Hirt et Cie, Éditeurs (p. 25-36).

III


Denise comprenait qu’elle franchissait un nouveau cycle de douleur. Elle croyait vivre dans un tombeau. Tout était noir autour d’elle.

Il lui semblait que son mari devenait de plus en plus sarcastique et la forçait à recevoir davantage comme s’il voulait l’étourdir.

De temps à autre, il lui disait :

— Qu’avez-vous ? il ne faudrait cependant pas vous donner l’aspect d’une victime.

Il la persiflait, mais elle ne répondait pas.

Les souffles de fermeté qui l’animaient précédemment s’envolaient, et elle était redevenue silencieuse et grave.

Elle n’avait plus de nouvelles de son frère et plus les jours passaient, plus elle s’enfonçait dans sa souffrance.

Madame Zode faisait de vains efforts pour reconquérir une place de confidente. Denise ne lui parlait que rarement, se contentant des mots indispensables à leur vie en commun.

Le visage de la jeune femme portait l’empreinte de l’effort douloureux qu’elle accomplissait pour cacher tout ce qu’elle ressentait, et souvent ses relations mondaines remarquaient sa pâleur. Une nouvelle énergie la secouait alors et, pour quelques minutes, elle revêtait le masque conventionnel auquel elle était obligée.

Naturellement, cette sérénité factice ne résistait pas longtemps et malgré sa volonté, son mari finit par s’apercevoir de ses gestes lassés, de son maintien accablé, dès qu’elle se croyait à l’abri de tout regard.

Il la questionna :

— Qu’est-ce qui vous tourmente ? Il y a quelque temps, vous me teniez tête, et maintenant vous affectez un air mourant. Tout le monde prétend que vous changez physiquement et que je dois veiller sur votre santé.

— Je ne suis pas malade…

— Alors, soyez moins maussade, je ne veux pas être traité de bourreau.

Denise sortait brisée de ces scènes. Elle eût aimé quitter sa maison durant quelques semaines, être seule avec ses enfants, s’éloigner de l’espionnage incessant de Mme Zode.

Cette dernière, avec son air doucereux, la surveillait étroitement. Elle désirait la bannir totalement de la vie de Paul, car l’ambition croissait en elle.

Voyant qu’il la traitait durement, elle pensa que rien ne serait plus facile que d’anéantir peu à peu les derniers liens qui rattachaient les deux époux. Elle connaissait la violence aveugle de Domanet et son entêtement. Quand une idée s’ancrait dans son esprit, il était rare qu’il l’abandonnât.

C’était une force qu’il fallait utiliser. Maintenant qu’il se croyait devenu plus puissant de par sa position dans un monde supérieur, ses défauts s’exaspéraient. Il ne voulait même plus convenir devant sa femme que c’était grâce à elle que ses salons avaient tant de vogue.

La cousine Zode emmagasinait ces nuances et elle sentait que Paul était humilié de devoir quoi que ce fût à Denise. C’était un sentiment à exploiter.

Elle eût aimé suggérer à Denise d’aller chez son frère. Ce serait la catastrophe qui déchaînerait les foudres. Elle était sûre du résultat : le royaume lui eût appartenu.

Elle rêvait de diriger ce bel intérieur, d’en réduire les abus, de réprimer les dépenses et surtout d’élever les enfants plus sévèrement.

Comme elle les détestait ces deux petits qui vivaient comme des jeunes princes avec des serviteurs à leurs ordres.

Mais cette tâche occulte était difficile. Malgré son talent, elle ne parvenait pas à se faire écouter de Denise. En vain essayait-elle de toutes les prévenances, de tous les stratagèmes, la jeune femme résistait à ses menées.

Elle la craignait toujours davantage, sachant ses yeux d’argus, toujours braqués sur elle.

Cependant, il arriva que Madame Zode dut s’absenter trois jours.

Denise fut heureuse de cette trêve. Il lui semblait que l’air de la maison devenait plus respirable. Alors la pensée de son frère souffrant, revint plus aiguë à son esprit. Pourquoi négligerait-elle une semblable occasion d’aller le voir ?

