Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Le naturalisme, qu’est-ce ?


Le Naturalisme, qu’est-ce ?

Avant de poser cette question à cet anarchiste littéraire, il me semble opportun de reproduire une page de Zola, prise dans le Roman expérimental : l’Argent dans la littérature, p. 188 : « L’Académie a cessé d’exister, j’entends comme force et comme influence dans les lettres. On se dispute toujours très âprement les fauteuils, de même qu’on se dispute les croix, par ce besoin de vanité qui est en nous. Mais l’Académie ne fait plus loi, elle perd même toute autorité sur la langue. Les prix littéraires qu’elle distribue ne comptent pas pour le public ; ils vont le plus ordinairement à des médiocrités, ils n’ont aucun sens, n’indiquent et n’encouragent aucun mouvement. L’insurrection romantique s’est produite malgré l’Académie, qui plus tard a dû l’accepter ; aujourd’hui le même fait est en train de se produire pour l’évolution naturaliste : de sorte que l’Académie apparaît comme un obstacle mis sur la voie de notre littérature, que chaque génération nouvelle doit écarter à coups de pieds ; après quoi l’Académie se résigne. Non seulement elle n’aide à rien, mais elle entrave, et elle est assez vaine et assez faible pour ouvrir les bras à ceux qu’elle a d’abord voulu dévorer. Une institution pareille ne saurait donc compter dans le mouvement littéraire d’un peuple ; elle n’a ni signification, ni action, ni résultat quelconque. »

Quelle conclusion tirer de cette fière et impertinente profession de foi…, sinon celle qu’en tire actuellement Zola lui-même, en se constituant le candidat perpétuel à tous les fauteuils vacants de cette Académie vaine et faible qui, en se résignant aux coups de pieds qu’on lui prodigue, ouvre ses bras à ceux qu’elle a voulu dévorer ; il semble lui dire : « Puisque je vous ai fait l’honneur de vous insulter, rendez-moi l’insulte de me recevoir parmi vous ; vous ne valiez pas grand’chose avant mes grossièretés, vous vaudrez un peu moins en m’accordant vos faveurs ; néanmoins je les sollicite courageusement, comme récompense et comme couronnement de mes inventions naturalistes. » Inventions, ici, ne peut s’entendre dans le sens de découverte nouvelle, d’innovation, mais dans le sens figuratif de l’adaptation d’une science, de son système et de ses termes scientifiques à un genre littéraire, à un art plutôt, qui n’a rien de commun avec elle. Zola a démarqué la science expérimentale de Claude Bernard, et, lui empruntant sa méthode et même ses expressions, il en a fait le roman expérimental, ou le naturalisme en littérature. Au reste, il ne faut pas être plus naturaliste que ce prétendu naturaliste, car, tout en le bardant de formules savantes et le revêtant de mots pompeux, il est le premier a oublier ses formules et le plus ardent à les contredire… en pratique : aucun de ses livres ne cadre absolument avec son système, tous s’en écartent par une contradiction inconsciente et presque constante. Ce fait s’explique peut-être par les lignes suivantes : Roman expérimental, p. 202 : « Ayez le respect de l’argent, ne tombez pas dans cet enfantillage de déblatérer en poètes contre lui ; l’argent est notre courage et notre dignité, à nous écrivains, qui avons besoin d’être libres pour tout dire ; l’argent fait de nous les chefs intellectuels du siècle, la seule aristocratie possible. »

Ce démenti donné à son passé par les faits actuels, moins son âpreté au gain, qui est toujours la même, méritait d’être signalé ; il indique une versatilité de procédés qui explique d’après ses intérêts la variabilité, souvent contradictoire, de ses actes et de ses écrits. Le public l’a tellement habitué à couvrir des largesses du succès ses palinodies littéraires qu’il est convaincu que lui seul s’en souvient, ou qu’en tout cas, il est amnistié par son génie. J’insiste sur cette fatuité orgueilleuse de Zola, car là seulement est l’explication de son prétendu système d’expérimentation, sa naïve ignorance et son imposante nullité de sthète et de psychologue. En le voyant pontifier avec tant de majesté rogue et froide, au milieu de ses évolutions naturalistes, hérissées de mots scientifiques étonnés eux-mêmes d’exprimer le sens qu’il leur impose, je songe involontairement à ces prêtres sauvages, moitié sorciers et moitié médecins, qui, couverts d’oripeaux étranges, effrayent d’autant plus et inspirent davantage de respect par leurs gestes extravagants et leurs mots bizarres, à des naïfs idolatres, qu’ils sont plus ignorants et plus disposés à accepter ce qu’ils ne comprennent pas. Il ne faut pas se le dissimuler, le plus net de sa science expérimentale tient à notre ignorance et à notre engouement : il n’est naturaliste que parce que nous lui laissons très naturellement exploiter nos appétits matériels ; soyons moins bêtes, on m’excusera cette expression pour la part que j’en prends, et il sera plus spirituel, ou plus idéaliste, ce qui littérairement revient au même. Qu’est-ce que le réalisme ? — Moi, répond la Baigneuse de Courbet. — Nous peut-être, disent Diderot, Stendhal et Balzac, s’il faut en croire des gens qui se nomment naturalistes. — Nous, nous, clament Madame Bovary, Fanny, les Bourgeois de Molinchart, Chien-Caillou… Je ne conteste pas vos droits au réalisme, mais cela ne me dit pas ce qu’il est. Champfleury qui, sous ce titre, a réuni trois cents pages, me l’apprendra peut-être. Malheureusement, après m’avoir condamné à le subir dans deux cent soixante-dix pages qui traitent de tout, excepté de cet enfant terrible, le fils naturel, disent quelques uns du romantisme, et sa queue, prétendent d’autres moins respectueux, il me fait confidence, dans trente pages, les dernières, qu’il n’est pas bien sûr d’avoir jamais prononcé le mot de réalisme : « peut-être lui a-t-il échappé un jour, mais c’était dans l’emportement de la lutte ; il était abasourdi par les cris de la critique ; il ne savait plus ce qu’il faisait, ce qu’il disait. Ce mot est un grelot qu’on attache de force à son cou ; c’est un de ces termes équivoques qui peuvent servir à la fois de couronne de laurier et de couronne de choux. » Voilà qui est certain, Champfleury, ce fil mathématique qui lie Zola à Balzac, ne sait pas ce qu’est le réalisme, cet outil complaisant qui lui a servi à construire une chapelle littéraire et à réaliser une situation gendelettre peu commune.

