Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 285-295).

II

LA MÉTAIRIE

à raoul b.

Tu le veux ? J’y consens ; oui, si tu veux savoir
Comment j’ai retrouvé les champs, l’humble manoir,
Les bois, les prés, si chers à notre adolescence,
Et tout ce qu’ils m’ont dit après la longue absence,
Je te le conterai sans art, cherchant plutôt
La vérité du cœur que la beauté du mot,
Et laissant à mon vers, dont le hasard dispose,
Un peu du libre essor qu’il envie à la prose.
« Sois prolixe, dis-tu ; j’aime les longs récits. »
Le défaut de ce temps n’est pas d’être concis.
Volontiers à sa verve un narrateur se livre,

Et la phrase allongée en courant tourne au livre.
Ah ! que nous sommes loin des beaux jours d’autrefois,
Alors que l’écrivain, la plume entre ses doigts,
S’arrêtait, hésitait, à lui-même sévère,
Et n’écrivait enfin que le mot nécessaire !
Aujourd’hui, tout est bon. Notre style est un flux.
L’écluse est grande ouverte aux discours superflus,
Et, comme l’arrosoir incliné sur le sable,
Chacun verse à torrents son encre intarissable.

Donc, ce fut l’autre jour, aux heures du couchant,
Que j’arrivai. Mon cœur sentait, en approchant,
Ce mélange confus de tristesse et de joie
Qu’on éprouve, quand Dieu permet que l’on revoie
Ces lieux où l’on vécut enfant, vierge d’ennuis,
Et que, pour de longs jours, on déserta depuis.
On aime à retrouver partout, à son passage,
Ces sites, chers témoins des plaisirs d’un autre âge ;
Mais une voix pourtant vous dit, non sans douleur,
Qu’on y revient moins jeune… et rarement meilleur !

Déjà le soir jetait, des coteaux à la plaine,
Sa brume qu’un doux vent frôlait de son haleine :
Soir du milieu d’avril, qui descend calme et pur,

Et revient chaque fois plus tard et moins obscur !
Sous ce voile flottant, qu’un dernier rayon dore,
Toute chose à mes yeux s’attendrissait encore ;
Les prés et les coteaux, les bois vus à demi,
Tout semblait m’accueillir d’un regard plus ami.
Le long des chemins creux, marchant sous les feuillages,
Les bouviers ramenaient leurs pesants attelages.
Le repos s’étendait sur les sillons déserts.
Tout à coup, une voix dans le calme des airs
S’éleva ; du hameau la solitaire cloche
Murmurait l’Angélus à la nuit qui s’approche.
Te le dirai-je, ami ? l’accord lent et pieux
Fit courir de mon cœur une larme à mes yeux.
Au sein de ce Paris, vaste foule en démence
Qui couvre toute voix de sa rumeur immense,
Et parmi les conseils n’entend que les mauvais,
Je l’avais désappris ce doux accord, j’avais
Oublié cette voix, des vallons si connue,
Qui de l’âme et de Dieu nous parle sous la nue !

La sombre nuit tombait, lorsque, doublant le pas,
J’atteignis le portail, qui ne m’attendait pas,
Et que le vieux gardien de la maison déserte
Vint m’en ouvrir le seuil, tout surpris de l’alerte :

« Quoi, monsieur ! vous, enfin ! quel fortuné hasard !…
Dieu sait qu’à ce bonheur je songeais peu, si tard !…
Monsieur dînera-t-il ?… — Non, merci, mon brave homme,
Je dînerai demain ; vas et reprends ton somme. »
Là, dans cette maison, lieu cher et vénéré,
De tous mes souvenirs je marchais entouré.
Les portraits sur les murs semblaient me reconnaître,
Toujours comme le fils et non comme le maître.
Les fauteuils dans les coins me parlaient des absents.
J’allais, je regardais au hasard, en tous sens ;
Je montais l’escalier et m’arrêtais encore,
Et je parlais tout haut dans ce vide sonore !