Qui le saurait ? N’était-elle pas libre, après tout de visiter un parent ? En quoi, comme l’insinuait Mme Zode, cette visite si douce et si douloureuse en même temps, pourrait-elle nuire aux intérêts de son mari, puisque personne ne s’en douterait ?

La jeune femme avait trop à cœur de racheter son silence et cette lettre si hâtivement envoyée, pour résister longtemps à cette suggestion.

Denise était trop humaine dans ses sentiments, pour se désintéresser de tels sentiments. Elle voulait se justifier aux yeux de son frère, et s’épancher dans sa tendresse fraternelle.

Son parti fut arrêté. Il y avait vingt-quatre heures que Mme Zode était partie et elle ne devait rentrer que le lendemain soir. Denise jugea que loin de ce guet, elle pourrait accomplir ce qui lui tenait tant au cœur.

Elle se disait que son mari, en admettant qu’il apprît sa conduite, ne pourrait lui en vouloir. Elle s’entourerait de précautions afin que le caractère nuisible qu’il attribuait à cette visite ne pût lui causer de tort. Elle envisageait même l’éventualité de lui en faire l’aveu. Il serait clément parce qu’elle était la mère de ses enfants.

Elle voyait tout, à travers la joie que suscitait en elle, la perspective de cette rencontre prochaine.

Le missionnaire était dans un couvent dont elle avait l’adresse. Elle s’y dirigea le matin, à pied, vêtue d’un manteau simple et sombre.

Paul était parti pour ses affaires, une heure avant elle au moins.

Quelle joie de fouler le pavé en toute indépendance ! Quel soulagement de n’avoir pas de chauffeur intrigué ni de cousine Zode à l’affût.

Les tempes battantes elle arriva chez son frère. Elle appréhendait de le savoir plus souffrant et son bonheur était mitigé.

À sa surprise joyeuse, elle le vit pâle encore, mais debout et attendri de la revoir. Il la serra sur sa poitrine de grand frère et elle pleura d’émotion sur ce cœur qui comprenait toutes les souffrances.

Il dit avec gaieté :

— Alors, ton mari t’a permis de venir ?

— Non, hélas ! je suis ici en cachette.

— Ah ! c’est mal, ma petite sœur. Je souhaite que rien de fâcheux ne découle de cette visite, murmura le missionnaire, un peu effrayé par la démarche de Denise.

Elle eut alors de grands sanglots, et en mots hachés, elle raconta sa triste vie.

Il l’écoutait, douloureusement ému.

Quand elle eut terminé, un silence régna durant lequel le prêtre parut réfléchir et prier, puis enfin, il prononça :

— Je regrette pour toi, sœurette, ce malentendu entre vos deux caractères. Je crois que Paul Domanet est en ce moment, grisé par une ambition que son intelligence et sa réussite ont portée à son comble. Je ne puis que te recommander la patience. La vie des affaires use un homme et quand ton mari ressentira de la fatigue, la justice entrera dans son âme et il deviendra plus accessible. Je te plains, ma petite Denise, de traverser ces jours de souffrance, mais je crois fermement qu’une compensation te viendra. Dans la douleur germent parfois la paix et la douceur, car toute souffrance est inscrite par Dieu à notre actif et nous en obtiendrons le prix. Je voudrais te blâmer d’être venue me voir, mais est-ce bien mon devoir ? Tu as été conduite près de moi par une force plus puissante que ta volonté même… Sans doute Dieu voulait-Il que je connusse ta misère morale. Je vais prier pour que rien d’irréparable ne t’arrive. Et si la Providence semblait t’abandonner, ma pauvre petite, ne désespère pas. Dieu ne délaisse jamais, tu entends !… jamais, ceux qui ont droit à sa pitié. Rentre vite chez toi, sœurette. Je ne sais quand nous nous reverrons. Je dois repartir incessamment, ma santé s’étant raffermie plus vite que je ne pensais. Je dois obéir à mes supérieurs, ainsi qu’à mes promesses aux déshérités de là-bas, ajouta-t-il, en voyant Denise qui joignait les mains dans un geste suppliant.

