Éros et Psyché/Partie 2/Chapitre III

Éditions de l’Épi (p. 117-130).
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CHAPITRE III

Acte clos


Que ne doit-on pas craindre de ses vices, si les bonnes qualités sont si dangereuses ?…
Jacques-Benigne Bossuet, Oraison funèbre d’Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans.


— Il est onze heures dix, ma cousine !

Jean, debout, l’air grave, appelait Lucienne roulée en boule sur un canapé. Elle semblait ne pas entendre, reprise sans doute par quelque intime et complexe désir, par le besoin d’agacer son cousin, ou même par la contradiction secrète des âmes féminines, chargées de résoudre des problèmes moraux trop compliqués.

Elle eût sans doute voulu encore retarder de quelques exquises minutes le moment de quitter cette heureuse demeure, dont elle ne repasserait peut-être jamais le seuil.

Jean admirait confusément la jeune fille. La tête inclinée sur l’épaule gauche, faisait ressortir en elle la cambrure d’un torse flexible. Cette attitude disait la volupté, la faiblesse vaincue et acceptante.

Jean répéta.

— Lucienne, apprêtez-vous.

Elle le regarda de ses yeux mouillés et imploreurs. La bouche entr’ouverte montrait les muqueuses écarlates.

— Jean, je ne voudrais plus jamais vous quitter.

— Ne dites pas cela, Lucienne. La vie vous réserve de plus fines joies.

Elle rétorqua brutalement :

— Ce que je m’en fous !…

— Oh ! Lucienne, bien sûr, vous ne savez pas quand elles viendront ni ce qu’elles seront, mais, quand sonnera leur heure, vous serez plus satisfaite que je n’ai su vous rendre, durant ce jour unique où le plaisir de vous tenir compagnie me fut donné.

Elle le dévisagea longuement, avec une face muette et sombre.

Que pensait-elle ?

Il se demanda : « Comment agir sur cette âme sans la rudoyer ? Depuis hier je ne puis faire acte qui soit celui qu’il eût fallu. Maintenant, au moment de nous séparer, je voudrais lui laisser un doux souvenir. »

— Lucienne ?

— Oui ! Je sais, nous nous en allons. Ah zut ! Rien ne dure, que la peine.

Il s’assit, découragé.

Au même moment, comme si ce geste avait été un signal, elle se leva. Éberlué, il l’entendit dire doucement :

— Oui ! n’est-ce pas, pour vous asseoir, Jean, vous avez choisi la chaise la plus éloignée de l’endroit où je suis…

— Mais non, Lucienne, je…

— Taisez-vous donc. Je vous dégoûte, je crois. Au moment de nous quitter, c’est à six mètres que vous vous posez… ah !…

Il s’approcha vivement.

— Lucienne, je ne veux jamais, je n’ai pas voulu, et je ne voudrais pour rien au monde vous déplaire.

Elle recula d’un pas.

— Allons-nous en !…

Puis, d’un brusque mouvement, elle posa sa jambe sur le dossier du canapé.

— Attendez une minute. J’ai une jarretelle défaite.

Avec impudence et lenteur, elle se mit à rattacher quelque chose. On voyait dans sa posture l’étirement des cuisses jusqu’à leur réunion.

Jean eût voulu se retourner pour laisser à sa cousine l’aisance donnée par l’absence de témoins dans un acte aussi familier. Mais il n’osa. Un sourd pressentiment le convainquait qu’il l’eût biessée. Lucienne faisait cela volontairement devant lui, avec le très vraisemblable désir qu’il la vît…

La vague intention de complaire à la jeune fille, lui fit dire toutefois, quoiqu’il lui en coûtât :

— Vous êtes bien faite ma cousine.

Elle se remit debout.

— Qu’en savez-vous ?

Il se découvrit prodigieusement ridicule et ne sut que répondre.

— Mais dites-moi donc ce que vous en savez ?