Cette première nuit qu’on passe dans les champs
A pour moi des attraits singuliers et touchants.
Il semble qu’une paix auguste et solennelle
Vous reçoive et vous couvre au chevet sous son aile.
La veille, en fugitif, on a quitté Paris :
On arrive, les sens encore tout meurtris
Du tonnerre orageux qui sans fin s’y prolonge ;
Dans un bain de silence aussitôt on se plonge ;
On savoure un bonheur mêlé d’étonnement
À se sentir perdu dans cet isolement
Si calme et si profond que l’on croit, solitaire,

Dormir dans une alcôve aux bornes de la terre !
Chaque fois qu’on s’éveille, on écoute… Aucun bruit ;
Si ce n’est, par moments, un chien qui dans la nuit
Aboie, un chant de coq d’une ferme lointaine,
Ou, limpide et profond, le bruit d’une fontaine.

J’entendis cependant une plus belle voix.
Au milieu de la nuit, le Roméo des bois,
Le chantre qui se fait entre tous reconnaître,
Vingt fois improvisa, juste sous ma fenêtre.
Comme vous restez loin de ce chant des buissons,
Ténors à si haut prix, que nous applaudissons !
De ma jeunesse éteinte ô voix plaintive et tendre,
Est-ce toi qui là-bas venais te faire entendre ?
Est-ce vous, jours passés, printemps mélodieux,
Qui, dans ce chant d’oiseau, remontiez vers les cieux ?

L’aube parut bientôt, riante, pavoisée,
Et, d’un premier sourire, égayant ma croisée :
Aube d’avril, salut ! J’entendis dans la cour
Les hommes s’appelant pour le travail du jour,
Et hâtant leurs apprêts. De la fenêtre ouverte,
Je voulus contempler les bois, la plaine verte,
Toute image encor chère à mon cœur, à mes yeux,

Et ce réveil confus des champs laborieux.
De cet agile pas que l’air natal excite,
Je sortis, courant faire au dehors ma visite ;
Sous les toits attenants, pressé de voir d’abord
Nos serviteurs anciens dont j’ignorais le sort.
Hélas ! pour transformer leurs plaisirs et leurs peines,
Que peu de temps suffit aux familles humaines !
Ce chef de la tribu, ce fermier des vieux jours
(Il me semble l’entendre), homme aux graves discours,
Qui marchait répandant la sagesse en proverbes,
Depuis trois ans il dort sous une touffe d’herbes.
La fille du berger, cette brune Clairon,
Tu sais, belle à treize ans, et d’un bras déjà rond
Épanchant de sa cruche un lait pur à nos lèvres,
Mère, elle a trois enfants, dont un garde les chèvres.
En revanche, Marcel, dans sa forte maigreur,
Est toujours l’homme austère et le fier laboureur.
Comme nous parcourions au matin la campagne,
Observant les taillis où la verdure gagne,
Et le blé des sillons qui commence à grandir :
« Ah ! dit-il, dans un mois la plaine va bondir !… »
Docteurs, que pensez-vous de cette poésie ?
Cet homme, à son insu, parlait comme Isaïe.

Je quittai le prophète et j’allai visiter
Les vergers, le jardin que j’avais vu planter,
Les coteaux où le bois librement se ressème.
De ces arbres, jadis plus petits que moi-même,
Et que je protégeais de mon ombre en passant,
La plupart se dressaient d’un essor florissant,
Et, secouant sur moi leur cime épaisse et verte,
Me rendaient aujourd’hui l’ombre autrefois offerte.
Puis un tour au cellier, un coup d’œil au pressoir ;
Voilà donc un beau jour qui s’écoule ; bonsoir !

Hélas ! tu le connais, l’aphorisme vulgaire :
Les jours suivent les jours, ne se ressemblant guère.
Salomon l’avait dit, ce sage entre les rois !
Après lui, Petit-Jean l’a dit aussi, je crois.
Bref, dès le lendemain ma chronique s’attriste.
À tous mes sentiments, toi, dont le cœur assiste,
Écoute cette histoire, et dis, cher compagnon,
Dis-moi si mon ennui fut légitime ou non :

Sur le sentier qui mène au clos de la Tourache,
Et qu’adoucit au pied la mousse qui le cache,
Un chêne était debout depuis les temps anciens,
Beau, superbe, touffu, royal ; tu t’en souviens !

