Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Le naturalisme scientifique


Le Naturalisme scientifique

À propos de Zola romancier, parler de la science de Zola, c’est s’exposer aux rires même de ses admirateurs ; et pourtant Zola, qui n’est pas un sot, me condamne, de par son système scientifique, à cette terrible alternative : ou de manquer à mon devoir de critique, si je ne parle pas de sa science, ou à être ridicule, si j’en parle. Tans pis, je me risque ; il y aura peut-être un Dieu pour le téméraire qui ose descendre dans cette coulée d’immondices, pour remuer toutes les corruptions et toutes les canailleries étudiées, filtrées et dorées dans ce laboratoire naturaliste qu’on nomme le roman expérimental.

Le système scientifique de Zola n’étant qu’une adaptation de la science expérimentale et des lois de l’hérédité au roman, il faudrait, pour bien faire comprendre le parti étrange, erroné et surtout antiscientifique qu’il en tire, examiner ces graves et troublantes questions dans leur élément propre, et mettre en parallèle et en relief le démarquage littéraire qu’il leur a fait subir. Mais rien que l’énoncé de quelques-uns des ouvrages pillés par ce naturaliste qui a parfois la prétention impertinente de donner des leçons aux savants qu’il détrousse (voir Roman expérimental) suffira pour en démontrer l’impossibilité. Consulter, en effet : Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, par Claude Bernard. Baillière, 1865, in-8, 400 p., 4 francs ; La science expérimentale, par le même. Baillière, 1878, in-18 jésus, 448 p., 4 fr. — La Décadence de l’homme, par Ch. Darwin, 2e édition revue par Barbier. Reinwald, 1874, in-8. — L’Hérédité, étude physiologique sur ses phénomènes, ses lois, ses causes, ses conséquences, par Th. Ribot. Ladrange, 1871, in-8. — Histoire de la création des êtres organisés, par Edm. Hæckel, traduction du docteur Letourneau, Reinwald. 1874, in-8. — Lois scientifiques du développement des nations dans leurs rapports avec les principes de la sélection naturelle de l’hérédité, par W. Bagehot. Germer-Baillière, 1873, in-8. — Traité physiologique et philosophique de l’hérédité naturelle, par P. Lucas, 1847, in-8.

Il est certain que, si un savant consciencieux étudiait ces matières, aussi incertaines qu’importantes, pour arriver, en les condensant, à en tirer des conclusions nouvelles et à élargir le cercle des découvertes humaines, qu’une longue vie, servie par un immense génie, n’y suffirait pas, puisque Claude Bernard, lui-même, ce descendant génial de tant de générations savantes, a emporté dans son œil éteint par la mort un dernier rayon de la science expérimentale. Mais Zola n’est pas gêné par tant de science, il prend sa plume, sa bonne plume des Rougon-Macquart, et d’un trait, effaçant dans Claude Bernard médecine et médecin, il les remplace par roman et romancier, et le roman expérimental et le romancier expérimentateur ou documentaire sont créés. Voilà sa genèse naturaliste. Roman expérimental, p. 1 : « Il me paraît utile de dire nettement ce qu’il faut entendre, selon moi, par le roman expérimental. Je n’aurai à l’aire ici qu’un travail d’adaptation, car la méthode expérimentale a été établie avec une force et une clarté merveilleuse par Claude Bernard, dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. Ce livre, d’un savant dont l’autorité est décisive, va me servir de base solide. Je trouverai là toute la question traitée, et je me bornerai, comme arguments irréfutables, à donner les citations qui me seront nécessaires. Ce ne sera donc qu’une compilation de textes, car je compte sur tous les points me retrancher derrière Claude Bernard. Le plus souvent, il me suffira de remplacer le mot médecin par le mot romancier, pour rendre ma pensée claire et lui apporter la rigueur d’une vérité scientifique. » Et p. 39, citant ces paroles de Claude Bernard : « Sans doute, nous sommes loin de cette époque où la médecine sera devenue scientifique, mais cela ne nous empêche pas d’en concevoir la possibilité et de faire tous nos efforts pour y tendre en cherchant dès aujourd’hui à introduire dans la médecine la méthode qui doit nous y conduire, » il ajoute : « Tout cela, je ne me lasserai pas de le répéter, s’applique exactement au roman expérimental. Mettez encore ici le mot roman à la place du mot médecine, et le passage reste vrai. »

