Émile Zola : l’homme & l’œuvre/L’art dans le roman


L’art dans le roman

L’art, dans son acception la plus vaste, se définit la sensation et la réalisation du vrai et du beau dans la nature. — « Le plus grand art, a dit Diderot, dans une œuvre de l’esprit, est de cacher l’art. — Le vrai, c’est la nature ou sa fidèle imitation. — Le beau est ce qui plaît, ce qui est utile ou agréable à chaque individu, d’après son tempérament particulier. — Il y a deux sortes de beau : le beau naturel et le beau idéal, qui se subdivisent en deux : le beau idéal moral et le beau idéal physique. — Le beau naturel ou physique, c’est la reproduction ou l’imitation de la nature dans sa forme la plus plastique. — Le beau idéal moral, c’est l’interprétation ou la traduction éclatante de la nature transfigurée par l’aspiration de l’homme à la vérité absolue. » De ces définitions, il résulte que l’art ne peut être « un coin de la nature vu à travers un tempérament », comme le définit Zola, ou comme il l’explique, en d’autres termes : « une formule de vérité qui base une œuvre sur la nature et explique les déviations du vrai par le tempérament de l’artiste ». Ce pathos linguistique ne dit rien qui vaille et son auteur serait fort empêché s’il lui fallait l’expliquer. Il esquive toujours ainsi une définition sérieuse et l’exposition précise d’une méthode par une pétarade de mots scientifiques qui frappent l’œil et l’oreille, mais ne disent rien à l’esprit. Cela veut dire, dépouillé de tout artifice littéraire, que l’art naturaliste est l’imitation exacte et complète d’une certaine nature, telle qu’elle est et telle que la voit, avec son tempérament particulier, l’artiste. C’est la profession de foi systématique au réel dans la nature et le dédain systématique de l’idéal, de ce qui dépasse la nature. L’art véritable, c’est l’union harmonieuse de l’idéal et de la nature ; c’est la nature inondée des reflets de l’idéal, c’est l’idéal réfléchi dans la nature. L’art exprime la réalité, mais la réalité transfigurée par l’idéal ; l’art exprime l’idéal, mais l’idéal réalisé dans un type de la nature. Le réel tout seul est une erreur ; l’idéal tout seul en est une autre. Le réel tout seul est un être brut qui supprime en se montrant toute la raison d’art. Le propre du génie artistique est de saisir la proportion où ces deux choses : le réel et l’idéal, doivent s’unir pour faire éclater la splendeur de l’ordre et de l’harmonie, c’est-à-dire la beauté même. L’idéal sans le réel dans les œuvres d’art, ce serait comme l’âme sans le corps ; et le réel sans l’idéal, ce serait comme le corps sans l’âme ; ce serait l’art cadavre.

L’art vrai, le beau artistique est comme l’homme lui-même ; il est esprit et corps ; il est le corps transfiguré par l’esprit éclatant à travers le corps. Le sommet de l’art est le point culminant où l’âme et le corps, l’esprit et la matière, comme dans l’homme même, arrivent à la compénétration la plus complète et la plus harmonieuse.

L’homme, qui a la prétention d’avoir été créé à l’image de Dieu, doit, par l’art, créer, c’est-à-dire interpréter et traduire la nature à son image, en l’illuminant du reflet de sa double nature : esprit et matière. Ce que l’artiste imite dans la nature, ce n’est pas la réalité telle qu’elle est en dehors de lui, c’est la réalité telle qu’elle est en lui. Il voit la nature, mais il la voit non pas vulgaire, telle qu’elle est dans sa réalité triviale ; mais il la voit telle que la lui font ensemble et sa pensée qui la regarde, et son âme qui la sent, et son cœur qui l’aime. Il se fait en un mot, de l’objet, une image qu’il grave en lui d’après un certain type de beauté idéale entrevue par son génie ; et c’est cette image identifiée à lui-même et toute exubérante de sa vie qui va sortir toile, marbre ou livre de son cerveau.