La question était coléreuse. Jean finit par faire un geste vague d’excuse, et articula :

— Je vous demande pardon, pendant que vous mettiez votre jarretelle, je vous voyais…

— Vous avez vu quoi ?

Un mot lui vint qu’il regretta de n’oser dire.

— J’ai vu que vous aviez un beau corps.

Elle ricana, et, avec la férocité injuste des femmes, affirma :

— Ah oui ! Jean, depuis hier soir je le vois bien, vous faites tout votre possible pour entrevoir mes dessous. Comme tous les lycéens, vous êtes ardent à renifler une femme. C’en est même lassant. Quand j’étais dans mon lit (elle disait « mon »), vous êtes venu avec des airs séducteurs, et ce matin, après déjeuner encore.

Il fit un geste de dénégation, mais elle reprit :

— Ah, je l’ai bien vu. Vous n’avez pensé qu’à ça depuis hier soir que je suis ici. Me voir lever mes jupes. Bien sûr ! Vous un Dué de luxe, un Dué riche, un Dué qui aura une voiture auto en sortant du lycée et moi je suis une Dué gueuse, qui n’a à elle que son corps. Alors ç’aurait été un vrai succès pour le Dué riche que de coucher avec la Dué pauvre. N’est-ce pas, avouez-le donc ?

Il eut pitié de cette colère enfantine. Fallait-il qu’on l’eût fait souffrir chez elle pour que cette enfant pût exhaler une rage aussi mûrie.

— Lucienne, ne croyez pas cela…

— Mais je l’ai vu, mon cher !…

— Lucienne, vous êtes assez jolie pour attirer les passions, même d’un cousin.

Il croyait la désarmer par ce compliment, mais la jeune fille se relança :

— Ah, oui ! J’attire les passions. Vous. feriez mieux de dire que j’ai dix amants…

— Voyons, Lucienne !

— Je le sais. Depuis hier vous êtes à fureter pour voir ma peau, vous êtes à me palper…

Il se souvint qu’elle lui reprochait aussi de s’asseoir trop loin d’elle, et sourit.

— Ayez l’air de me mépriser, mon cousin. N’empêche que vous ne m’avez pas eue. Hein ! La Dué pauvre ne s’est pas laissé prendre par le Dué riche.

Il la regardait avec une tendresse involontaire et confuse. Elle reprit, toujours violente :

— Tenez, Jean, je vous ai vu toujours attentif à regarder ce qui se passe sous ma jupe. Vous en étiez vert de désir honteux. J’ai vu ! j’ai vu ! Quand je rattachais ma jarretelle, vous étiez là, prêt à me dire :

« — Lève plus haut…

« Hé bien, je ne veux pas que vous gardiez un souvenir mauvais de votre cousine. Je veux qu’elle vous paye vos aimables services. Je veux vous donner la satisfaction après laquelle vous courez depuis vingt-quatre heures. Vous l’avez bien méritée… »

Elle eut un rire méprisant.

— … Une Dué pauvre doit comprendre qu’il n’y a pas de pudeur pour elle en présence d’un Dué riche. Je n’en aurai pas. Vous serez content…

D’un geste prompt elle releva sa jupe. Dessous elle était presque nue. Ses mains nerveuses haussaient l’étoffe jusqu’aux aisselles.

— Regardez, Jean, vous saurez comment…

Elle prit un temps et susurra méchamment :

— Comment c’est fait, une femme…

Il ne disait rien et elle ajouta :

— Dommage que nous soyons pressés — c’est vous qui l’avez dit — car j’aurais quitté tout pour vous permettre de mieux me connaître. Oui, ma chemise et ma ceinture gênent. Je vais les enlever si vous y tenez ?

— Lucienne, dit calmement Jean Dué, baissez votre jupe et munissez-vous du colis de victuailles. Je vous le reprendrai dehors. Tout y est-il ? Une fois sortis, ce ne sera pas le moment de s’apercevoir qu’on a oublié quelque chose. C’est bien vu ?

Elle avait laissé retomber sa jupe. Lui feignait de ne regarder que le lourd paquet d’aliments.

