Éros et Psyché/Partie 2/Chapitre II

Éditions de l’Épi (p. 101-115).


CHAPITRE II

Ironies


Il est beaucoup plus contre la pudeur de se mettre au lit avec un homme qu’on n’a vu que deux fois, après trois mots latins dits à l’église, que de céder malgré soi à un homme qu’on adore…
Stendhal, De l’Amour (De la première vue).


Quatre heures sonnèrent au cartel de la salle à manger.

Lucienne Dué se servait avec délicatesse d’une liqueur verte, prise parmi quatre bouteilles garnissant la table, encombrée d’assiettes à gâteaux, de verres mi-pleins et des reliefs du repas. À son côté, Jean Dué semblait rêver.

Ainsi les minutes charmantes se trouvaient advenues. Jean, ayant dormi deux heures encore dans son lit, au matin, s’était levé pour commander à Angèle un repas abondant. Hâtive et désireuse de sortir, la servante s’empressait à satisfaire son jeune maître, puis s’en allait aussitôt retrouver quelque amoureux. Jean courait alors chercher Lucienne et tous deux s’attablaient…

Ils avaient beaucoup à se dire mais ne savaient comment le formuler avec des mots. La jeune fille connaissait d’instinct l’art puissant, politique et féminin, qui consiste à adhérer aux opinions d’autrui tout en réservant ses actions propres. Elle aurait toutefois voulu dévier l’entretien dans un sens qui pût la servir. Mais les réflexions du jeune lycéen ne s’engrenaient jamais avec les données de son expérience. Aussi tous deux pressentaient-il un subtil malentendu. Il s’aggravait encore du besoin qu’avait sans cesse Jean de raisonner sur ce qu’il ne connaissait point.

Elle devinait bien que son cousin eût une trop parfaite ignorance de la vie à Paris — où elle désirait se rendre — pour pouvoir forger en imagination un enchaînement logique de faits probables. Il le comprenait d’ailleurs et en restait humilié secrètement. Ainsi les deux adolescents voyaient diverger leurs deux soucis et se guettaient sans cesse par peur de maladresses différentes et redoutées.

Mais le déjeuner s’effectua selon un rite trop inattendu pour ne pas créer une cordialité nouvelle. Jean, prétextant sa connaissance de la maison, voulait servir, et il s’en acquitta fort mal. Son étonnement fut réel lorsqu’il vit sa cousine, expertement, le remplacer, sans à-coups, dans une demeure qu’elle ignorait. Elle découvrit un tire-bouchon, qu’il ne savait où prendre, et fut en quelques minutes si familière avec les aîtres que ç’en parut merveilleux. Un homme mûr eût vu là des prédispositions ancillaires spontanées, mais Jean ne voulait point supposer que sa cousine eût une âme de servante, et il préféra s’extasier sur son esprit comme devant une révélation.

Le temps coula. Bientôt on en fut au dessert. Jean étala des liqueurs auxquelles Lucienne voulut largement goûter. Au début il éprouva quelque gêne, lui le lycéen sobre, en voyant sa cousine boire coup sur coup les verres d’alcool. Mais il y découvrit enfin de l’agrément parce qu’elle devenait ainsi plus familière et mieux oubliait sa prudence.

Pour être au diapason, il but lui aussi.

Lucienne disait :

— Jean, tu m’as tutoyée une fois cette nuit. J’exige que tu me tutoyes désormais.

Elle riait, nerveuse et féline, l’œil en coin.

— Oui, Lucienne. Je vais te dire « tu ».

— Parle alors, que j’entende ton « tu »,

— Tu es jolie.

Elle devint sérieuse, avec duplicité.

— Il ne faut pas dire ça.

— Hé, pourquoi donc ?

— C’est défendu.

— Par qui ?

— Par tout le monde,

Il éclatait de rire sans voir le piège ouvert.

— Tout le monde, mais personne ne sait que tu sois là.

— Bien entendu ! Mais c’est défendu en général à toutes les filles d’écouter les garçons qui leur disent qu’elles sont jolies.

— Est-ce défendu aussi aux garçons de le dire aux filles ?

Lucienne levait le doigt en l’air :

— Évidemment !

— Mais tu dois savoir la raison, cousine. Moi je n’ai jamais entendu dire ça.

— Ah ! voilà. Il faut tout te révéler. Et qui me donnera le prix de la leçon que je vais t’enseigner ?