D’avoir revu son frère, elle s’habituait déjà au charme de l’intimité, à la chaleur de cette âme généreuse qui donnait sa vie sans un murmure. Elle se sentit soudain plus forte, plus calme en face de ses devoirs au contact de cet esprit qui lui parlait de l’inutilité des plaintes et du peu de cas qu’il fallait faire des ennuis terrestres.

Elle se trouva petite devant tant de détachement. Il lui sembla que son énergie, maintenant revigorée, allait maintenant l’aider à supporter l’existence en souriant.

Son frère sut lui faire ressortir les biens qu’elle possédait : deux enfants bien portants, un nid ouaté. Il lui cita les pauvres femmes des pays qu’il évangélisait, considérées comme des bêtes de somme, et qui n’ont jamais, sur terre, la moindre parole de joie, de ceux qu’elles servent.

Paul Domanet, sans doute, était fier de sa femme. Denise écoutait, son courage recouvré. Elle se sentait devenir meilleure et plus humble. Le léger orgueil qui la conduisait parfois, s’enfuyait de son âme. Elle se promettait de se soumettre à son destin dorénavant, depuis que son frère lui en soulignait les côtés les meilleurs.

Elle se rassérénait. Son visage perdait l’expression morne des jours précédents. D’une compréhension parfaite, le missionnaire la raisonnait, apaisant tous les froissements et pansant les blessures de son cœur.

Elle sortit, la tête fourmillante de bonnes dispositions. Elle rêvait de concorde, résolue à ne plus jamais s’irriter.

Les paroles du missionnaire avaient été si magiques que Denise arrivait à se trouver peu charitable envers son mari.

N’était-il pas un travailleur acharné qui pouvait éprouver des moments de lassitude ? N’était-il pas de par sa prompte réussite un dominateur qui oubliait parfois les formes de la courtoisie ?

Denise voulait oublier tout ce qu’elle avait souffert dans sa sensibilité.

Elle se trouva chez elle. L’heure du déjeuner allait sonner. Elle se hâta de changer de toilette et se rendit dans la salle à manger.

Paul Domanet l’attendait.

Il la regarda. Elle eut un mot gracieux sans s’arrêter à l’ironie des yeux de son mari, et elle continua de parler avec une affectueuse amabilité.

Paul ne cessait pas de la dévisager et il répondait par monosyllabes, comme s’il se réservait d’entrer dans une conversation plus vive, pour l’heure où les domestiques ne l’entendraient pas.

Voyant ses efforts inutiles, Denise ne les poursuivit pas avec autant d’insistance.

Après le déjeuner, Paul la pria de venir dans son bureau, où il se rendait après les repas pour fumer en dépouillant ses journaux.

Il prit une cigarette, l’alluma et dit :

— Vous m’avez bravé… vous êtes allée chez votre frère ce matin…

— Quoi ! s’écria Denise abasourdie, vous le savez déjà ? je voulais vous l’apprendre dès que nous aurions été seuls.

— Vous essayez de me donner le change, parce que j’ai découvert ce que vous vouliez garder secret. Vous savez que ces façons n’ont aucune prise sur moi.

— Laissez-moi vous expliquer, mon ami.

— Je n’ai aucune explication à recevoir de vous dans le cas présent… Jamais, je ne vous pardonnerai de m’avoir joué.

— Mais je n’ai nullement pensé à vous contrarier. Si vous saviez au contraire, combien mon frère a été compréhensif à votre égard.

Au souvenir de tous les bons conseils de son frère, Denise redoubla de douceur.

— Assez d’affutation, d’amabilité, interrompit Paul, j’appelle votre attitude de fausseté… vous avez peur, tout simplement…

— Peur… pourquoi ?… questionna la jeune femme.

