Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Le naturalisme philosophique


Le naturalisme philosophique

Étant donné Zola et des sujets réalistes, Zola ne pouvait produire une œuvre autre que la sienne ; il devait être matérialiste ; il l’est. Tel est le théorème littéraire que je me propose de démontrer.

Ce sera répondre ainsi à l’admiration exaltée de certains féticheurs de son talent, aux étonnements fiévreux de certains critiques, aux polémiques contradictoires de la presse, aux éloges outrés et aux colères singulières dont on l’accable. Je trouve qu’on lui fait trop d’honneur, ou pas assez, selon le point de vue critique où l’on devrait se placer pour le juger : trop d’honneur, si on prend au sérieux son rôle de chef d’école naturaliste, appelé à modifier l’axe littéraire de notre siècle et à influer sur ses mœurs générales ; et pas assez, si on le flétrit du titre d’inventeur d’un nouveau genre d’érotomanie. Il n’a pas assez de génie pour être le premier et trop de talent pour ne pas lui faire grâce du second.

« Il ne doit pas y avoir de dogme littéraire, écrit-il (Mes Haines, p. 98) ; la science du beau est une drôlerie inventée par les philosophes pour la grande hilarité des artistes. Jamais on n’obtiendra une vérité absolue en cette matière, parce que l’ensemble de toutes les vérités passées ne peut constituer qu’une vérité relative que viendra rendre fausse la vérité de demain. »

S’il n’existe pas de dogme littéraire, il existe des règles littéraires ; et si la vérité n’est pas absolue en littérature, elle est suffisamment souveraine pour imposer des droits et des devoirs. La vérité de la veille ne sera jamais l’erreur et encore moins le mensonge de demain ; elle parle une autre langue, revêt un autre style, mais elle reste une, dans son être immuable, dans son immobilité éternelle : le bien, le beau, le vrai. L’art, sans être la science du beau, a pour objet d’exprimer, et autant que possible de populariser la splendeur du vrai intellectuel et moral ; il est l’expression du beau dans les formes sensibles de la création ; il rayonne dans la forme ; il est, comme dit Platon, la splendeur du vrai. Zola qui, pourtant, accepte comme dogme les lois de l’hérédité, dans sa Méthode expérimentale, et qui la nie avec autant de désinvolture dans ses critiques (Mes Haines, p. 98) : « La création qui se continue en nous change l’humanité à chaque heure » ne se doute pas qu’en traitant de drôlerie ces principes fondamentaux de l’art, il condamne son œuvre à l’hilarité des artistes. Pourquoi son art, son esthétique nouvelle, qu’il descend des hauteurs de l’idéal-beau jusque dans les bas-fonds de l’idéal-laid, serait-il moins drôle et moins hilare que l’art accepté et consacré par la longue tradition des siècles passés ? Il est bien l’homme de son village qui, n’ayant vu que le coq en fer-blanc de son clocher, tordu, rouillé, sans bec et sans crête, ne ressemblant plus à rien, le proclame néanmoins le premier coq du monde.

Quand, en parlant du naturalisme de Zola, j’y adjoins le qualificatif philosophique, j’avoue qu’il m’est plus facile de l’écrire que de le justifier, car, bien qu’il prodigue dans ses livres, jusqu’à l’abus, tous les termes usités en philosophie, personne moins que lui peut-être n’en tire un sens plus fantaisiste et ne les cheville avec plus de maladresse. On dirait qu’ils ne sont là que comme un miroir pour attirer certains lecteurs, ou que comme un mannequin étrange pour en effrayer d’autres. La véritable raison de ce luxe de pacotille philosophique et scientifique est dans le besoin de faire croire qu’il a trouvé du nouveau ; il n’est pas assez naïf pour marcher dans l’ornière littéraire et pour s’embourber dans les pas de ses prédécesseurs, il suit et devance même son siècle ; le siècle est positiviste, matérialiste, socialiste, névrosiste…, il le sera davantage ; il lui servira dans le roman expérimental, dit scientifique, l’idéal du naturalisme, c’est-à-dire le beau dans le laid. Il est l’écrivain de ce siècle, son procédé a je ne sais quoi d’excessif qui accuse une exaltation morale voisine du déséquilibrement, et son style des brutalités et des ardeurs grossières qui dénoncent une névrose hystérique. Il trie, catalogue, classe, décrit, anatomise et analyse les ordures les plus vulgaires, les passions les plus boueuses et les vices les plus monstrueux ; il est l’Homère de là boue, le Dante de l’horrible, le de Sade des fangeux ; sa dépravation littéraire est presque un cas pathologique ; elle relève plus de la médecine que de la philosophie.

