Michel Lévy frères, éditeurs (2p. 296-302).

III

LES TRISTESSES DU TEMPS

— 186Ô —

au même.

Donc, si j’en juge, ami, par tes derniers aveux,
Toute chose, là-bas, n’est point selon tes vœux :
Il est dans ce Paris, qui pourtant vous enivre,
Plus d’une ombre au tableau, plus d’une tache au livre.
On peut, à certains jours, en sondant cette mer,
Être pris d’ennui sombre et de dégoût amer !…
C’est dans un jour pareil que ta dernière prose
Coula sur le papier ; ton style n’est pas rose.
« Hélas ! hélas ! dis-tu, les signes sont mauvais ! »
(Et moi je te réponds : « Hélas ! je le savais ! » )


Hélas ! hélas ! tu vois jusques à l’évidence
Partout l’abaissement, partout la décadence ;
Dans l’honneur, dans la foi, dans les cultes divers,
Dans les arts, dans les mœurs, et jusque dans les vers !

Ce peuple qui jadis, tu t’en souviens peut-être,
N’apprenait à ses fils que la haine du maître ;
Qui, farouche, au soupçon du joug le plus clément,
Épouvantait les cieux de son rugissement ;
Maintenant moins sauvage et pris d’un autre zèle
Tu le vois caresser quiconque le musèle ;
Il était las enfin de son règne orageux ;
Il ne demande plus que du pain et des jeux.
Au soleil de ce siècle, à ses vents délétères,
Où sont, hélas ! hélas ! les fermes caractères ?
Ô vieux sol généreux, ô patrie, ô berceau
Des Molé, des Bayard, des graves Daguesseau ;
Ô terre qui donnais jadis, fière marraine,
Bossuet à l’Église, à la guerre Turenne,
Qu’as-tu fait des grands cœurs et des fronts radieux ?
Olympe dévasté, qu’as-tu fait de tes dieux ?
Par quels hôtes nouveaux, sous tes sacrés portiques,
Mère, as-tu remplacé les possesseurs antiques ?
Si parfois, d’un regard, j’explore tes palais,

J’y vois peu de héros, mais combien de valets !
Dernier luxe qui reste à tes jours d’indigence,
Chaque jour, chaque règne en propage l’engeance ;
Avides héritiers des preux, des monseigneurs,
À défaut des vertus ils en ont les honneurs.
Ils osent habiter leurs vieilles résidences ;
Ils ont dans nos conseils toutes les présidences ;
Ils marchent revêtus, au mépris des vieux droits,
De tous les majorats et de toutes les croix.
Faut-il porter la toge et l’hermine à l’épaule,
Ils sont là ; ce costume entre aussi dans le rôle ;
Et, leur expérience un jour prise en défaut,
S’ils tombent par hasard, c’est pour monter plus haut !
Hélas ! toutes les fleurs se fanent sur leurs tiges ;
Hélas ! tous les blasons perdent de leurs prestiges ;
Ces noms, ces anciens noms qui brillaient autrefois
Comme autant de joyaux dignes du front des rois,
Démentant chaque jour un passé magnifique,
Tombent dans le commerce et le monde en trafique.
N’en avons-nous pas vu, de ces fiers paladins,
À qui nos lâchetés n’inspiraient que dédains,
Qui soutinrent vingt ans, beaux parleurs de tribune,
La foi dans un autel malgré toute fortune,
Vendre contre un peu d’or, aux mains des nouveaux dieux,

Trois générations de martyrs et d’aïeux !

Hélas ! en haut, en bas, que l’œil descende ou monte,
Il retrouve, dis-tu, ces images de honte.
En fait d’âme servile, en fait d’honneur caduc,
Le plus épais bourgeois vaut le plus noble duc.
Tu vois, le long des quais, gagnant l’aréopage,
Le vieux Caton qui roule en brillant équipage.
Est-ce lui ? C’est lui-même ; oui, Caton le censeur,
Des stoïques vertus ce rude professeur,
Qui, jadis, au Château venait, les jours de fête,
Montrer sa toge courte et sa barbe mal faite.
Où va-t-il aujourd’hui, plus souple à manier ?
Il va de ses serments prêter l’avant-dernier.