Sans pousser plus loin cette étude qui s’éterniserait si on lui donnait tous les développements qu’elle comporte, il suffit, pour juger si cette adaptation est adéquate, de voir s’il y a similitude absolue entre les deux sciences qu’on revêt du même costume scientifique. — La médecine est l’art de guérir les maladies physiques ; — le roman est l’art de guérir les maladies morales, — donc, différence absolue dans la nature même du sujet scientifique du document humain. Le médecin opère sur un phénomène physique, matériel : le corps ; le romancier n’opère, lui, que sur un phénomène intellectuel, impalpable, immatériel : l’esprit. Logiquement, de cette disparité, il est impossible de conclure autre chose que l’incompatibilité de méthode expérimentale entre les deux sciences, si science il y avait. Que d’effets littéraires on pourrait expérimenter et documenter sur ce thème d’adaptation ! — Roman expérimental, p. 10 : « Voyez quelle première clarté jaillit, lorsqu’on se place à ce point de vue de la méthode expérimentale appliquée dans le roman, avec toute la rigueur scientifique que la matière supporte aujourd’hui… L’idée d’expérience entraîne avec elle l’idée de modification. Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base indestructible ; mais pour montrer le mécanisme des faits, il faut que nous produisions et que nous dirigions les phénomènes ; c’est là notre part d’invention, de génie dans l’œuvre… Je constate dès maintenant que nous devons modifier la nature sans sortir de la nature, lorsque nous employons dans nos romans la méthode expérimentale. » Si les mots sont faits pour être compris, il résulte de ce passage que Zola a du génie parce qu’il modifie la nature, il s’y enfonce même et la modifie si bien, que de laide qu’il l’a choisie, il l’idéalise, dans son naturalisme, jusqu’à en faire de l’horrible exceptionnel. Tout l’arsenal de sa méthode expérimentale, de son système scientifique n’a qu’un but : propager les maladies intellectuelles, et, au lieu de les guérir, les exciter jusqu’à la folie et à la mort. Ce n’est pas le médecin Tant-Mieux, c’est le médecin Tant-Pis qui empoisonne et qui tue.

