Taschkend des envoyés afghans qui remercieraient le commandant en chef des troupes de la circonscription militaire du Turkestan, le général Kauffmann, du grand honneur fait à l’émir. Voilà comment il se fait qu’une mission afghane vient d’arriver heureusement à Taschkend, comme je vous l’écrivais plus haut. Le principal envoyé est le ministre de l’intérieur, Mounchi-Mohammed-Hassan-Khan. Il paraît avoir environ quarante ans ; il est de petite taille, très-brun de visage, avec une épaisse barbe noire ; il porte un caftan (bechmet) d’étoffe légère. Son regard est très ferme. La mission comprend, en outre, l’aide de camp personnel de Schere-Ali, ayant le grade de colonel, deux officiers d’état-major et un trésorier.

« Le 17 septembre (5 du style russe), à deux heures de l’après-midi, le général Kauffmann a reçu la mission dans sa maison de campagne, en présence des fonctionnaires de la circonscription du Turkestan. L’envoyé prit vivement la parole en langue persane, en s’exprimant si vite que le général Stoliétof eut grand’peine à traduire tout ce qu’il disait. On a commandé, pour faire honneur à la mission afghane, une représentation de gala au théâtre de Taschkend ; il y aura aussi une grande revue. La mission passe ses soirées dans le parc du général Kauffmann et y écoute la musique avec plaisir. On dit qu’elle doit se rendre à Saint-Pétersbourg, mais je ne voudrais pas garantir l’authenticité de cette nouvelle ; tout ce que je puis dire, c’est que le général Stoliétof a quitté Taschkend le 22 (10) septembre pour aller à Livadia.

« J’ai vu les présents destinés à la mission afghane. C’est d’abord une coupe en argent, à couvercle, pour Mounchi-Mohammed-Hassan-Khan ; une aiguière en argent pour l’aide de camp ; un verre et un bocal en argent pour les deux officiers d’état-major. Comme tous les membres de la mission fument la cigarette, le général Kauffmann a offert à chacun d’eux un étui à cigarettes en argent. De plus il a fait acheter du drap de très-belle qualité, et il en fait donner au ministre pour quatre caftans, à l’aide de camp pour trois, aux officiers pour deux. On ne sait pas encore quel présent est réservé à l’émir lui-même[4]. »

Mais revenons à ce qui concerne la mission anglaise. Elle fut confiée à sir Neville Chamberlain, que ses brillants services rendus dans l’armée et dans la diplomatie, ainsi que ses anciennes relations personnelles avec Schere-Ali, désignaient tout naturellement pour ce choix. Sir Neville Chamberlain se rendit immédiatement à Peschawar, où se réunissait en même temps son escorte, composée d’environ 1,000 cavaliers, quelques troupes d’infanterie, une légion de serviteurs et tout un convoi de bagages. Aussitôt installé à Peschawar, l’ambassadeur fit annoncer à l’émir l’objet de son voyage par l’intermédiaire de Nawab-Gholam-Hussein-Khan, indigène au service de l’Angleterre qui, pendant plusieurs années, avait résidé à Caboul comme représentant du gouvernement anglais.

Voici quelques détails biographiques sur le chef de la mission anglaise et sur son messager.

Sir Neville Chamberlain est le second fils de sir Henry Chamberlain, depuis de longues années chargé d’affaires au Brésil. Il est né en 1820, et entra au service de la compagnie des Indes à l’âge de 16 ans. Il prit une part brillante à la campagne de l’Afghanistan, sous les ordres de sir John Keane, et y reçut de nombreuses blessures ; plus tard, il combattit les Sicks et se distingua dans la lutte contre l’insurrection des cipayes. En 1859, le gouvernement lui confia le commandement des forces militaires du Pendjab ; en 1863, il se signala dans l’expédition d’Umballa et y fut sérieusement blessé. Il était autrefois très-affectionné et estimé par Schere-Ali, qui recherchait fort sa société pendant le séjour qu’il fit dans l’Inde anglaise.

