Éros et Psyché/Partie 2/Chapitre IV

Éditions de l’Épi (p. 131-144).
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CHAPITRE IV

Hantise


La corporation des maîtres d’école avait pour armoiries : d’azur à une main de carnation posée en fasce, tenant une plume d’argent, et accompagnée de trois billettes du même, deux en chef et une en pointe.
Armorial Général de 1696 (Bibl. Nat.).


Huit heures… Jean Dué franchit d’un pas rapide la porte du lycée. Il fut dans la cour carrée ombragée d’arbres puissants et tordus. Quatre massifs de fleurs y entouraient une statue de M. Athanase-Léopold Caméléon, bienfaiteur de l’établissement, qui, en 1843, avait légué à l’enseignement secondaire de sa cité natale, une imposante fortune gagnée dans le commerce des légumes secs pour l’armée.

En trois groupes, près du bronze immortel, messieurs les professeurs échangeaient cependant les derniers potins : la femme du censeur qui… la maîtresse du substitut que… (car la Magistrature faisait vase communiquant avec l’Université), les dettes du professeur d’allemand, la thèse prochaine de Saumiasse, qui le ferait nommer dans une faculté, et, par la nomination de Babylou, devenant secrétaire du ministre de l’Instruction publique, entraînerait un mouvement dont Chose pourrait profiter et qui toucherait Machin…

Le proviseur sortit, important, de son bureau. Il poussait son ventre devant lui comme une brouette. Alors les professeurs se séparèrent. La Mathématique se dirigea vers son antre, ainsi que la Chimie et l’Histoire, représentée par un macrobite crasseux. Les puérilaires, l’allure un peu de parents pauvres, glissaient doucement sans se faire remarquer.

Jean traversa une voûte en plein cintre ornée de travaux d’art gravés dans la pierre par plusieurs générations d’élèves. Il avait fallu, pour venir là inciser son nom avec une devise congrue, beaucoup de courage en tout temps. Mais le courage ne manque point dans les lycées, et, d’un coup d’œil oblique, Jean Dué regarda en passant le joli rébus que lui-même avait sculpté un soir d’hiver, le lendemain même du jour où le proviseur décrétait l’expulsion de celui qu’on surprendrait à pratiquer cet exercice.

Il fut dans une seconde cour, carrée et laide. Des bâtiments démesurés la bordaient sur trois faces. La quatrième était constituée par une muraille de quinze mètres, merveilleux édifice digne des Romains. Jean vint à gauche, près d’une porte, et prit rang parmi ses camarades. Ils étaient seize, de toutes mines et de tous aspects, du jeune homme élégant et grave à l’enfant exhibant tardivement des mollets nus, du costaud aux yeux bovins au vicieux trop fluet.

— Toi, dit un adolescent blème et noir de poil, l’air d’un homme mûr qu’on aurait imparfaitement rajeuni, toi, Dué, tu pues la gonzesse.

Jean le regarda obliquement.

— Et ta sœur ?

— Elle va. Elle sera avocate avant toi, hé, Don Juan !

Le professeur apparut. Il venait avec douceur et indolence. C’était un petit homme frêle et charmant, qui publiait dans les journaux de Paris des articles de critiques féroces et sanguinaires.

— Regarde sa pomme. Hier soir il était encore à minuit au café des Patates. (Le café des Patates était normalement dit de l’« Agriculture ».). Si on avait la chance qu’il dorme un petit peu jusqu’à dix heures…

Tous levèrent leurs chapeaux.

Le professeur salua d’un geste long et lent sa cohorte d’élèves.

Un jeune homme blond et inquiet regarda vite sa montre, il chuchota à son voisin :

— Ça fait toujours quatre minutes de gagnées.

L’autre répondit à voix basse :

— J’ai dit à la fille du concierge d’avancer la pendule en passant dans l’escalier où on la commande. Si elle marche, ça sera chic…

Tout le monde se répandit dans la salle de classe. Il y eut un tourbillonnement confus. Chacun voulait faire durer autant que possible la recherche de sa place.