Le Dr René Ferdas, La Physiologie expérimentale et le Roman expérimental. Hurtau, 1881, in-18, 23 pages, dit p. 12 : « En parcourant le Roman expérimental je me suis posé plusieurs questions. M. Zola envisage-t-il sérieusement le public comme une collection de pauvres d’esprit, ou bien est-il lui-même un naïf et un inconscient ? A-t-il enfin compris les phrases de Claude Bernard qu’il a découpées aux ciseaux pour les encadrer dans sa prose ? C’est ce que nous allons voir. Dès le début de sa vaste étude sur le roman expérimental, M. Zola immerge, au milieu de plusieurs pages épaisses, les idées que Claude Bernard a exposées après Lavoisier, à savoir que les phénomènes qui se passent dans les corps bruts sont identiques à ceux qui se passent dans les corps vivants. Puis, reprenant haleine, il annonce avec satisfaction « que le terme de toute recherche scientifique est donc identique pour les corps vivants et pour les corps bruts… » Quel rapport peuvent bien avoir les corps vivants et les corps bruts avec le roman dit expérimental ? M. Zola reste muet sur ce point. Il me paraît dès lors assez clair que Zola n’a aucune notion de ce que Claude Bernard a entendu dire par corps vivants et corps bruts. Qu’il sache donc désormais que corps vivants, cela veut dire les animaux et les végétaux, et que corps bruts, cela veut dire les minéraux. Un peu plus loin, Zola dit que Claude Bernard a établi que la méthode expérimentale peut être appliquée en chimie et en physique aux corps bruts, et il ajoute gravement : « C’est ici le point important que je vais examiner avec Claude Bernard. » N’est-ce pas que c’est à mourir de rire ou tout au moins à s’en trouver mal ? Lorsque Zola essaie de comparer l’expérience entreprise par le physiologiste sur un animal, à un roman (à un de ses romans), cela devient du délire, de la haute divagation. Ainsi, Claude Bernard parle, dans son livre, des divers procédés qu’on peut employer dans les laboratoires pour l’expérimentation des animaux, et il a soin de faire remarquer, à ce propos, la différence qui existe entre l’expérimentateur en physiologie, en physique et en chimie, c’est-à-dire entre celui qui possède entre ses mains des instruments, des outils pour modifier les phénomènes dont il veut découvrir le mécanisme élémentaire, et le travailleur qui, dans certaines sciences, en est réduit à l’observation pure. « Par exemple, dit Claude Bernard, l’astronomie est une science purement d’observation, parce qu’on ne conçoit pas un astronome agissant sur les astres. » Zola a cité inconsciemment tout ce passage de Claude Bernard, et savez-vous quelle est la conclusion qu’il en tire ? La voici dans toute sa beauté : « Eh bien, en revenant au roman, le romancier est fait d’un observateur et d’un expérimentateur… L’expérimentateur paraît et institue l’expérience, je veux dire fait mouvoir les personnages dans une histoire particulière… Il est indéniable que le roman naturaliste est une expérience véritable que le romancier fait sur l’homme en s’aidant de l’observation… Un fait observé devra faire jaillir l’idée de l’expérience à instituer, du roman à écrire… Faire mouvoir des personnages dans une histoire particulière ; écrire un roman naturaliste, etc…, c’est instituer une expérience ! » Voyons, franchement, est-ce assez trouvé ? Voyez-vous Claude Bernard au tablier sanglant, un scalpel à la main, penché sur les entrailles d’un animal convulsé, Claude Bernard, pensif, interrogeant la vie, comparé à Zola, écrivant : « Coupeau avait rendu tripes et boyaux, il y en avait plein la chambre, le lit en était emplâtré, le tapis également, et jusqu’à la commode qui se trouvait éclaboussée. Avec ça, Coupeau, tombé du lit où Poisson l’avait jeté, ronflait là dedans au milieu de son ordure. Il s’y étalait, vautré comme un porc, une joue barbouillée, soufflant son haleine emportée par sa bouche ouverte, balayant de ses cheveux gris la mare élargie autour de sa tête. » (L’Assommoir, p. 345.) — Voyez-vous Claude Bernard formulant les lois du fonctionnement précis des organes, rapproché de Zola ciselant cette apostrophe au père Colombe : « Dites-donc, espèce de Borgia, donnez-moi de la jaune, de votre pissat d’âne premier numéro. » (L’Assommoir, p. 339.) — Ou cette déclaration de principes : « Moi, si j’étais nommé (député), je monterais à la tribune et je dirais : M… ! Oui, pas davantage, c’est mon opinion. » (L’Assommoir, p. 339.) Où les paroles de M. Zola deviennent précieuses à enregistrer, c’est lorsqu’il nous apprend le point auquel il en est arrivé : « J’en suis arrivé à ce point, dit-il : le roman expérimental est une conséquence de l’évolution scientifique du siècle, il continue et complète la physiologie, qui elle-même s’appuie sur l’étude de la chimie et de la physique. » Ainsi, voilà qui est bien net, le roman expérimental continuant et complétant la physiologie. — « Sans me risquer, écrit sérieusement Zola, à formuler des lois, j’estime que la question d’hérédité a une grande influence sur les manifestations intellectuelles et passionnelles (??) de l’homme. Je donne aussi une importance au milieu. » Zola découvre sans effort l’importance de l’hérédité et du milieu ; il en fait part au public avec une exquise modestie, et, certes, il n’en est pas plus fier pour ça : il ne se risque pas à formuler des lois. Notez que c’est avec la même gravité qu’il lance cette grosse révélation : « Je crois que le milieu social a une importance considérable. » Ah çà, M. Zola, ce n’est pas vous également qui avez inventé la poudre ? Il faudrait le dire ! « Claude Bernard, dit quelque part Zola, a fait de grandes découvertes, et il est mort en avouant qu’il ne savait rien ou presque rien. » Vous pourrez peut-être dire cela quand vous mourrez, M. Zola, car tout est possible, mais Claude Bernard n’a jamais exhalé les doléances que vous lui prêtez. Rectifiez, ou sinon je vous baptise le Loriquet de l’histoire de Claude Bernard. » Veut-on que je démontre de la façon la plus péremptoire que Zola n’a pas compris un traître mot au livre de Claude Bernard — « terrain sur lequel il s’appuie et qui lui sert de base solide » ? — Ce me sera un simple jeu : « La science expérimentale, dit Zola, en paraphrasant Claude Bernard, ne doit pas s’inquiéter du pourquoi des choses ; elle explique le comment, pas davantage (p. 3). — Toutes ces considérations sont strictement applicables au roman expérimental. Pour ne point s’égarer dans les spéculations philosophiques, pour remplacer les hypothèses idéalistes par la lente conquête de l’inconnu, il doit s’en tenir à la recherche du pourquoi, c’est là son rôle exact, c’est de là qu’il tire, comme nous allons le voir, sa raison d’être et sa morale (p. 21). — Notre rôle d’être intelligent est là, pénétrer le pourquoi des choses, pour devenir supérieur aux choses et les réduire à l’état de rouages obéissants (p. 23). — Nous sommes des ouvriers, nous laissons aux spéculateurs cet inconnu du pourquoi où ils se battent vainement depuis des siècles, pour nous en tenir à l’inconnu du comment qui, chaque jour, diminue devant notre investigation (p. 39). — Dans le roman expérimental, on doit… ne pas sortir du comment, ne pas s’attacher au pourquoi » (p. 44). Est-il joli et choisi, ce chassé-croisé contradictoire du pourquoi et du comment ! Voilà comment, d’excellente expérimentation en médecine, on en a fait une exécrable adaptation au roman, et voilà pourquoi ce qui était vérité pour l’une, devient mensonge pour l’autre.