Nawab-Gholam-Hussein-Khan est fils de Achik-Mohammed-Khan, chef d’un district du Pendjab, voisin de Dera-Ismaïl-Khan. Il se rendit à Lahore après la mort de son père, et aida les Anglais à combattre une première rébellion des peuplades frontières. Un de ses faits d’armes les plus remarquables fut alors la prise du fort de Laki. Pendant l’insurrection de 1856, il organisa et dirigea un corps de cavalerie de 2,000 hommes, qui rendit les plus grands services et dont fut formé ensuite le régiment Cureton. Ce corps fut engagé brillamment dans seize combats, sous les ordres de Gholam-Hussein ; ce brillant soldat reçut pour prix de ses services le titre de Khan-Kabadur, la croix de l’ordre du Mérite et une pension annuelle de 72 livres (1,800 francs). Après l’insurrection, Gholam-Hussein fut envoyé à Caboul comme résident, et son attitude dans ce poste difficile a été on ne peut plus correcte ; Schere-Ali aussi bien que le gouvernement des Indes lui en exprimèrent plus d’une fois leur satisfaction. A son retour de Caboul, il fut élevé au rang de nawab, et, en 1868, il reçut l’Étoile de l’Inde. Dans la même année, il fut nommé au commandement de l’armée de Bhawulpur ; mais, sur sa demande, il ne conserva pas ce poste ; on lui confia le commandement de la cavalerie indigène de Moultan, et il servit sous les ordres de lord Napier, à Magdala, comme aide de camp. Pendant la visite du prince de Galles, il fut attaché à l’état-major de S. A. R. On lui donna ensuite un domaine dans le district de Bannu. Les relations personnelles que Gholam-Hussein avait entretenues avec Schere-Ali pendant son séjour à Caboul, le tact qu’il avait montré dans maintes circonstances critiques, le désignaient au choix de sir Neville Chamberlain pour remplir la mission délicate dont il fut chargé.

Gholam-Hussein partit de Peschawar le 29 août 1878, porteur de deux lettres du vice-roi pour l’émir : l’une annonçait l’arrivée prochaine de la mission, l’autre était une lettre de condoléance à propos de la mort d’Abdullah-Jan, survenue tout récemment. Ces lettres restèrent sans réponse, et, le 20 septembre, le général Chamberlain pensant, avec juste raison, que sa dignité d’ambassadeur ne lui permettait pas d’attendre davantage, se décida à marcher en avant. Le 21 septembre, au matin, son avant-garde, sous la conduite du major Cavagnari, se dirigea sur la passe du Khyber et arriva sans encombre en vue du fort Ali-Medsjid ; mais là, le commandant de la place, Faïz-Mohammed, fit connaître au chef du détachement anglais qu’il ne pouvait aller plus loin, et que ses ordres étaient si formels qu’il n’hésiterait pas un seul instant à employer la force, si cela était nécessaire, pour empêcher la mission britannique de passer outre. Devant une telle attitude, il n’y avait plus à concevoir d’illusions sur les résultats que pourrait obtenir Gholam-Hussein à Caboul ; cependant, le gouvernement de la reine ordonna à lord Lytton de temporiser encore, et d’envoyer à l’émir un ultimatum dans lequel on réclamerait de lui, en termes modérés, des excuses convenables et catégoriques, ainsi que l’acceptation d’une mission diplomatique permanente et la promesse de respecter ou indemniser les tribus alliées des Anglais. La réponse de l’émir à cet ultimatum n’étant pas parvenue au gouvernement des Indes dans les délais voulus, la guerre fut déclarée à l’Afghanistan, et les colonnes anglaises franchirent la frontière sur trois pointes à la fois, le 21 novembre 1878.

  1. Vivien de Saint-Martin.
  2. M. de Valbezen, Les Anglais et l’Inde.
  3. Extrait d’un rapport adressé au vice-roi des Indes par lord Cranbrook, secrétaire d’état pour l’Inde, le 18 novembre 1878.
  4. Traduction donnée par le journal le Temps.