— Moi !

— Mais, malheureux, tu ne sais pas ce qu’elle vaut. Si tu le savais tu n’en aurais pas besoin.

— Lucienne, tu fais du mystère dans une chose bien nue.

Elle éclata d’un rire roucoulant et long. Il la regardait s’esclaffer, avec une peur confuse d’être ridicule à ses yeux.

Enfin elle reprit :

— Ah ! tu as dit que c’était une chose bien nue ?

— Oui, pour exprimer que c’est une chose naturelle.

Elle rit à nouveau, déguisant un léger mépris et un attrait étrange pour ce jeune homme robuste et naïf.

— Je vais te dire tout. Voilà : il ne faut pas dire à une fille qu’elle est jolie parce qu’elle le croira…

Jean leva les sourcils en l’air, ouvrant des yeux ronds qui firent encore rire sa cousine.

— Si la fille le croit, cela prouve qu’elle est intelligente, dit-il enfin.

— Ah oui ! fit-elle avec un air finaud.

— Qu’as-tu l’air de faire entendre, Lucienne ?

— Tu le sais bien…

— Pas du tout. Je te dis que tu es jolie, tu le crois, rien de mieux.

« Si je savais que tu en puisses douter, je ne te le dirais pas. »

— Voyons, Jean tu ne veux pas comprendre. Si je te dis la vérité, tu m’auras fait marcher…

— Fait marcher ? Mais non !

— Enfin, tu dis à une fille, pas moi, qu’elle est jolie. Elle le croit. Donc elle t’en est reconnaissante, et elle peut avoir envie de te prouver cette reconnaissance. Elle…

Lucienne se tut et, mensongèrement, fit l’étonnée :

— On n’a pas frappé ?

— Mais non, et quand même, cela n’a pas d’importance. Je n’ouvre pas.

— J’ai cru…

Elle se tut, lisant le trouble que ses paroles versaient dans l’âme de Jean Dué.

— Tu ne m’as pas dit, Lucienne, comment une fille heureuse qu’un garçon la complimente peut désirer lui prouver son contentement.

— Hé bien, Jean, elle peut désirer l’embrasser.

— Alors, exécute-toi !

— Ah, mais non. Je te l’ai dit, je suis hors du jeu.

— Pas du tout. C’est toi le jeu lui-même.

Elle se leva et vint embrasser Jean sur le front, sagement.

Elle revint à sa chaise ensuite. Le jeune homme dit :

— Tu crois que la morale est en danger parce qu’une fille a embrassé un garçon comme ça ?

Elle chuchota :

— Des fois…

Lui voyait toutefois nettement la suite du raisonnement de Lucienne. Mieux, il en devinait le bien-fondé. C’est à force de beaux éloges que les Don Juan subjuguent les femmes. Au fond, l’art de la séduction doit être de complimenter au delà de la vérité et de la sincérité. Cela, pensait-il doit être extrêmement difficile,

L’alcool faisait rougir les joues de Lucienne Dué. Elle gagnait en grâce dans cette pièce grise où la lumière était morne, par la couleur sanguine qui délimitait les méplats de son fin visage.

Jean, à son tour, énervé par les liqueurs, conçut de pousser plus loin et si possible dans le réel ce capricieux dialogue d’analyse psychologique.

Il but un verre de kummel.

— Lucienne…

Il feignait l’humilité, cherchant la volonté sur les traits mobiles et délicats qui lui faisaient face.

— … Lucienne, je te l’ai dit, je suis peu renseigné sur les roueries féminines, et je voudrais que tu pusses m’instruire. Je te trouve jolie mais je te dis cela sincèrement et non pas pour que tu m’en sois reconnaissante.

— On dit ça. Les hommes n’avouent pas.

— Tu as l’air de bien les connaître les hommes ?

Lucienne rougit violemment. Une inquiétude passa dans ses yeux. Vite, pour dissimuler son trouble, elle se prit les joues et pencha la tête vers la table.

— Dis ! tu les connais donc si bien que ça ?

Elle haussa les épaules, prise d’un prurit de sincérité.

— Jean, tu dois bien savoir, entre filles, depuis l’âge de douze ans, nous ne parlons que de ça.

— Ça ? dit sottement Jean.

Irritée et agressive, elle coupa :

— Oui, ça…

Ils se regardèrent en silence et Jean Dué comprit d’un coup l’abîme qui sépare les sexes.