En raison de ses prétentions scientifiques et de sa fausse interprétation de la science, il n’est pas, dans ses romans, un seul personnage dont le caractère ne soit faux ou exagéré, une page qui n’ait en réserve une contradiction, et une ligne qui ne suinte l’immoralité littéraire. Ce vernis scientifique, tout superficiel, lui a permis de faire accepter du public cette littérature obscène, que la loi eût arrêtée et condamnée, comme outrageant la morale publique, si elle n’avait été couverte et protégée par ce vêtement sévère volé à la science.

Il doit sa sécurité à ce faux nez de savant qui met en confiance les ignorants et sa vogue à la marchandise fortement pimentée qu’il débite sous l’étiquette de la science.

Dans son système scientifique, il entre deux éléments : la méthode expérimentale — je viens, je crois, d’en démontrer la fausse application au roman, — et les lois de l’hérédité, dont l’adaptation à la littérature n’est pas mieux justifiée ; je vais le prouver.

Zola, partant de cette vérité formulée par Leibniz, que l’avenir est engendré par le présent, et le présent par le passé, ou, en d’autres termes, que l’histoire du monde n’est pas un jeu de hasard, mais la résultante de causes et d’effets, a greffé là-dessus son arbre généalogique d’une famille à deux branches, légitime et bâtarde ; il s’est proposé d’en établir l’histoire et de l’expliquer, dans une série de vingt volumes, par la succession héréditaire des tempéraments, des instincts, des vices et des vertus. Ce serait, dans la philosophie de l’histoire, un nouveau facteur, le principe physiologique, l’hérédité modifiée et développée par le milieu social. « Je me propose de suivre, en résolvant, dit-il, la double question des tempéraments et des milieux, le fil mathématique qui conduit d’un homme à un autre homme. L’hérédité a ses lois comme la pesanteur. »