Zola, à qui nous posons la même question sur le naturalisme, sera-t-il plus explicite que son ancien collègue en librairie ? Champfleury fut commis chez Dumoulin, comme lui l’a été chez Hachette. Ils n’ont pas que ce point de contact, ils semblent encore se toucher par les mêmes aspérités de caractère, par des exagérations pareilles de tempérament et par des haines et des amitiés qui se rapprochent par leurs contradictions : le premier aimait les chats, il avait du félin dans le style ; le second préfère les chiens, il a du dogue dans les dents de fer de sa plume ; l’un admirait Courbet et ne croyait qu’à un seul dieu littéraire, Balzac ; l’autre s’est fait une réclame de son amitié et de son culte pour Manet, et, tout en se réclamant de Balzac, comme élève, il lui fait l’honneur de se croire son maître. À peine au-dessous du réalisme distingue-t-on la signature menue, fluette et étriquée de Champfleury : c’est un fil de toile d’araignée suspendu à une brindille de paille, quand au-dessous du naturalisme, celle d’Émile Zola s’étale forte, autoritaire et sifflante d’orgueil : les initiales E Z se dressent, dans leur violence calligraphique, comme deux vipères prêtes à se dévorer ou à mordre les téméraires qui voudraient y toucher. Une fourmi peureuse semble protéger l’humble formule du réalisme, alors que deux vipères, comme les dragons antiques, ou deux épées flamboyantes défendent le dogme absolu du naturalisme.

Qu’est-ce que le naturalisme ? — Moi, répond Zola, mais je me moque comme vous de ce mot, et cependant je m’en sers, parce qu’il faut un baptême aux choses, pour que le public les croie neuves (Journal des Goncourt, tome V, p. 314). Cette définition diffère peu de la précédente ; la première était un grelot, celle-ci est un baptême ; on dirait que le grelot a eu pour mission de sonner le baptême. La différence entre la signification littéraire qu’on impose à ces deux mots presque barbares est tellement insignifiante, qu’on les confond presque ensemble. Le réaliste est un photographe qui reproduit sur un cliché sensibilisé la nature telle qu’elle se présente à son objectif, le naturaliste est un artiste qui étudie la nature avec conscience et la rend telle qu’il la voit, avec ses émotions et ses couleurs ; le premier est un froid enquêteur qui catatalogue minutieusement, scrupuleusement les hommes et les choses, les passions et les vices, les actes humains et physiques qui constituent une sorte d’inventaire ; le second est un anatomiste qui, analysant avec conscience le document humain, placé dans certains milieux, doit, à l’aide de l’observation expérimentale, le suivre dans un évolutionnisme déterminé, et en déduire des conditions intellectuelles, morales et sociales, fatalement matérialistes ou mécaniques.

Le réalisme rend la nature telle qu’elle est, le naturalisme, telle qu’il croit qu’elle doit être ; l’un semble la subir, l’autre s’impose à elle. Champfleury, le réaliste, couronne de choux en tête et grelot au cou, proclame le réalisme un art naïf, individuel et indépendant qui a pour but de photographier la nature telle qu’elle se présente à l’œil réaliste ; Zola, le naturaliste, couronne de laurier au front, baptise le naturalisme l’art savant qui observe et documente, dans des milieux donnés, un coin de la nature vu à travers un tempérament. On le voit, Champfleury, dont se garde bien de parler Zola, qui saute pardessus sa tête pour se déclarer le fils de Balzac et le petit-fils de Stendhal, est le précurseur immédiat de ce messie ingrat ; il lui a laissé une formule toute faite ; un art naïf, individuel et indépendant qu’il n’a eu qu’à digérer légèrement, après avoir pris une infusion romantico-réaliste dans Flaubert, pour en faire un art savant qui observe et rend un coin de la nature, vu à travers un tempérament, c’est-à-dire, vu, étudié et rendu par une individualité indépendante. Il y a plus de différence apparente dans les mots que dans la chose ; c’est, en somme, la même marchandise, un peu remaniée, avec une étiquette nouvelle. Si, dans le naturalisme, on ne parle pas de réalisme, n’en cherchez pas d’autre raison que celle-ci : dans la maison d’un pendu on ne parle jamais de corde. Il a manqué à Champfleury, pour être Zola, d’être venu avant lui, d’avoir eu peur de la loi, de n’avoir pas osé enrichir sa formule naïve de termes scientifiques, et surtout de n’avoir pas su l’épicer de tous les piments érotiques les plus violents. Zola est par-dessus tout un descripteur et un pimenteur ; ôtez les légumes et les épices, que restera-t-il dans le plat ?

Émile Zola ayant élevé ses prétentions naturalistes jusqu’à vouloir inventer un naturalisme philosophique, scientifique et moral, il est indispensable de l’étudier sous ces trois aspects, qu’on ne s’attendait guère à rencontrer dans le roman dit expérimental.