— Que je vous jette à la rue ! cria Paul qui ne pouvait plus maîtriser sa violence.

Cette phrase fut lancée si violemment et si grossièrement que Denise ressentit l’insulte comme si Paul avait eu le geste de la prendre par les épaules pour la pousser dehors.

Ses dispositions de patience s’effacèrent devant le choc qu’elle reçut. Elle eut un sursaut de fierté indignée et elle eût voulu s’enfuir à jamais.

Mais l’image de ses chers petits passa devant son esprit, et elle se contint. Elle articula cependant non sans peine :

— Soyez heureux que nos enfants me retiennent près de vous, sans quoi je ne resterais pas une minute de plus sous votre toit.

— Et où iriez-vous ?

— Je préférerais travailler comme une mercenaire plutôt que de subir votre luxe en même temps que vos insultes.

— Vous intervertissez les rôles ! N’oubliez pas que c’est moi l’offensé. Je vous avais formellement interdit cette visite et vous l’avez faite cependant… vous êtes coupable et vous subirez le sort qui me plaira. Vous récidivez dans vos actes d’indépendance avec une déplorable facilité. Vous vous flattez sans doute que je n’exercerai jamais une sévérité bien grande envers vous ! Vous pourriez vous abuser… Vous multipliez vos sourires et vos grâces dans la crainte de perdre le luxe auquel vous êtes accoutumée.

— Comme vous vous méprenez, Paul !

— Vous ne négligerez aucune platitude pour conserver votre place ici, je le vois. Vous invoquerez aussi vos enfants, c’est un argument puissant, mais ils se passeront fort bien de vous.

— Ciel !… que projetez-vous ? s’écria Denise, prise subitement d’épouvante.

— Ne m’avez-vous pas menacé de partir tout à l’heure ? je vous préviens que je garderai mes enfants… une femme qui ment à son mari peut-elle former des âmes d’enfants ?

— Si je partais, j’emmènerais mes chers petits ! cria Denise dans une fougue maternelle.

— Ils sont à moi, d’abord, riposta Domanet, parce que seul, je puis subvenir à leur entretien ; si vous les aimez, vous ne voudriez pas les condamner à une vie de misère ! Ne vous figurez pas que ce soit si facile de gagner sa vie. J’ai la bonté de ne pas vouloir vous y exposer. Mais comme votre conduite mérite une sanction, vous saurez un peu plus tard, comment vous serez punie de m’avoir désobéi avec autant de cynique effronterie.

Denise entendait ces paroles sans se rendre compte de ce qu’elles valaient. Elle n’en percevait pas le sens, tourmentée par l’idée de la dénonciation commise à son égard. Son mari payait-il donc un agent, ô honte, pour la suivre quand elle sortait ?

Si confiante au retour, elle pensait qu’elle aurait touché Paul en lui racontant sa joie. Mais avec ce caractère orgueilleux et emporté, elle apprenait tous les jours, que nulle discussion n’était possible.

Son front brûlant, ses artères où le sang battait à coups précipités, la martyrisaient.

Elle aurait voulu se réfugier dans sa chambre, mais son mari lui barrait le passage.

Il marchait d’un pas agité dans la pièce. De temps à autre, il s’arrêtait devant elle pour lui lancer un regard méprisant, en lui jetant une phrase où se trahissaient sa colère et son orgueil.

Quand elle essayait de se justifier, il lui imposait silence, et si elle ne répondait pas, il s’écriait :

— Vous n’osez même pas vous défendre !

— Mais, Paul, tenta-t-elle de discuter, votre accusation est inadmissible… je vous expose loyalement le tort que j’ai eu, je suis coupable d’être allée chez mon frère, mais je ne pensais pas commettre un tel crime…

— Vous vous êtes moquée de ma défense… vous êtes une misérable !… rugit Domanet.

— Vous vous oubliez, je crois, répliqua Denise qui se reprit devant l’énervement grandissant de son mari.

— Vous n’allez pas m’accabler de vos airs hautains, j’imagine ?