Ce fil me paraît bien léger et trop tendu pour l’emploi qu’il en veut faire ; il ne sera jamais assez solide pour soutenir à de si nombreuses branches tant de personnages si remuants et si névrosés. Si cette étude me laissait le loisir de tous ses développements, il m’arriverait, en suivant ce fil dans toutes ses fantaisies et ses cascades, de le trouver souvent brisé et de constater que, dans ce tohu-bohu de légitimes et de bâtards, de mâles et de femelles, de beaux-pères et de belles-filles, de beaux-frères et d’oncles, de neveux et d’aïeules, plus d’un ne tient plus aux branches de l’arbre des Rougon-Macquart que par le fond du pantalon, et plus d’une que par une bride de son bonnet ou un reste douteux de sa chemise. La Comédie humaine de Balzac le hantait, le cauchemardait, lui étranglait son naturalisme, il lui fallait, coûte que coûte, le clou de son œuvre ; il ne pouvait rester au-dessous de Balzac… Mais que faire ? que trouver ? qu’inventer ? Il médita longtemps, chercha davantage, et au moment où, désespérant d’illustrer son évolution littéraire d’un avatar homérique, il allait… se pendre, il fit de sa corde : le fil mathématique de l’hérédité, et de l’arbre où il se disposait à l’accrocher : l’arbre généalogique de cette famille naturaliste qui commence, en 1768, par Adélaïde Fouqué, dite tante Dide, et aboutit en 1874, à travers trente et un rejetons de toute provenance, au fils non reconnu du docteur Pascal et de sa nièce Clotilde. Cet arbre me fait songer, malgré moi, à l’arbre de la science du bien et du mal ; mais Zola en a gaulé avec un tel acharnement les fruits du bien, qu’on ne peut y cueillir désormais que les fruits du mal.

Au point de vue scientifique, cette loi de l’hérédité est plus que contestable, car si elle était une loi absolue, elle annulerait complètement le libre arbitre. L’hérédité est la transmission des qualités physiques et psychiques des ascendants aux descendants. La nécessité de l’hérédité des caractères spécifiques constitue une loi, c’est-à-dire un rapport constant entre certains phénomènes, qui conserve plus ou moins exactement les apparences extérieures et les propriétés intimes du type. La loi d’hérédité est-elle fixe ou variable ; agit-elle directement et mathématiquement du père à l’enfant, ou à de longues distances ? Ces phénomènes d’atavisme sont des exceptions, et non la règle ; il s’établit une moyenne entre les différences ancestrales et non une matrice génératrice qui impose son empreinte fatalement à toute la lignée ; sans cela, les hommes, issus du même homme-type, auraient tous ce type physique et psychique : autant d’Adams que d’hommes et autant d’Èves que de femmes.

La formation de cette moyenne, nécessaire en principe, en subissant d’autres lois dans ses effets, ou leur cède ou tout au moins s’affirme d’une façon différente. L’hérédité a donc un correctif essentiel, la variabilité qui est la dominante, parce qu’elle est plus forte même que l’hérédité. Bien que celle-ci représente la perpétuité dans l’identique, l’autre nous fait comprendre la perpétuité dans l’adaptation, c’est-à-dire qu’elle seule s’accorde avec la loi primordiale de la vie, qui est le mouvement : le mouvement, ce circulus qui transforme perpétuellement l’être humain et le promène de la vie à la mort.

La moyenne de l’hérédité consiste dans l’adaptation de l’homme à son nouveau milieu et par conséquent dans la variabilité de l’espèce, variabilité qui modifie tellement l’espèce et la déforme si entièrement, qu’elle transforme son physique et son intelligence. Hérédité, mais diversité par la variabilité, donc rien de mathématique dans le fil conducteur de l’hérédité. La chaîne des êtres a plus d’un anneau brisé, et si la doctrine de l’évolution a de grandes probabilités pour elle et repose sur de nombreuses analogies scientifiques, on ne peut conclure à sa certitude. Le produit ressemble au producteur, sans être toujours identique avec lui ; le produit n’est pas une émanation directe d’un être unique, il vient d’un œuf qui participe de deux organismes distincts et séparés. L’un des deux facteurs, l’ovule ou le germe, est toujours prédominant, et pourtant, le produit ressemble souvent davantage à celui de ses auteurs dont il n’a pas le sexe : le fils a les traits de la mère, la fille ceux du père. Les croisements entraînent des différences appréciables. Les caractères psychiques de l’hérédité disparaissent par l’éducation ou par l’épuisement ; en s’éloignant de leur source, ils se modifient ou se perdent : l’influence augmente d’un côté pendant qu’elle diminue de l’autre. Il y a plutôt transmission héréditaire des maladies physiques que des imperfections morales.