Quelques citations tirées de ses livres donneront mieux que moi le ton, la mesure et les qualités de sa philosophie : Mes Haines (p. 34, 38, 39) : « Le talent ne s’enseigne pas, il grandit dans le sens qui lui plaît… Mon art à moi est une négation de la société, une affirmation de l’individu, en dehors de toutes règles et de toutes nécessités sociales… Je me mets à part, je me grandis au-dessus des autres, je dédaigne sa justice et ses lois. — Nous allons tout droit à la mort. Le corps se dissout, l’esprit s’exalte : il y a détraquement de toute la machine. Les œuvres produites en arriveront à la démence. — J’ai dit que cette époque de transition me plaisait, que je goûtais une étrange joie à étudier nos fièvres. Parfois, cependant, il me prend des frayeurs à nous voir si frissonnants et si hagards. » (Pages 65-66) : « Tout mon être, mes sens et mon intelligence me portent à admirer l’œuvre excessive et fiévreuse que je vais analyser (Germinie Lacerteux). Je trouve en elle les défauts et les qualités qui me passionnent. — Mon goût, si l’on veut, est dépravé ; j’aime les ragoûts littéraires fortement épicés, les œuvres de décadence où une sorte de sensibilité maladive remplace la santé plantureuse des époques classiques. Je suis de mon âge. — Je ne recule devant aucun dégoût ; enthousiasmé, je me penche sur l’œuvre, saine ou malsaine, et, au delà des pudeurs et des puretés, j’aperçois tout au fond une grande lueur, la lueur du genre humain en enfantement. — J’ai le courage de mes admirations… ; je n’hésite pas entre les fortifiantes brutalités de la vérité et les brutalités doucereuses du mensonge. Pour moi j’ai dit combien je me sentais attiré par ce roman, malgré ses crudités. — L’artiste a le droit de fouiller en pleine nature humaine, de ne rien voiler du cadavre humain… Par grâce, laissez-le créer comme bon lui semble ; il ne vous donnera jamais la création telle qu’elle est ; il vous la donnera toujours vue à travers son tempérament. — À ceux qui prétendent qu’il va trop loin, je répondrai qu’il ne saurait en principe y avoir de limite dans l’étude de la vérité. Ce sont les époques et les langages qui tolèrent plus ou moins de hardiesse ; la pensée a toujours la même audace. — Cette littérature du ruisseau aux senteurs âcres et fortes, qu’on lit mal à l’aise et goûtant des délices étranges, est un des produits de notre société qu’un éréthisme nerveux secoue sans cesse. Nous sommes malades de progrès, d’industrie, de science ; nous vivons dans la fièvre et nous nous plaisons à fouiller les plaies, à descendre toujours plus bas, avides de connaître le cadavre du cœur humain. » (Pages 67-84.)

Une Campagne : « Les naturalistes vont jusqu’à la science ; ils nient tout absolu, et l’idéal n’est pour eux que l’inconnu qu’ils ont le devoir d’étudier et de connaître ; en un mot, loin de refuser Dieu, loin de l’amoindrir, ils le réservent comme la dernière solution qui soit au fond des problèmes humains (p. 132). — Hélas ! je n’ai pas même un vice (p. 149). — Ah ! le pauvre orgueilleux ravagé par son sens critique, et qui ne peut se relire sans pleurer des misères de sa création humaine ! (p. 150). Nous ne sommes que des greffiers. Tuez-vous ou divorcez, nous dresserons le procès-verbal. Et les plus grands d’entre nous ne seront pas ceux qui vous auront voulus meilleurs, mais ceux qui vous auront peints dans votre vérité » (p. 195).

Roman expérimental : « Si la méthode expérimentale conduit à la connaissance de la vie physique, elle doit conduire aussi à la connaissance de la vie passionnelle et intellectuelle (p. 2). — La science expérimentale explique le comment des choses, sans s’inquiéter du pourquoi (p. 3). — Par la dissection du corps, elle doit atteindre et connaître l’âme ; le matériel lui ouvre l’immatériel ; l’anatomie révèle les arcanes de l’esprit. Le roman naturaliste est une expérience véritable que le romancier fait sur l’homme, en s’aidant de l’observation (p. 9). — La méthode expérimentale est une sorte d’instruction que l’expérimentation fait subir à la nature. Le romancier est un juge d’instruction (p. 10). — Le douteur est le vrai savant, le doute est le grand levier de la science » (p. 11).

Il me serait facile de multiplier des passages donnant, dans ses quarante volumes, la moelle philosophique de son système, plus riche en expressions sonores et vides que nouveaux en doctrine ; mais à quoi bon ? C’est l’éternel et verbeux rabâchage du matérialisme. Son douteur qui est le vrai savant n’est-il pas la parodie naturaliste du principe philosophique de Descartes : « Je pense, donc je suis. » — « Je doute, donc je sais. » — Ou encore : « J’ignore, donc je sais tout. » Réduire, par l’analyse expérimentale, l’immatériel au matériel ; assimiler leurs phénomènes aux mêmes causes, en un mot, les ramener au mécanisme général de la matière, n’est-ce pas voiler, sous l’étiquette de déterminisme ou de naturalisme, le système philosophique du matérialisme ? Le même déterminisme doit régir la pierre des chemins et le cerveau des hommes. Les lois fixes qui régissent les intérêts invariables de l’animal deviennent les lois mathématiques qui régissent la pensée et les actes, toujours variables, de l’homme.