— Mais, mon ami…

— Je vous défends de m’appeler votre ami… Je n’aime pas les mots superflus… Vos mièvreries ne me touchent pas ; je suis un homme d’action et vous le constaterez sous peu…

— Que voulez-vous dire ?

— Vous l’apprendrez avant qu’il soit longtemps. Il rit d’une manière sarcastique et quitta la pièce. Denise resta seule. Elle se leva lentement de son siège, se demandant à quoi servaient ses belles résolutions, quand elle s’en revenait joyeuse, animée des pensées les plus optimistes.

Des larmes perlèrent à ses paupières, et sans bruit, elle gagna sa chambre.

Là, son cerveau travailla pour savoir qui avait pu la dénoncer. Cette fois, ce n’était plus Mme Zode puisqu’elle était absente.

Possédait-elle tant d’ennemis ?

Elle se confina chez elle tout le jour, incapable de bouger dans un malaise moral et physique qui lui permit à peine de sourire à ses enfants.

Cependant, vers le soir, son énergie lui revint. Elle se rappela les exhortations de son frère et la triste vie de ses sœurs lointaines. Il restait encore de la beauté dans la sienne, avec ses enfants en sa demeure confortable.

Elle s’habilla, essayant de masquer la pâleur de son visage et le cercle bleuâtre qu’agrandissait ses yeux.

Mme Zode qui ne devait rentrer que le lendemain, avait avancé son retour. Denise apprit ce détail par la femme de chambre qui le tenait du chauffeur.

Denise se dirigea vers le petit salon où l’on attendait ordinairement l’heure du dîner.

Mme Zode y entra quelques minutes après. Elle se précipita vers Denise pour l’embrasser et lui exprimer son horreur pour le voyage qu’elle venait d’effectuer.

— Un calvaire, ma chère enfant… pas de communications faciles et un pays impossible… Je suis allée voir cette parente impotente dont je vous ai parlé… elle ne peut remuer depuis des années. Je ne puis cependant laisser sans la visiter et la gâter un peu, cette pauvre malade… ce serait totalement manquer de cœur.

Mme Zode était gaie, d’une gaieté anormale qui frappa Denise.

Elle l’observa un moment, et elle vit soudain passer dans ses yeux, une lueur railleuse et cruelle, alors qu’attirée par cette insistance, la cousine Zode posait son regard sur elle.

Denise tressaillit. Une lumière inonda son esprit. C’était Mme Zode qui l’avait trahie et son voyage n’était qu’un simulacre pour la faire tomber dans un piège.

La jeune femme frissonna. Elle ne s’était pas assez méfiée…

Qui aurait pu imaginer d’ailleurs que la cousine Zode avait simulé ce voyage et s’était cachée dans les alentours de l’hôtel, afin de guetter les sorties de Denise ?

Patiente comme un oiseau de proie, elle n’avait pas quitté la fenêtre d’où elle épiait sa victime. Sa méchanceté avait triomphé quand, le matin même, elle reconnut Denise qui cheminait seule à pas rapides. Un rire diabolique trembla dans son visage.

Elle n’eut aucune peine à la suivre, d’autant plus qu’elle avait deviné où elle se rendait.

Elle exultait. Elle tenait là une dénonciation d’une réelle valeur qui allait confondre Denise et la précipiter de quelques degrés dans la mésestime de son mari. Elle connaissait trop les colères et l’entêtement de son cousin pour savoir que la jeune femme pâtirait durement. Cette fois, elle espérait bien que son règne serait terminé et qu’elle, la cousine Zode humiliée, trônerait à son tour en despote au foyer de Paul.

Elle était tout sourires.

Denise lui trouvait soudain un air démoniaque et elle frissonnait sous un effroi qu’elle ne parvenait pas à préciser. Avait-elle peur de son mari ou de sa cousine ? elle ne savait plus. Il lui semblait qu’elle descendait vertigineusement dans un gouffre.