Un troupeau tout entier s’assemblait sous ses branches ;
Le peuple d’un village y dansait les dimanches ;
Seul enfin, dans nos champs de son ombre couverts,
Il s’élevait plus haut qu’un phare au bord des mers !
Le temps, qui l’assiégeait sans entamer sa force,
Le temps avait creusé sous sa noueuse écorce
Une ouverture, un antre arrondi comme un four,
Une étroite caverne où n’entrait pas le jour.
Que de fois, écoliers rebelles à l’étude,
Nous vînmes nous blottir dans cette fente rude,
Et nous vîmes passer, au versant du ravin,
Le vieux maître grondeur qui nous cherchait en vain !
Combien de fois encor, quand la pluie en novembre
Tombait, ce cher abri, meilleur que notre chambre,
Nous reçut l’un et l’autre, et, longtemps à couvert,
Nous endormit au bruit des rafales d’hiver !

Hier donc, curieux de revoir notre chêne,
J’allais, quand tout à coup, aux confins de la plaine,
Un spectacle m’arrête, et, saisi de pitié,
Je ne vois qu’un débris de l’arbre incendié.
La flamme avait rongé, de la racine au faîte,
Ce chêne hospitalier, notre orgueil, notre fête,
Consumé la couronne à son front souverain,

Brûlé ses bras, mordu son écorce d’airain,
Et, sous le vert colosse outragé dans sa gloire,
Amoncelé partout des tas de cendre noire.
On eût dit le tronçon d’un temple vénéré
Que le feu, dans un jour impie, a dévoré.

J’eus un frisson. Comment s’était fait ce ravage ?
Quel homme de ce crime était l’auteur sauvage ?
Malheur à lui, malheur ! La colère et le deuil
Se partageaient mes sens. Je regagnai mon seuil ;
J’ordonnai qu’on cherchât, prenant le ton du maître,
Le meurtrier. Je crus que j’allais voir paraître
Un noir bandit, un homme au sourcil odieux,
Portant écrit au front l’anathème des dieux.
Celui qu’on m’amena n’était qu’un jeune pâtre,
Enfant de quatorze ans, à l’œil doux et bleuâtre,
Aux blonds cheveux de femme. Il tremblait, il pleurait.
À sa douleur, enfin, j’arrachai le secret :
Un jour qu’il descendait de la berge prochaine,
Cherchant pour y dormir la mousse au pied du chêne,
Il avait vu, dans l’arbre au profond soupirail,
Un essaim bourdonnant d’abeilles au travail,
Dont le miel exhalait son parfum d’herbe tendre.

Ce miel l’avait tenté. Que faire pour le prendre ?
Avec leurs aiguillons ces mouches piquent fort.
Il avait donc cherché quelques brins d’osier mort,
Et, pour avoir le miel des abeilles chassées,
Mis le feu, sous le chêne, aux ronces entassées…
C’était toute sa faute : — Hélas ! ajoutait-il,
Ce malheur s’était fait le premier jour d’avril !

Que répondre à cette âme ignorante et confuse ?
Voilà donc ce que fait le sort, quand il s’amuse :
La nature a construit, au bord de nos chemins,
Un ouvrage où s’est mis tout l’effort de ses mains,
Un arbre qui, de loin, colonne centenaire,
Voyait venir sans peur le vent et le tonnerre.
Les siècles sur son front, amoncelés en vain,
Pesaient sans le courber. Que faudra-t-il enfin
Pour que le dur colosse en poudre se réduise ?
Qu’un jeune pâtre vienne, aimant la friandise !

Oublions, oublions ; d’un désastre accompli
Le plus sage remède est encore l’oubli.
Je veux gagner ce soir, afin de m’en distraire,
De nos derniers coteaux la hauteur solitaire…

Tandis que je serai dans cet agreste lieu,
Admirant la campagne immense, priant Dieu,
M’enivrant du désert et de l’heure tranquille,
Où seras-tu, Raoul ?… Peut-être au Vaudeville.