— Et boire ? dit-elle, très naturellement, comme si la conversation continuait.

— Il y a du vin et des liqueurs là-bas. Même des confitures et autres menues choses. Allons-nous-en enfin !

Comme ils se dirigeaient vers la porte, après avoir éteint, Jean alluma une petite lampe électrique. Il vit alors les yeux de Lucienne pleins de larmes. Un pli d’infinie tristesse détendait les commissures de la belle bouche dont il avait reçu un si doux contact.

Il se dit :

« Elle souffre. Je lui pardonne et je l’aime. »

— Lucienne, embrasse-moi.

Elle l’embrassa froidement, et il comprit que les êtres trop passionnés ne sauront jamais rendre la justice.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La rue sombre les accueillit. C’était une venelle donnant au dos du vaste immeuble des Dué. Ils avaient évité la grande porte, près de laquelle on gardait toutes chances de trouver des gens jusqu’à minuit.

Jean ferma, reprit le fardeau et fit signe à sa cousine. L’un suivant l’autre ils se faufilèrent dans un passage, puis, de là, dans une autre ruelle, qui sentait puissamment l’écurie. La nuit était presque totale. Ils firent ainsi deux cents mètres. Alors ils s’arrêtèrent.

Jean chuchota :

— Maintenant nous sommes assez loin de chez moi pour ne plus être reconnus, sauf sous un bec de gaz, et nous allons les éviter. Prenons donc par ici. Dans un quart d’heure nous serons hors de la ville.

Lucienne le suivit sans dire un mot.

Ils passèrent dans un écheveau compliqué de voies tortes. De temps à autre une lumière luisait au loin, mais Jean, qui connaissait très bien les secrets de ce dédale, allait alors d’un pas prompt. Il expliqua, en passant au long d’une porte lourde et cintrée :

— Une porte secrète du lycée.

Ils avançaient, attentifs et tendus comme des conspirateurs poursuivis. Enfin, après avoir croisé deux personnages qui eurent l’air aussi désireux qu’eux-mêmes de ne point être reconnus, ils furent aux limites de la ville.

— Suivons ce chemin creux, dit Jean, nous ne serons pas vus par les gabelous de l’octroi.

Lucienne se mit à rire.

— Je sais, je sais.

Ils passèrent sous l’arche sinistre et obscure d’un pont de chemin de fer, puis cinq minutes plus tard, franchirent un passage à niveau.

— Maintenant nous pouvons parler à l’aise, nous sommes sur la route. Dans trois minutes nous allons prendre le petit chemin où pas un chat ne passe jamais, je crois, car il est absolument gazonné.

Lucienne était très heureuse cette fois. Le poids de la fortune des Dué ne pesait plus sur sa tête comme dans la maison de son cousin. Elle était au grand air et son sentiment se nuançait de mépris gouailleur, mais cordial envers ce Jean qui se conduisait comme une pimbêche dévote.

Mais elle déguisait sa pensée parce que redevenue calculatrice et maîtresse de soi…

Jean lui dit :

— Approchez-vous, Lucienne, que nous marchions côte à côte.

Elle vint.

— Plus près,

Elle rit.

— Je ne veux pas vous donner de tentations.

— Et quand même ? dit galamment Jean.

— Oh moi, ça ne me fait rien, mais vous…

— Quoi, moi ?

— Comme vous êtes plutôt emprunté dans ces cas-là…

— Je suis donc si emprunté que ça, Lucienne ?

— Vous devez bien le savoir…

Chose curieuse, il se fût froissé, chez lui, de cette réflexion, mais ici, cela le faisait seulement rire.

— Hé bien, Lucienne, quand on se trouve avec quelqu’un d’embarrassé, savez-vous ce qu’on fait ?

Elle éclata de rire.

— On se moque de lui.

— Non, Lucienne, ce ne serait pas charitable ni aimable. Tout s’apprend…

— Alors, vous voudriez que je vous donne une leçon de…

— Puisque tu sais mieux que moi…

— Qui vous l’a dit ?