Elle reprit :

— Toutes les expériences des sœurs plus grandes et des parentes, des pères et mères, des étrangers qu’on voit vivre, nous sont autant de matières à réflexions. À quinze ans une fille du peuple qui n’est pas bête en sait plus qu’un homme mûr sur…

— L’amour.

Elle acquiesça.

— Nous sommes en garde contre tous les procédés des hommes pour nous séduire.

Il railla :

— Malgré cette mise en garde, aucune fille n’arrive, dans cette ville, à vingt ans, sans avoir perdu…

Lucienne se mit à rire avec méchanceté.

— Tu parles comme un homme, Jean, un homme qui voudrait que les filles restent chastes, afin d’en profiter le premier. C’est le plus masculin des sentiments. Mais ne comprends-tu pas…

Sa voix s’élevait argument.

— Ne comprends-tu pas que si les filles se donnent avant vingt ans, c’est pour être bien assurées de le faire à celui qu’elles ont préféré ?

Jean resta bouche bée.

— Oui, bien sûr ! l’homme ne voit la femme que comme un objet à soi réservé ou à un autre semblable, un… complice.

« Alors, qu’elle dispose d’elle-même sans son autorisation lui semble un vrai scandale. À ses yeux, il y a quelqu’un de lésé. Et il se juge le fondé de pouvoir de ce quelqu’un. »

Elle dévisageait son cousin avec insolence.

— Mais le rôle de la femme est de prouver qu’elle est maîtresse de soi. Voilà pourquoi elle prouve cette maîtrise en disposant de son corps. L’éducation des filles qui vivent dans la vie au lieu de rester à faire de la tapisserie chez leurs parents, leur connaissance des secrets par lesquels les hommes cherchent à les surprendre, éduquent en réalité le désir de la sélection. As-tu remarqué, Jean, que la fille reste généralement amoureuse toute sa vie de celui qu’elle eut pour premier amant ?

Jean fit un signe d’ignorance.

— C’est pourtant vrai. J’ai entendu parler de cela beaucoup de femmes âgées. Car dans mon monde, Jean, les femmes entre elles sont sincères et se confient volontiers. Toutes disent que leur premier amant a laissé une trace ineffaçable en elles. C’est que leur choix avait été bon.

— Mais si l’homme les a quittées, ou s’est marié ailleurs, leur choix n’était pas si bon que ça.

— Nous ne cherchons pas la durée du sentiment, Jean. Qui peut dire la chercher ? Qui peut dire comment le sentiment se conserve ? Nous cherchons sa plénitude. Bien des femmes ont elles-mêmes trompé leur premier amant ou l’ont délaissé. Elles espéraient un meilleur bonheur. Personne ne sait d’ailleurs, ni elles, ce qu’elles espéraient. Mais plus tard elles surent reconnaître que leur premier choix valait mieux que les suivants. Et c’est bien ce que j’ai voulu dire.

Jean, troublé par cette psychologie, démentant toute la littérature dont il était gorgé, médita un instant. Lucienne le regardait. Enfin elle but un nouveau verre de liqueur et se leva, l’air indolent. Il n’y avait qu’un pas à faire vers Jean, mais elle le fit comme s’il avait été infini. Arrivée au-dessus de la tête du jeune homme, elle se penche en foudre et lui prit la bouche goulûment.

Étonné, mais plus encore possédé par ce baiser puissant et torride, le jeune homme tenta de refermer ses bras sur le corps féminin. Il le fit gauchement, mais avec une vigueur telle que la taille céda. Lucienne n’eut qu’à plier sur ses jarrets pour se trouver assise sur son cousin. Elle abandonna le visage mâle et recula, le buste tenu à bout de bras par Jean qui l’admirait.

Il remarqua les lèvres gonflées et rouges, qu’une humidité vernissait.

De si près, la face de Lucienne se montrait pleine de mystère et de secrets. Que pensait vraiment le cerveau caché derrière ce front harmonieux où retombaient des cheveux fous ?

Un demi-sourire flottait sur la bouche entr’ouverte de la jeune fille et Jean n’avait qu’à incliner les yeux pour entrevoir la forme des seins qu’il connaissait et dont le désir saisit brusquement sa volonté.

Il voulut chasser cette absurde tentation et ne put. Elle s’accrut en lui de tout ce que charriait de sexuel son sang brusquement agité.