Le professeur regarda les jeunes gens prendre possession de leurs tables. Quand la classe fut assise, il se dirigea vers la fenêtre et regarda la cour où le soleil se répandait. Lui aussi semblait dire : « Vivement que mes deux heures passent ! »

Il traversa la pièce en large puis en long, examinant tout le monde avec perspicacité. Enfin il vint à Jean Dué.

— Vous avez votre Horace ?

— Oui, monsieur.

— Bon, ouvrez-le et traduisez à partir de l’épode cinq.

Jean lut et traduisit.

— Savez-vous qui était Canidie ?

— Une sorcière du temps, sans doute, qui négociait des poudres de succession.

— Oui, mais elle se nommait Gratidia, était Napolitaine et de son métier vendait des parfums. Elle habitait sur l’Esquilin, et, notez-le, sa demeure voisinait les fameux jardins du richissime Mécène. Évidemment c’est Mécène qui lança son poète à gages sur la malheureuse Canidie. Au fond, elle ne fut sans doute coupable que de gêner un grand personnage un peu crédule et qui aurait craint de se faire ensorceler en la chassant lui-même.

Brusquement il demanda à Jean :

— Croyez-vous aux sorciers ?

— Pas du tout, monsieur.

— Hé ! hé ! il faut croire !…

Maintenant traduisez-moi quelque chose dans les Odes. Tenez, dans le morceau que vous connaissez, à partir de


Valet ima summis
Mutare… etc…


Jean vit, à travers les beaux mots latins, paraître sa cousine Lucienne Dué. Il l’avait conduite la nuit dernière dans la petite propriété de Bel-Ebat… Il était rentré à deux heures et demie du matin et n’avait pu dormir ensuite. Toujours il voyait le corps fluet de la jeune fille. Et puis il évoquait presque toutes les minutes de leurs entretiens. Mais il chassait invinciblement, sans d’ailleurs vouloir en discuter la raison instinctive, le souvenir du moment où elle leva sa jupe en disant des choses malheureuses et qu’il n’avait pas comprises encore.

Il se demandait : « Qu’est-ce que l’amour ? Est-ce que je l’aime ? » Il n’était pas très assuré de ses sentiments. Toutefois les vers d’Horace ramenèrent devant lui la silhouette charmante et il se mit à divaguer.

Le professeur l’interrompit.

— Qui pourrait croire, Dué, que cette vieille poésie possédât encore le pouvoir de troubler un lycéen ? Car vous dites des bêtises qui ne s’expliquent point par votre ignorance.

Et il se mit à rire, jetant sur le jeune homme écarlate un regard amusé.

Jean devina que sa face portait quelque trace des émotions de la veille et même que ces traces ne pouvaient s’interpréter qu’assez défavorablement. Il baissa la tête sur son Horace.

Tous les yeux s’étaient attachés sur Jean. Personne ne pensa, bien entendu, qu’il y eût dans la réflexion faite autre chose qu’une méchanceté, car les jeunes gens sont incapables de comprendre l’esprit qui ne blesse point.

Toutefois la discipline de la classe était bonne et bientôt tout fut oublié.

Ce professeur pratiquait l’instruction à sa façon qui était curieuse. D’abord il n’aimait faire ânonner aucune leçon. Aussi, au hasard, choisissait-il seulement un des rhétoriciens pour réciter ce qu’il avait ordonné d’apprendre. Chose assez neuve, les leçons non contrôlées étaient sues, sauf par les cancres qu’on n’interrogeait jamais, pour éviter précisément de les rendre ridicules et de les décourager. Il aimait aussi à questionner sans ordre et sans méthode apparents afin de faire profiter de la surprise l’élève comme ses camarades. Cela entretenait une certaine tension intellectuelle dans ce milieu difficile à mener et à intéresser.

Enfin, avec un art subtil, il cherchait à faire comprendre les textes latins et grecs à travers la vie même. La chose est ingrate et semée d’écueils. Il y parvenait en s’efforçant de bien connaître les âmes adolescentes et en donnant, autant que faire se pouvait, à traduire ou commenter ce qui devait être familier ou immédiatement compréhensible à chacun. De ce chef, il faisait vivre ces vieux auteurs encrassés de pédantisme et qui semblent pour cela si loin de nous.