Un savant arme la science d’un outil nouveau, la méthode expérimentale ; il essaie, sous le vocable du déterminisme, de franchir par le moyen de l’analyse le connu : la matière, et de faire irruption dans l’inconnu : l’esprit, et aussitôt un romancier s’empare de ce tâtonnement scientifique et l’applique, novateur de non-sens, à la physiologie et à la psychologie romancière : il fait de l’art littéraire une science littéraire ; ce qui n’était qu’une probabilité pour le savant devient une certitude pour le romancier ; il formule des lois où le savant ne bégaie que des hypothèses.

Philosophiquement, le naturalisme procède du matérialisme. Dans les beaux-arts et la littérature, l’imitation du réel chasse l’idéal ; la pratique supplée à l’inspiration. L’expression de l’âme et de la beauté morale est abandonnée pour le culte de la beauté physique et de la forme. L’extravagance et le gigantesque passent pour du sublime. Le laid et le difforme trouvent des amateurs et des partisans. La glorification de la matière, l’exaltation des penchants inférieurs de la nature humaine, la peinture des passions déréglées, deviennent le but de l’art, animent le pinceau des artistes, inspirent les poètes et enfièvrent la plume des romanciers. Les règles qui dirigent le génie jusque dans ses plus grandes hardiesses sont violées ou dédaignées. L’art ne s’étudie qu’à plaire aux sens, à les flatter et à les exciter ; en même temps qu’il étale effrontément le vice, il rend la vertu niaise et ridicule.

L’art n’est pas tenu de tendre toujours au perfectionnement moral de l’homme ; la seule chose que je ne peux accepter, c’est qu’il soit immoral. Jamais, en aucun siècle, on a autant abusé qu’au nôtre des méthodes, des systèmes et des formules pour placer, avec profit et sécurité, sa marchandise littéraire ; ce ne sont pas les méthodes qui font défaut, ce sont les principes. Si la science est en progrès, la philosophie est en décadence depuis qu’on la remorque au matérialisme scientifique et à la méthode expérimentale, à la suite de Bacon. Les philosophes spiritualistes ou idéalistes voulaient asseoir la philosophie sur les genoux de Dieu, ceux de notre temps les naturalistes, la veulent dans la rue et vautrée dans le ruisseau. Trop de spiritualisme et de naturalisme sont tous deux dangereux, mais à choisir, le premier s’accorde plus avec les aspirations de l’homme et le second favorise trop les intérêts de la brute. Il faut chercher la vérité ni si haut, ni si bas, et se bien convaincre que le naturalisme est le plus dangereux ennemi de tout ordre social, de toute liberté politique et de toute science sérieuse. Il vaut mieux croire à Dieu, à cet abstrait absolu du spiritualisme, que de croire à la bête humaine, cette nécessité cruelle du naturalisme, dont on ne se console qu’en croyant à l’âme humaine : la foi à l’une nous inspire de la charité pour l’autre.

Le résumé de ces considérations m’amène à conclure que, si on fait l’honneur à Zola de croire qu’il a voulu légèrement saupoudrer son système documentaire de philosophie, il faut le comparer à une toupie ronflante qui tourne, bondit et s’élance, d’autant plus vite et plus rapide, qu’elle est vide, entre les jambes ahuries et craintives de Taine, de Renan, de Littré, de Darwin, de Claude Bernard, etc. ; il n’a de philosophie que juste ce que sa toupie détache de poussière, en tournant, de leurs souliers. La philosophie est la science supérieure qui donne à l’autre son caractère moral ou immoral ; car il y a deux états d’esprit philosophiques ; l’état négatif qui nie Dieu et l’âme, d’où immoralité et vice ; et l’état positif qui les affirme, d’où morale et vertu. Une matière honnête ! Une machine vertueuse ! Soufflez l’âme, vous soufflez l’homme ; la morale tombe de ce dogme matérialiste, comme le fruit piqué d’un arbre sans sève. Ce qui m’étonne dans Zola, avec ses principes naturalistes, ce n’est pas son genre trivial, grossier, fangeux, et il a beau protester, immoral, ce serait le contraire qui m’étonnerait et me confondrait. Zola, écrivain moral, ce serait plus qu’une antithèse, ce serait une contradiction. Si parfois il a un regret, je n’ose écrire un remords, c’est d’avoir perdu son temps et son argent à écrire des galanteries anodines, dans les Contes à Ninon, une naïve parodie de la Confession d’un enfant du siècle, dans la Confession de Claude, un pastiche réaliste mais insuffisamment pimenté de Balzac, dans la Curée, la Fortune des Rougon, etc., et de n’avoir pas débuté de suite et de plain-pied par l’Assommoir, ce formidable lancement de son succès et de sa fortune. Son génie, pour parler de lui comme il en pense et comme il en écrit lui-même, son génie littéraire s’est révélé au public nombreux des amateurs du nouveau non pas par son honnêteté, mais, horresco referens ! par sa malpropreté ; s’il avait moins amorcé les appétits malsains de la foule, il en serait encore à nous faire… des contes.

Donc, si philosophe il est, tout en descendant de loin d’Épicure, de Diogène, il n’est pas philosophe du tonneau, mais philosophe du ruisseau.