Michel Lévy frères, éditeurs (2p. --284).

ÉPITRES RUSTIQUES

I

ÉDUCATION

à louise clémence.

Que tardons-nous ? partons : sous un nuage gris,
La première hirondelle arrivée à Paris
M’annonçait ce matin, en messagère alerte,
Que chez nous, au pays, la terre est déjà verte,
Que l’on a déjà vu, sous de tièdes soleils,
Fleurir la pâquerette et les boutons vermeils !
« Qu’attendez-vous ici ? partez ! » me disait-elle,
Et sur ma sombre vitre elle frappait de l’aile.

Hâtons-nous donc : la ville au ciel toujours si laid
Ne vaut plus maintenant les honneurs d’un délai :

D’un hiver de six mois voici bientôt le terme.
Déjà plus d’un salon se dépeuple ou se ferme ;
Et les Italiens, gens épuisés de voix,
Donnaient hier Mosè pour la dernière fois.
Faisons comme eux : soufflons nos dernières bougies ;
Du rhume et de la toux cessons les élégies ;
Fuyons les plafonds bas et les murs étouffants,
Et partons, et surtout emmenons les enfants.

Emmenons les enfants ! Aux deux bords de la Seine,
Pour eux plus que pour nous l’atmosphère est malsaine.
À de si tendres cœurs, à de si doux esprits,
Abrégeons par pitié la prison de Paris.
Sauvons, d’un soin jaloux, sauvons ces purs organes
Du tableau des laideurs mesquines ou profanes ;
Sur ces premiers matins veillons pieusement !
Tout dépend ici-bas de son commencement.
Le jour sera mauvais si l’aurore est obscure ;
Amer sera le fruit, touché d’une piqûre ;
On trouble tout le fleuve en troublant le ruisseau ;
L’homme enfin tout entier se ressent du berceau !
L’enfant que l’on retient dans le cachot des villes
Porte en germe un cœur lâche et des membres débiles.
Qui de nous en passant n’a reconnu l’écueil,

À voir, dans un faubourg, sur quelque pauvre seuil,
De ces êtres chétifs aux traits maigres et hâves,
Enfants pareils aux fleurs qui poussent dans les caves ;
Nourrissons de la fièvre et de l’épuisement,
Sur qui la mère pleure et tremble à tout moment !
Quel homme, parmi ceux que la ville emprisonne,
Même entre les puissants dont le nom brille ou sonne,
Sentant croître le ver de sa prospérité,
Ne s’est dit mille fois : « Que ne suis-je resté,
Que n’ai-je, les pieds nus, grandi sur les collines,
À travers les sentiers de cailloux et d’épines,
En butte à tous les vents du ciel et de la mer ? »
Moi-même, au fond du cœur, je l’ai, ce deuil amer !
Tout orphelin n’est pas celui qui, solitaire,
Près d’une double tombe est resté sur la terre.
D’une pitié semblable il en est que je plains :
Ô nature, ô soleil, ce sont tes orphelins !
C’est vous tous qui, dans l’ombre où pas un jour ne brille,
N’avez jamais connu cette heureuse famille
Que le Dieu paternel fit pour l’enfant joyeux
Avec les fleurs des bois et les rayons des cieux !
Tout le bonheur, hélas ! ne tient pas dans un livre.
S’il est bon de savoir, il est urgent de vivre ;
Et, devant tout penseur dont l’œil n’est point troublé,

Nul chef-d’œuvre ici-bas ne vaut le grain de blé !
Qu’il aille donc, ce fils qu’à veiller Dieu nous donne,
Qu’il aille vivre aux lieux où l’atmosphère est bonne ;
Qu’il grandisse, affranchi du poids des longs travaux,
Parmi les jeunes daims et les jeunes chevaux ;
Fier, la crinière au vent, qu’il mesure sa force
À gravir le rocher et l’arbre à rude écorce,
À chevaucher les bœufs qui vont à l’abreuvoir,
À donner les bons coups comme à les recevoir !
Tel homme dont l’histoire a gardé l’ombre illustre,
Longtemps, fils du vallon, ne fut qu’un joyeux rustre.
Le collége en plein vent fut toujours le meilleur.
« Sois libre ! » dit l’oiseau. « Reste pur ! » dit la fleur ;
Et l’herbe qui fleurit, l’abeille qui bourdonne,
Instruisent mieux l’enfant que toute une Sorbonne.

Ce fut dans un jardin, paradis enchanté,
Seul et trop court berceau de la félicité,
Qu’un jour l’homme reçut, comme il venait de naître,
Sa première leçon de Dieu son premier maître.
Écartant les rideaux fermés à l’œil humain,
Dieu parut, Dieu le prit lui-même par la main,
Dieu lui fit visiter cet enclos de délices,
Et partout lui montrant les fleurs aux doux calices,

Les plantes de tout germe, ornements du sentier,
Les arbres, de l’hysope au cèdre, au chêne altier,
Enseigna de chacun à cette âme ébauchée
La secrète vertu, l’origine cachée,
Et, d’après les vertus, les germes découverts,
Leur fit distribuer des baptêmes divers.
« Parle, dit le Très-Haut, que ta bouche les nomme ;
Toute chose ici-bas attend un nom de l’homme ! »
Puis, faisant devant lui défiler tour à tour
Les groupes d’animaux à peine mis au jour,
Tant d’êtres nouveau-nés qui sortaient de l’argile,
Du serpent au lion, du tigre au cerf agile :
« Parle encor, disait-il, prononce, exempt d’effroi,
Les noms de ces sujets dont je te fais le roi !… »
Oui, telle fut l’école offerte au premier homme.
Le collége, ô douleur, ne vint qu’après la pomme !

Donc, aux jardins, aux champs, livres sans peine ouverts,
Aux bois où j’ai cueilli moi-même tant de vers,
Aux vallons parfumés de vents frais et salubres,
Laisse partir l’oiseau loin des cages lugubres,
Emmène l’écolier, l’enfant aux blonds cheveux ;
Et qu’il soit tôt ou tard l’homme selon tes vœux !

Emmène aussi ta fille, enfant qui rit et pleure.

(Et saurions-nous jamais nous en sevrer une heure ?),
Ta fille aux jours naissants, ta fille qui n’a pas
Sur le sol fait encor l’ébauche de ses pas !
Que ce soit dans les fleurs, à l’ombre d’une haie,
Qu’on aventure enfin sa marche, qu’on l’essaie
À se tenir debout, et seule, sans soutien,
À courir une fois de mon cœur jusqu’au tien.
Croissez pour ce jour-là, verts tapis, tendres mousses !
À ces pieds nus, gazons, épargnez les secousses !
Oiseaux, enseignez-lui des mots pleins de douceur ;
Lis des champs, dites-lui : « Bonjour, petite sœur ! »
Je veux que, par degrés, cette âme se compose
Du miel et du parfum qu’exhale toute chose ;
Que du cristal de l’onde elle ait la pureté,
Qu’elle ait du frais matin l’immortelle clarté ;
Que toute impression, suave ou solennelle,
Pénètre jour à jour et sans fin reste en elle ;
Que sur le front sans cesse, exempte de tout mal,
Elle garde le baume et le sel baptismal ;
Et que ce monde enfin, sur qui son regard brille,
Reconnaisse la mère au charme de la fille !