Cependant, rendu à lui-même, Jean Dué cessait de participer à la classe pour suivre la pente de ses rêveries. Où en était-il ? Il ne savait comment juger sa situation morale. Ici, au lycée, il ne se sentait plus le même que durant cette nuit de la veille où il menait si audacieusement Lucienne par la campagne muette. Hier, il était un homme, non pas un gamin. Il prenait un parti après avoir médité le pour et le contre, il agissait selon ses responsabilités et cela rehaussait en lui sa qualité virile. Dans sa classe ce n’était plus maintenant qu’un enfant auquel un maître fait épeler de l’Horace ou de l’Homère. Un « maître »… Il était sous la férule d’un maître. Jadis, au temps de punitions violentes, on lui eût facilement, pour un mot mal traduit, cassé une règle sur les doigts.

Jean se trouvait humilié et il en souffrait. Il craignait alors que le parti, pris pour guider et sauver Lucienne, s’avérât à l’expérience mauvais et enfantin. Puisqu’il était un simple garçonnet qui étudie et ignore l’essentiel de la vie des humains, il ne pouvait peut-être prendre que des décisions médiocres et faibles. Sans doute, le fait d’emmener Lucienne Dué dans la petite maison de Bel-Ebat était-il au fond, destiné à rendre plus catastrophique l’avenir de cette malheureuse jeune fille. On la découvrirait et par-dessus le marché on ne croirait jamais que Jean se fut conduit avec correction devers elle.

C’était une chose que Jean supportait mal : le doute quand il avait parlé. Il eût beaucoup mieux aimé avoir un reproche à se faire, si l’on devait croire ce reproche établi, que d’en être indemne puisqu’on ne le croyait pas innocent. Et tandis qu’il donnait les apparences d’une grande attention à son Horace, il sentait ses pensées flotter et se confondre de la plus fâcheuse façon du monde.

Que faisait Lucienne ? Pourrait-elle rester, sans sortir, dans la petite maison ? Il lui était permis au besoin d’aller dans le jardin, sauf sur le midi, où le mur en surplomb est bas. Alors on est vu de la propriété voisine. Respecterait-elle tous les conseils qu’il avait prodigués ? Il la sentait très différente de lui-même. Il aimait à se discipliner, par goût et par orgueil, pour pouvoir se dire : « Je pouvais faire cela et je ne l’ai pas fait. » Mais il se rendait compte depuis la veille que l’on peut être éduqué dans un principe exactement contraire, et même trouver du plaisir à suivre aveuglément ses impulsions. Lucienne était ainsi faite.

Il cherchait à deviner l’avenir et, méthodiquement, en classait les données.

Si on découvrait Lucienne, que lui diraient ses parents ?

Cela importait assez peu. Dans le fond, Jean se savait incapable d’être privé de rien, puisqu’il ne désirait rien. Au demeurant, il jugeait que l’habitude de dire toujours la vérité garde sa puissante vertu : elle aide à faire admettre par autrui ce vrai invraisemblable qui advient si souvent ici-bas. Il se flattait donc que ses parents le crussent. Aucun souci pour lui de ce côté-là n’était à prévoir. Mais pour Lucienne ?

La rendrait-on à son père ivrogne et à son forgeron ? Jean sentait une profonde indignation le posséder à cette seule idée. Mais comme il était logique et ne pensait point à coups de chimères, la vraisemblance de cette conclusion le frappait. Que pourrait-on faire d’autre ? Les parents ont droit sur leurs enfants mineurs. Quant à faire déclarer les parents indignes, c’était une chose peu supposable et semée de difficultés.

Et pourtant, à y réfléchir. Jean se disait que vraiment il aimait sa cousine. Or l’amour a des droits. Quels droits ?

Un rire emplit soudain la classe, auquel il se mêla sans avoir entendu ce qui le justifiait. Le professeur s’amusait follement. Il avait avec finesse provoqué un cancre qui parlait obstinément à ses voisins. Il fallait lui enlever cette habitude en évitant de lui faire des reproches. L’art du pédagogue consistait ici à donner la leçon sans faire intervenir les entités morales peu opérantes sur de jeunes esprits.

Il avait dit :

— Tiens, un Tel, je ne pensais pas à vous, mais vraiment il me faut y venir. Puisque vous êtes si éloquent avec vos camarades, dérivez donc un peu de cette loquèle au bénéfice des études.