La tendance de la nature est dirigée normalement vers la répétition d’un type, quel qu’il soit, et il n’y aurait jamais qu’un seul type humain, indéfiniment répété, si des causes plus fortes que la loi d’hérédité n’avaient enrayé cette tendance. L’espèce humaine ne peut être modifiée dans ses caractères intimes par les conditions extérieures dans lesquelles elle est placée ; voici pour l’hérédité physiologique : la sélection dans les deux facteurs de la procréation produit une prééminence intellectuelle qui se perpétue tant que l’introduction d’éléments disparates ou l’effet de l’épuisement naturel des forces vitales n’interviennent pas comme dissolvants. Y a-t-il fusion des deux séries, ou sont-ce deux points distincts d’un même phénomène ? Il y a hérédité de folie et il n’y a pas hérédité de génie, pourquoi ? La lésion intellectuelle existe, dans le premier cas, et se transmet ; pourquoi la faculté géniale qui distinguait le père ne se transmet au fils qu’affaiblie, épuisée et parfois éteinte ? On n’est sûr que de cette observation expérimentale, c’est que l’enfant, étant le résultat de deux influences dont l’une est toujours prépondérante, la différence des facteurs, non seulement de l’un par rapport à l’autre, mais de chacun d’eux par rapport à lui-même, suivant les circonstances, amène et provoque une constante irrégularité dans les effets prévus.

L’antagonisme perpétuel et nécessaire de l’hérédité et de la variabilité explique, par leurs deux forces, l’une, l’existence et la durée du monde organique, et l’autre ses périodes régulières de progrès, d’apogée et de décadence.

Zola ne s’étant pas mieux rendu compte des lois de l’hérédité que de la nature et par conséquent de l’objet de la science expérimentale, les a adaptées toutes deux, avec la plus entière inconséquence, au naturalisme, et a fait de l’homme une machine animale, agissant sous l’influence de l’hérédité et des milieux et marchant fatalement, comme un troupeau, sous le bâton d’une aveugle destinée. Il est incontestable que l’hérédité, le tempérament, l’éducation, le milieu général, l’exemple, les impressions et les perceptions précédemment emmagasinées, sous forme d’habitudes ou autrement, constituent un ensemble d’influences inconscientes dont la portée est incalculable, et qui diminue sans aucun doute, dans des proportions considérables, la part de liberté morale qui est la propriété de chaque individu ; mais, si limitée ou atténuée qu’elle soit, elle existe, règle générale, suffisamment indépendante pour engager toute responsabilité humaine.

Donc, au point de vue scientifique, le naturalisme est un… personnage de La Fontaine couvert de la peau du lion.

Au point de vue artistique, la science ainsi employée me semble contraire au but même de l’art. Un travail d’art, en effet, est la représentation de la vie, et vous ne pouvez expliquer la vie avec un seul facteur sans la mutiler ou l’exagérer. Le principe héréditaire n’est pas le seul facteur de la vie ; la réduire à l’hérédité, c’est tomber dans l’exagération. La logique de la vie vous contraint à introduire dans votre cadre bien des choses qui sont en dehors de ce principe, et même contre lui. Cette préoccupation du fil conducteur vous entraine à des altérations des faits, à des constructions artificielles et à de certaines applications forcées qui compromettent souvent votre arbre et cassent plus d’une de ses branches. Pauvre arbre ! à lui seul il mériterait un roman, un de ces romans où votre talent de descripteur cache la naïveté de votre science. Aussi vos lecteurs en font bon marché, et, brisant ce fil à repriser, rompant cette trame si ingénieusement mélangée, et méprisant cette parenté si mêlée, oublient toute cette construction anatomico-physiologico-héréditaire, pour s’intéresser à chaque roman, en dehors de tout système scientifique et expérimental. Au reste, ce lien plus fictif que réel, inventé pour donner une espèce de vraisemblance à l’Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le second Empire, devient un accessoire si peu important que le lecteur et l’auteur, une fois entrés dans le roman, ne s’en souviennent plus eux-mêmes.

Donc, au point de vue littéraire, la théorie de l’hérédité est aussi inutile que contraire aux règles de l’art. Le roman, par sa raison d’être essentiellement littéraire, ne se prête ni aux conceptions abstraites de la philosophie, ni aux formules mathématiques de la science. « Que m’importe la science, dans le roman, c’est l’art qu’il me faut, » avez-vous écrit.