Il ferma les yeux.

Lucienne revint s’appuyer sur son visage et il connut à nouveau le baiser redoutable.

Elle articula d’une voix lointaine et délicate, noyée et caressante :

— Jean !

Il crut qu’on l’interrogeait et peut-être en effet y avait-il une interrogation dans le seul mot que Lucienne avait dit.

Il prononça difficilement, car une sorte de contraction spasmodique de la gorge lui était à la fois douce et dure :

— Lucienne ?

Mais il ne bougea pas, retenant la bouche aimée, qui, sur ses propres lèvres, promenait une douloureuse et profonde félicité.

Alors, poussée par un désir cuisant, et sans doute par la colère de sentir cet homme si amorphe, elle le mordit violemment. Il sentit le goût du sang avant la douleur. Elle s’éloigna alors, la bouche serrée, blême et glaciale, puis murmura :

— Quelles folies nous allions faire !

Ces mots parurent n’avoir aucun sens, tant elle les avait dits de façon négligente et hautaine.

Il la regarda, congestionné, devinant très bien ce qu’il aurait pu prendre et qu’une femme n’offre jamais pour se le voir refuser. I] voulait retrouver sa pensée flottante. Pourquoi s’avisait-il de croire qu’un homme doit attendre une autorisation totalement et expressément donnée pour aimer une femme ? I] avait été éduqué dans la conviction que l’acte d’amour est important et notable, qu’il faut l’entourer moralement de toutes les garanties, comme un contrat prévoit la totalité des contingences capables d’advenir entre les contractants. Or il devinait que la femme le tînt pour insignifiant ou du moins d’importance seconde. Certes il avait depuis longtemps décidé qu’il ne toucherait pas à Lucienne, mais on compose avec ces décisions…

Lucienne aurait pardonné certaines maladresses, mais ne pardonnait pas le manque de courage qui ressemble si étroitement au manque de virilité. Or cette chose, plus que toutes, est méprisée des femmes. Ainsi divergeaient leurs sentiments dans un unique désir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

— Jean, avez-vous décidé quelque chose pour moi ?

Lucienne parlait avec un sourire, mais sa froideur était patente.

Le jeune homme eut un sursaut à ce vous renaissant.

— Il faut se dire « tu », ma cousine.

— Quand on s’amuse, repartit-elle, mais parlons gravement. Voici l’heure pour moi de quitter votre maison.

Jean parla fièrement, satisfait de retrouver la maîtrise de l’entretien.

— Lucienne, j’ai décidé ceci : Angèle va venir pour le dîner. Vous irez attendre dans ma chambre. Ce sera court. Elle ressortira ensuite jusqu’à trois heures du matin. Nous dînerons donc, et à onze heures, nous sortirons ensemble. Vous connaissez notre petit jardin de Bel-Ebat ?

— Oui, je ne l’ai jamais vu, mais je sais qu’il existe.

— Mes parents n’y passent plus jamais. Angèle seule va cueillir les fruits à leur saison. Pas en ce moment d’ailleurs. La maisonnette est très habitable. Nous allons faire un paquet de victuailles et vous irez y vivre jusqu’à ce que j’aie pu vous procurer l’argent ou arranger quelque chose d’autre. Je tâcherai de faire au mieux. C’est une question de sept ou huit jours. Je viendrai vous voir la nuit. Cela vous plaît-il ?

— Oui, mon cousin !

Elle redevenait serve, devant les décisions nettes. Jean fut soulagé. Il regrettait certes certaines minutes dont il eût pu profiter tout à l’heure. Mais, homme pondéré et sage, il était en ce moment mieux qu’un amoureux : un guide, un soutien et le sauveur sans doute de cette pauvre enfant battue par les siens.

— Rangeons tout et montons dans ma chambre afin de n’être pas surpris par Angèle.

— Oui, mon cousin.

— Vous savez, il y a jusqu’à Bel-Ebat cinq kilomètres, par des chemins campagnards, des coins sans lumière et peu fréquentés.

— J’aime mieux ça, mon cousin. Mais vous allez être terriblement las de faire cela aller et retour cette nuit, et d’autres ?

Il la prit par les bras et la leva.

— Me prenez-vous pour un gamin sans muscles. Je suis un athlète.

Il ne sut pourquoi elle riait éperdument, et ironiquement…