Elle essayait de mettre sur le compte de l’émotion cette épouvante soudaine, car, rien dans ce dîner, dans l’attitude de Paul Domanet, ne pouvait faire prévoir un drame.

Il venait même à Denise qu’il se repentait de sa violence. Il avait certains égards auxquels elle n’était plus habituée.

Mme Zode renchérissait sur ces attentions avec des paroles aimables, et la jeune femme les regardait l’un et l’autre avec une surprise qu’elle dissimulait de son mieux. Cependant, elle acceptait cette accalmie avec une satisfaction qui rendait des couleurs à ses joues.

À la fin du repas, l’harmonie paraissait totale et la jeune femme chassait le cauchemar qu’elle avait vécu dans la journée.

Comme le disait son frère, un homme d’affaires peut avoir des accès nerveux dont il ne fallait pas exagérer la gravité. Sans doute, avec les années cette vivacité se calmerait et Denise s’évoquait au coin de son feu, plus tard, avec son compagnon adouci.

Il lui tardait de vieillir ! Ce désir eût surpris beaucoup de ses superficielles amies. Sa beauté et son cadre excitaient bien l’envie, et comme Denise était bonne, elle ne s’en doutait pas. On la croyait heureuse, s’accommodant de l’humeur de son mari.

Richard vint dire bonsoir. Il ne dînait pas, le soir à la table de ses parents. Il s’arrêta près de Mme Zode :

— Bonsoir, cousine Zode. Dites-moi dans quel pays vous êtes allée, cousine.

— Quel petit curieux ! minauda l’interpellée.

— Dites-le moi vite, s’il vous plaît, cousine ?

— Et pourquoi, mon petit ami ?

— Parce que Joseph et moi nous avons cru vous reconnaître dans la rue, hier. J’allais à la leçon de gymnastique quand Joseph m’a dit : « Tiens, Mme Zode ».

— Quelle idée ! Ce garçon a eu la berlue !

— On a parié tous les deux, poursuivit Richard, et Joseph m’a assuré que vous étiez restée à Paris.

Denise regardait avidement son fils. Une stupeur la paralysait. Tout se dévoilait.

Mme Zode était devenue cramoisie et sous ses cheveux blancs, son visage ressortait, violacé. Il semblait qu’elle étouffât.

Toutes les précautions qu’elle avait prises se trouvaient soudain anéanties. Une circonstance fortuite la réduisait à son tour.

Paul Domanet riait. Son rire était étrange, comme s’il pensait que la dénonciatrice était punie à son tour. La justice s’abattait sur elle.

Mme Zode prononça péniblement :

— Je… je ne sais ce que tu veux dire avec ton histoire, mon petit.

— Je ne veux pas perdre mon pari.

— Je n’étais pas à Paris, mais dans un tout petit village d’où je t’ai envoyé une carte postale, Joseph a donc perdu et il aura pris aussi la carte qui était fort jolie.

— Quel bonheur ! j’ai gagné ! s’écria Richard en se sauvant. Ah ! mais je vais réclamer ma carte ! lança-t-il avant de refermer la porte.

Mme Zode avait perdu aussi… Son triomphe secret n’avait pas duré longtemps.

Tout, dans l’attitude de Denise signifiait qu’elle avait compris l’odieuse machination. Dès son retour à l’hôtel le mal était accompli.

La cousine Zode lisait sa condamnation sur le front de la jeune femme. Elle savait qu’elle ne se relèverait plus de cette boue où elle s’était enlisée. Elle n’osa plus poursuivre son rôle de fausseté.

Elle se déclara fatiguée par le voyage et regagna sa chambre.

Denise dit à son mari :

— Votre cousine Zode aura beaucoup à répondre devant Dieu.

Paul Domanet eut un sursaut comme s’il lui était rappelé une justice inéluctable.

Ses lèvres blanchirent, ce qui lui arrivait dans les moments de grande émotion.

Il eut un mouvement de la tête, et sans répondre un mot, il quitta brusquement sa femme.