Il donnait alors du Virgile à traduire et amenait doucement le bavard à ce vers présageant les longues histoires épiques du brave Énée :


Inde toro pater Aeneas sic orsus ab alto


S’y reprenant avec peine, et se laissant guider fallacieusement, l’élève arriva à cette magnifique traduction :


Le père Énée monté sur un taureau jouait de l’alto comme un ours.


La classe parut un café-concert après ce passage d’un traditionnel sujet de calembours. Jean se mit à rire aussi, mais tardivement. Le professeur, devinant qu’il n’avait pas entendu, lui donna à reprendre le texte virgilien. Et le jeune homme dut laisser ses soucis pour interpréter le Mantouan.

La première heure close, on vint au travail des traductions écrites de textes dictés. Ce fut une longue exégèse, détaillée et nécessitant l’attention. Le morceau commenté avait été pris dans César, et un piège subtil y apparaissait. En effet, César parle d’une ville nommée Lemovicum, qui ne saurait être que Limoges, comme chacun sait. Mais il place Lemovicum in Pictonibus, c’est-à-dire en Poitou.

En fait il s’agit sans doute de Poitiers, mais on ne peut le juger ainsi qu’avec le contexte, puisque celui qui attaque Lemovicum, soit Dumnacus, bat en retraite vers la Loire après avoir été vaincu aux Ponts-de-Cé.

Des élèves qui se sentaient peu de dispositions profondes pour la traduction du morceau qu’on révélait ainsi appartenir au de Bello Gallico, se découvrirent subitement géographes experts. C’est que, du Berry, ils avaient visité en auto les provinces voisines et n’ignoraient rien des routes par lesquelles César et ses légions parcoururent voici dix-neuf siècles leur pays en révolte.

Le professeur avait d’ailleurs calculé cette répercussion de la version latine et Jean, tandis qu’on cherchait si un village poitevin ignoré pouvait s’attribuer le mot Lemovicum, retomba dans sa rêverie incertaine où Lucienne Dué tenait une place si vaste et si prohibitive.

Cependant la classe finissait. En gestes fébriles et furtifs les jeunes gens tiraient des montres dont les aiguilles étaient bien lentes. Le soleil avait déjà tourné appréciablement et chacun savait le déplacement horaire des ombres. Lorsque passait quelqu’un dans la cour, les visages se tournaient avec concupiscence vers ce mortel heureux qui pouvait circuler au grand air.

Sentant les attentions fléchissantes, le professeur s’adonnait à l’éducation latine de deux malheureux fils de notables, que les langues mortes laissaient vraiment trop indifférents.


Un camarade de Jean lui fit signe :

— Attends-moi à la sortie. J’ai quelque chose à te dire.

Jean fit oui de la tête.

Un autre le questionna :

— La version qu’il nous a dictée, que crois-tu que c’est ?

— Du César encore.

La cloche sonna…

Après le sursaut brutal et instinctif des jeunes gens que le dehors attirait violemment, il y eut une discipline nerveuse et faussement ralentie. Chacun avait hâtivement placé ses livres et cahiers dans sa serviette, mais les « amateurs », que leur qualité de forts en thème portait aux audaces, apportaient des livres minces et des feuillets plaçables dans la poche, de sorte qu’ils sortaient du lycée les mains libres.

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— Dis donc, Dué, connais-tu une jolie fille qui se nomme comme toi ?

Jean regarda l’autre qui continua avec curiosité :

— Oui ! je lui ai parlé il y a trois jours dans l’allée des Apelins.

« Elle est bigrement aguichante. Est-elle de ta famille ? »

— Qu’est-ce que ça peut te foutre ?

— Ben ! si on t’entendait, chez toi, le père Dué te casserait quelque chose.

— Va donc. Ne t’occupe pas. La… personne dont tu parles.

— Oui ! une belle blonde bien faite. Elle a des yeux grands comme ça…

— Une… Non, mon vieux, je ne connais pas ça.

— Vrai ?

— Si tu insistes, je te fiche un pain sur la gueule.

— Oh ! oh !… tu ne la connais pas, mais… elle doit te connaître.