Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Le naturalisme


Le naturalisme

« La nature, disait de Maistre, qu’est-ce que cette dame ? » Moi, je me demande : le naturalisme, qu’est-ce, ce monsieur ? « Oui, dit Félix Pyat, Revue de Paris et de Saint-Pétersbourg, 15 novembre 1887, p. 77, naturalisme, qu’es-tu ? Barbarisme d’abord…, mais c’est ton moindre défaut. Tu n’y regardes pas de si près et ne t’effrayes pas de si peu. Barbarie ensuite…, excuse à la barbarie ! Elle comporte une force et une grâce première qui manquent à ta caducité. Grossièreté n’est pas force ; incongruité n’est pas grâce. Tu as toute la laideur et le cynisme de la vieillesse, cette seconde enfance pire que l’autre. Tu n’es pas d’ailleurs nouveau venu dans le monde. On t’y retrouve à chaque époque de décadence, produit fatal de la loi de renveloppement. On t’a déjà vu à la fin du xviiie siècle ; tu t’appelais Sadisme, tu étais marquis. À la fin du xixe siècle, tu n’es pas plus beau, bien que bourgeois. Pour être un peu moins cruel, tu n’en es pas moins sale : et pour être plus mou, tu n’en es pas plus propre. C’est la différence du tigre au porc…, mais toujours la brute. Même rechute de l’homme en bestialité. »

« Mon Dieu ! reprend Zola, dans Une Campagne, p. 133, je n’ai rien inventé, pas même le mot naturalisme, qui se trouve dans Montaigne, avec le sens que nous lui donnons aujourd’hui. On l’emploie en Russie depuis trente ans, on le trouve dans vingt-cinq critiques en France, et particulièrement chez Taine » Voilà pour le mot, c’est entendu, on ne prendra jamais Zola sans vert, et pour cause ; il ne cite pas plus les écrivains qu’il plagie que ceux qui le justifient : les uns prouveraient sa mauvaise foi et les autres rien du tout. Passons à la chose.

Le naturalisme, comme je l’ai dit, est un mot nouveau, mais la chose qu’on lui fait signifier est déjà ancienne ; une étude que je suis patiemment depuis huit ans, l’étayant des documents les plus nombreux : la Trilogie érotique, Arétin, de Sade et Zola, ou l’Immoralité littéraire aux xvie, xviiie et xixe siècles. en donnera, dans un volume qui doit paraître prochainement, des preuves intéressantes et indiscutables. Arétin, dans Raggionamenti della Nana et dans ses pièces de théâtre, a pratiqué le naturalisme littéraire, ou la théorie de l’obscénité satyrique et pamphlétaire ; de Sade, le naturalisme sanguinaire ou la théorie de la jouissance dans les tortures ; Zola professe le naturalisme bestial, ou l’excitation au plaisir des sens par la peinture pimentée des vices orduriers. Lequel des trois est le pis, ou le moins mauvais ? La réponse, il me semble, doit être la résultante du plus grand mal produit par leurs œuvres ; en ce cas, Zola l’emporte sur ses émules en obscénité. Comme le bien, tout mal a son sommet ; Zola aspirait à un sommet, il a le sien ; il tient le sommet du mal, en littérature : il y a droit, de par la quantité et la qualité de son produit naturaliste. Dans le roman, c’est le plus débraillé qui a le succès. Le public actuel n’aime ni le vrai ni le simple ; il aime le faisandé et le charlatan pailleté d’or et d’argent ; il lui faut la surexcitation de tous les bas appétits et l’amorce de toutes les blagues. Le genre obscène avait épuisé son bric-à-brac d’adultères égrillards, d’anecdotes religieuses poivrées et de pamphlets effrontés et impudiques ; on en avait assez des gaillardises gauloises et des polissonneries Louis XV ; les galanteries épicées de la cour, les commérages libertins des ruelles et de la boutique puaient le fade et le moisi ; tout cela, rance, maquillé, soufflé, grimacier, poissé, finissait par lever le cœur. Il fallait, pour ravigoter le goût affadi de nos blasés et secouer les nerfs détendus de nos névrosées des piments plus relevés, des moxas plus violents ; il conquit de haut goût cette attention éteinte en greffant le naturalisme sur l’érotisme.

Cette littérature triviale, ivre de gros vin frelaté et d’alcool vitriolisé se roulant, hurlante de mots grossiers et orduriers, dans le cynisme insolent de ses vices et de ses passions, galvanisa ce cadavre moderne usé de débauches et lui rendit, avec sa curiosité excitée, un reste de désirs enragés et crapuleux. Sans les peintures grossièrement lascives et les mots salement crapuleux qui les encadrent et les relèvent, ce naturalisme prétentieux qui monte ses goujats sur des échasses épiques et fait parler à ses… pierreuses la langue poivrée des halles et d’autres lieux, rebuterait vite les plus enfiévrés de pornographie. Voyez Catulle Mendès, Bourget, Huysmans, Maizeroi, Gyp, etc., on ne peut faire mieux dans le monde galant : esprit, talent et science admirable du métier, ils ne négligent rien pour piquer l’appétit sensuel et le satisfaire ; ils atteignent presque la perfection du genre, et pourtant ils sont moins demandés et moins lus que Zola. Pourquoi les écrase-t-il de sa vogue et du son succès ? A-t-il plus de talent, ou plus d’immoralité ? Non, mais son genre plus canaille est mieux compris du peuple qui y trouve la peinture et l’excuse de ses vices et de la société plus lettrée et plus blasée qui se délecte de cette immoralité faisandée. Le beau littéraire, c’est-à-dire le faire artistique de l’écrivain, aura toujours moins de succès que le réel brutal de la nature ; il y aura toujours plus d’appréciateurs, j’allais dire de dégustateurs, d’une femme atrocement nue et présentée dans des conditions particulières de nudité naturaliste, que d’une femme savamment nue, dans un déshabillé voluptueux et galant ; c’est la traduction de cette vérité populaire : plus d’amateurs que de connaisseurs ; c’est le sale du vice humain de préférer le pis en érotomanie.