Scène VI


(Un vallon pierreux, d’où l’on voit au loin le palais magique. Le soir tombe. Un orage s’amasse dans le ciel de cuivre. Éros, dans une attitude d’accablement, est assis sur un bloc de marbre.)

Éros

Le soir tombe, ô Psyché ! L’ombre des monts s’allonge.
Ton pauvre cœur, en proie au doute qui le ronge,
Compte en battant les pas du passant attardé…
Et moi dans ce ravin solitaire je songe…
Ai-je vraiment senti le plaisir demandé ?
Ou bien l’ai-je donné sans le prendre moi-même ?
Et si j’ai su tromper une vierge qui m’aime,
Ô détresse divine ! Ai-je vraiment aimé ?
Ou n’ai-je déserté l’Olympe blasphémé
Que pour faire tomber dans un piège invisible
Par la ruse et la fourbe un pauvre être bien né
Et qui, si j’étais homme et non maître impassible,
Se serait simplement, de soi-même, donné ?

(La silhouette d’un berger apparaît dans le vallon.)

Ah ! si j’avais été, fils de la brune terre,
Ce berger qui s’en vient par le val solitaire
Et d’un pas insolent semble sur moi marcher !…

(se redressant)

Pâtre fou ! qu’as-tu fait de tes chèvres ?

Mercure

Pâtre fou ! qu’as-tu fait de tes chèvres ? Archer
Sans tête ! qu’as-tu fait de tes flèches ?

(Éros se jette sur lui, le bras levé.)

Sans tête ! qu’as-tu fait de tes flèches ? Arrête !
Ni les loups ni les Dieux ne se mangent entre eux !

(Le manteau de Mercure s’entr’ouvre.)

Éros

C’est toi ? Que viens-tu faire en ces lieux ?

Mercure

C’est toi ? Que viens-tu faire en ces lieux ? Folle tête !
N’ai-je donc pas le droit, ô jeune ténébreux !
De venir écouter le drame que tu joues ?
Est-ce qu’on t’a hué ? Des plis creusent tes joues…
T’es-tu brûlé sans le savoir à ton flambeau ?

Éros

Va-t-en ! Vieux baladin de l’Olympe !

Mercure

Va-t-en ! Vieux baladin de l’Olympe ! Tout beau !
Au lieu de t’emporter comme un guerrier d’Homère,
Dis-nous plutôt, enfant si digne de ta mère,
Comment tourne le jeu qui t’avait attiré.
Te prend-on pour un homme ? Es-tu transfiguré ?…
À te voir assis là sous tes ailes ternies,
Sinistre comme Oreste en proie aux Érinnyes,
Et prêt à chercher noise au pâtre passager,
Oui, tu m’as l’air en train de devenir un homme !
Et lorsque par hasard un chevrier te nomme,
Tu roules des yeux blancs et tu veux l’égorger !
Ah ! Fi ! Ces gestes-là sont d’un homme, d’un homme !
Te voilà blasphémant les Dieux comme un goujat ;
Tu ne sais plus comment ils sont faits, et déjà,
Si je me travestis selon ma fantaisie,
Tu ne reconnais pas l’odeur de l’ambroisie !

Éros

Va-t-en ! Serpent ailé !

Mercure

Va-t-en ! Serpent ailé ! Cher maître ! J’obéis !
Adieu ! Conte fleurette aux filles du pays !
C’est l’heure ! Doux roman ! Chaste idylle !… ô délice !
C’est l’heure ! Comme auprès de Pénélope, Ulysse,
Comme un avare auprès de son trésor caché,
Retourne en soupirant auprès de ta Psyché !

Éros

Assez !

Mercure

Assez ! Hé ! Hé ! Hé ! Hé !

Éros

Assez ! Hé ! Hé ! Hé ! Hé ! Va-t-en !

Mercure

(frappant le sol du talon et s’envolant)

Assez ! Hé ! Hé ! Hé ! Hé ! Va-t-en ! Hé ! Hé ! Hé ! Hé !

Éros

Adieu ! Ruse vivante ! Adieu ! Mauvais génie !
Tu me glaces ! L’amour déteste l’ironie.

Il vit de confiance aveugle et d’abandon.
La gravité sereine et joyeuse est le don
Que Vénus fait à ceux qu’elle aime…
(un roulement de tonnerre)
Que Vénus fait à ceux qu’elle aimeMais c’est l’heure !
Regagnons sans penser notre ombreuse demeure
Où peut-être m’attend le bonheur tant cherché
Et que l’illusion suprême la remplisse !
(Amèrement.)
C’est l’heure ! Doux roman ! Chaste idylle ! ô délice !
C’est l’heure ! Comme auprès de Pénélope, Ulysse,
Comme l’avare auprès de son trésor caché,
Retourne sans penser auprès de ta Psyché,
Et que la volonté du Destin s’accomplisse !

(Il disparaît.)