— Toi-même !

— Oh non ! Je n’ai pas dit cela. J’ai seulement pensé que les jeunes filles sont plus instruites sur l’art de séduire que les garçons de leur âge.

— Eh bien, séduire, c’est ça…

— Pas du tout, Jean, pas du tout. Séduire c’est une chose et le reste c’en est une autre.

— Le reste ?

— Vous savez bien ce que je veux dire…

— Alors, tu es aussi ignorante que moi ?

Elle ne répondit point mais pouffa doucement. Encouragé par cette bonne humeur, il reprit :

— Oui, tu aurais dû me donner une « répétition », comme on dit au lycée.

— Vous n’êtes pas assez grand, repartit-elle. Quand vous serez majeur.

Ce fut à son tour de rire.

— C’est égal, Lucienne, je t’aime bien.

— Moi aussi.

— Vrai ?

— Ah bien, si tu en doutes…

Ainsi s’en allaient-ils en devisant. La nuit s’était éclaircie d’une lune fraîchement levée, énorme et cotonneuse, au nord-est.

De temps à autre, des chiens aboyaient dans la campagne. On entrevoyait encore des lumières minuscules au lointain. En se retournant, tous deux pouvaient admirer le ciel un peu roux sur la ville et les lignées de réverbères.

— C’est loin encore, Jean ?

— Une bonne demi-heure de marche. On n’avance pas très vite sur ce sentier.

— Dis donc, il n’y a jamais de rôdeurs par ici.

— Qui pourraient-ils espérer surprendre ?

— Ils pourraient tout bonnement chercher à se reposer dans un lieu où nul ne viendra les déranger.

— La ville est féroce pour les mendiants, les romanichels et tous les crève-la-faim.

— Ce sont des malheureux. On devrait avoir pitié.

Il se tut. Là-dessus ses idées se trouvaient faites une fois pour toutes, L’homme n’a d’honneur qu’à proportion du travail qu’il fournit. Les errants étaient pour lui une engeance méprisable.

— Tout de même, si on venait me surprendre et m’assassiner, Jean, quand je serai dans ta bicoque ?

— La maison est solide. Les portes sont de chêne et tout a été fait comme pour soutenir un siège. Et puis il y a des armes. Sais-tu manier le browning ?

— Non, pas du tout !

— Je te montrerai. Tu pourras tuer les gens.

— Je vais avoir peur.

— Quand on dit « Je vais avoir peur » la peur est partie.

— Tant mieux.

— Ça se rapproche ?

— Patiente, Lucienne. Tu es lasse ?

— Oui, ça commence. C’est curieux, Jean, ce que j’éprouve. Chez toi je me sens supérieure à toi. Tu as tellement l’air d’un élève, tu es si hésitant. On pense que tu n’es pas un homme, que tu restes un enfant…

« Mais ici je me connais sous ta protection. Tu parais robuste, puissant et décidé. Avec personne je n’aurais cette sensation de sécurité.  »

Rien ne pouvait mieux flatter Jean Dué que ces paroles. Il dit :

— Lucienne, l’existence d’étudiant comporte des sacrifices, tu dois le comprendre. Je ne connais pas la vie et presque pas les femmes !

— Mais tes joueuses de tennis, tes cousines Dué riches, tu leur parles bien, je pense ?

— Oui, Lucienne, mais je les traite comme mes camarades de classe. Je ne sais pas alors que ce sont des femmes. Je me suis baigné en mer avec elles sans penser à leur corps, nu, pour ainsi dire, lorsque le costume de bain était mouillé. J’ai vu des déshabillés, j’ai vu bien des intimités sans penser que ce fût féminin… mais toi…

— Eh bien ?…

— Voilà ta maison, Lucienne. Il a fallu que tu m’apparaisses pour que je sache être à côté d’une femme, et désire voir… jusqu’au centre de son corps.

Lucienne, comme ses propres paroles avaient ému Jean, fut saisie par ces phrases sincères.