Telles sont des vieillards les vertus exemplaires.
Verra-t-on que les fils vaillent mieux que les pères ?
Ô jeunesse ! ô printemps ! premières floraisons !
Tu les vois, ces enfants, espoir de nos maisons,
Tu les vois désormais, à l’envi l’un de l’autre,
Déserter chaque autel qui fut jadis le nôtre.
Qu’on ne leur parle plus — fastidieux discours —
De fière liberté, d’idéales amours,
D’un nom qui dans le cœur se voile de mystères !

Sublimes dévoûments, sacrifices austères,
Poésie, art sacré : qu’on ne leur parle plus
De ces flambeaux éteints, de ces dieux vermoulus !
Leur âme et leur encens vont à d’autres idoles,
Et leurs pires amours ne sont pas les frivoles !
C’en est fait, tout s’en va, tout meurt de jour en jour ;
Toute religion décline, tout amour
S’éteint, toute vertu suit la pente suprême ;
Tout s’abaisse et décroît, jusqu’au vice lui-même !

Ce vice d’autrefois, démon presque charmant,
De la séve des cœurs fiévreux débordement,
Qui, même au regard froid du sage qui l’accuse,
Dans ses propres excès trouvait comme une excuse ;
Ce vice des beaux jours, aimable aventurier,
Gentilhomme souvent et jamais roturier,
Qui, de joyeux duels mêlant ses mascarades,
Payait toujours fort cher ses moindres algarades ;
Qui, le jour, s’entourait de chiens et de faucons,
Qui, la nuit, gravissait l’échelle des balcons,
Et d’un palais ou deux, royal en son ivresse,
Achetait le baiser d’une folle maîtresse ;
Tu le vois désormais, dernier surcroît d’ennui.
Prudent comme un notaire et rangé comme lui ;

Il serre d’un festin le reste en son armoire,
Et jamais sans rognure il n’acquitte un mémoire.

Hélas ! tout a changé d’allures et de nom :
Don Juan n’est plus don Juan, Ninon n’est plus Ninon ;
C’est une fille adroite et savante en lésine,
Qui sait, de son boudoir, surveiller sa cuisine.
Chaque perle qu’Amour vient suspendre à son sein,
Elle l’estime au poids, encor mieux que Fossin ;
Et ce qu’un diamant en gros sous peut produire,
Elle vous le dira, rien qu’à le voir reluire.
Elle-même au marché va seule en tapinois ;
Se nourrit à huis clos de fromage et de noix ;
Revend ses oripeaux à sa meilleure amie ;
Et, quand vient le moment, sage dans l’infamie,
Pour ouvrir à Shylock, son nouveau bien-aimé,
Évince Roméo qu’elle-même a plumé !

Hélas ! hélas ! enfin, que fait au gynécée,
Que fait, le plus souvent, la femme délaissée ?
Pudique, et le cœur gros d’un deuil silencieux,
À ces tableaux impurs voile-t-elle ses yeux ?
Ainsi que la prêtresse, aux saints autels de l’âme
Entretient-elle encore une dernière flamme ?

Fait-elle tout son soin de la sagesse ? Non ;
Elle n’a qu’un souci : voir de près la Ninon.
Quelle est de ses amants la plus récente liste ?
Où loge son coiffeur, lequel vaut un artiste ?…
De ces menus détails, scabreux à raconter,
Qu’un auteur fasse un livre, elle court l’acheter ;
Qu’en drame pathétique il arrange la chose,
Elle y court la première et de larmes l’arrose.
Que dis-je ! autre scandale à tes yeux familier,
Que Ninon à l’encan mette son mobilier,
Qu’on annonce à grand bruit cette vente, l’épouse
Y court encor, fiévreuse, et de tout voir jalouse ;
Et la plus vile aiguière, instrument de mépris,
À ses yeux se transforme en relique sans prix !

Oui, telles sont, ami, les mœurs que tu contemples.
Je ne m’étonne plus, devant de tels exemples,
Que la plume s’attriste et pleure sous tes doigts.
Or, pendant ce temps-là, sais-tu ce que je vois ?
Belle autant que jamais, je vois fleurir la terre ;
Je vois briller aux cieux l’azur que rien n’altère ;
Ainsi qu’aux plus beaux jours, de tendresse enivré,
L’oiseau chante, et les lis n’ont pas dégénéré !