Zola, comme tous les réalistes et les naturalistes, n’a abandonné et même conspué ces règles immuables du vrai art que parce qu’elles contrariaient son but en le privant des bénéfices d’une littérature facile et lucrative. Son naturalisme est, non une conviction, mais une opération, non un art, mais un métier. Pourquoi, s’il n’y a pas un autre but que l’art, dans le naturalisme, peindre toute la nature et rien que la nature, et reproduire toute la réalité telle qu’elle se voit et toute la nature telle qu’elle est ? Si tel spectacle me fait horreur dans la nature et si telle réalité me répugne, pourquoi me forcer à les contempler dans l’art ? L’original m’épouvante et vous prétendez m’imposer la copie ? À quoi sert, dans l’art, la reproduction salement réalisée de ce que je ne puis voir et regarder sans dégoût dans la nature ? Quoi ! vous constituez, comme document humain du réel, un homme ivre, laid de plusieurs laideurs, une fille, Nana, un résumé de toutes les prostitutions parisiennes, un souteneur, Lantier, modèle de toutes les spéculations de la débauche, un pétomane ignoble, Jésus-Christ, qui déshonore un nom sublime que respecte et admire l’histoire de tous les peuples ! … Vous étalez sous mes yeux des exhibitions repoussantes de femmes qui accouchent, de vaches qui vêlent, de génisses qui…, de jeunes filles… ; vous semez partout les adultères, les incestes, les viols ; vous ruez des femmes de mineurs sur un malheureux épicier avare, elles le tuent, et, insatiables de sang, d’outrages et d’insultes, elles violent jusqu’au mystère honteux de sa chair secrète, elles l’accrochent fumante, drapeau sanglant et horrible, digne de ces natures monstrueuses, à un bâton sanglant, elles… Mais ma plume, répugnée et dégoûtée, refuse de reproduire ces scènes et ces mots ; vous me jetez devant les anatomies les plus macabres, devant les académies les plus obscènes… et vous me dites : Admirez ! voilà la réalité dans sa vérité, voilà la nature toute pure. « Le sens du réel, c’est de sentir la nature et de la rendre telle qu’elle est » (Roman expérimental, p. 208-209). — « Au sens du réel, il faut joindre le sens du rendu, son expression personnelle » (le même, p. 212). — « Le mécanisme de l’originalité dépend de cette expression personnelle. La pureté de la forme n’est pas une nécessité absolue de l’originalité dans l’expression ; il faut surtout une tonalité individuelle, une caractéristique personnelle » (le même, p. 217). — « Dit-on assez de sottises sur ce pauvre naturalisme ! Si je réunissais tout ce qu’on publie sur la question, j’élèverais un monument à l’imbécillité humaine. Écoutez tout ce monde : « Ah ! oui, les naturalistes, ces gens qui ont des mains sales, qui veulent que tous les romans soient écrits en argot et qui choisissent de parti pris les sujets les plus dégoûtants, dans les basses classes et dans les mauvais lieux. Mais, pas du tout, vous mentez ! J’ai appelé naturalisme le large mouvement analytique et expérimental qui est parti du xviiie siècle et qui s’élargit si magnifiquement dans le nôtre… Le naturalisme ne m’appartient pas, il appartient au siècle. Il agit dans la société, dans les sciences, dans les lettres et les arts, dans la politique. Il est la force de notre âge » (le même, p. 255). — « Où te quand m’a-t-on surpris en train de boucher le ciel de la fantaisie, de nier chez l’homme le besoin de mentir, d’idéaliser, d’échapper au réel ? J’accepte tout l’homme, seulement je l’explique par la science » (le même, p. 261).

« Il est évident que le naturalisme ne tient pas au choix des sujets ; de même que le savant applique sa loupe d’observateur sur la rose comme sur l’ortie, le romancier naturaliste a pour champ d’observation la société entière, depuis le salon jusqu’au bouge. Les imbéciles seuls font du naturalisme la rhétorique de l’égout » (Roman expérimental, p. 264). Diavolo ! maître, quelles autres preuves que celles dont fourmillent vos ouvrages faut-il vous fournir, pour vous prouver, non pas que vous êtes un imbécile, mais que vous leur donnez raison ? À quoi bon vous battre les flancs et vous mettre à la torture pour inventer un réel et créer une nature, qui sont, à la vérité du réel et de la nature ce qu’est le cadavre à un corps sain, le chancre à une chair vigoureuse, la laideur à la beauté. Encore si, dans votre champ d’observation, vous cultiviez parfois une plante morale, une fleur d’honnêteté, une de ces vertus nobles et grandes qui démontrent que l’homme n’a pas que des passions ignobles et honteuses, qu’il n’est pas qu’une exception tellement monstrueuse et commune qu’elle devient presque la règle générale, je pourrais croire que vous êtes de bonne foi et que vous êtes le premier la victime des erreurs et des dangers de votre système naturaliste. Mais non, les précautions que vous avez prises en voulant élever le roman à la hauteur d’une science expérimentale et en dissimulant vos habiletés d’amorceur littéraire sous le prétexte d’anatomies morales et d’études immondes des dessous de la pire société, prouvent que vous êtes de parti pris un érotique des plus dangereux. En littérature, quel est l’écrivain obscène qui ne soit pas naturaliste ? Leurs peintures trop réelles, leurs personnages trop naturels, ne sont-ils pas immoraux, précisément parce qu’ils peignent des scènes et reproduisent des actes qui sont la trop fidèle reproduction, dans le nu, dans le sale, dans le monstrueux exceptionnel, d’une réalité crue et d’une nature fangeuse ? Oui, qu’avez-vous besoin, si vous n’y trouvez pas votre intérêt, de me reproduire toutes ces ordures, de me peindre toutes ces plaies ? Je peux les voir à l’hôpital ; là, du moins, je les trouve vivantes, et vos chefs-d’œuvre réalistes ne vaudront jamais pour moi ces vivantes horreurs… Et alors même que vous me feriez grâce de l’atroce, de l’horrible, de l’ignoble, du repoussant ; si vous ne donnez à la nature aucune auréole et au réel aucun rayon qui le transfigure, à quoi bon vos livres naturalistes ? J’aime mieux voir la nature. La nature a, dans son ensemble de contrastes opposés et imprévus, une grandeur et une harmonieuse beauté qui corrigent les tâches et les amoindrit. Votre tort est de ne voir et de ne reproduire qu’un coin de la nature, et encore à travers votre tempérament, c’est-à-dire vos passions, vos infirmités et vos faiblesses. Est-ce même peut-être en raison de la myopie de votre vue et de la dépravation de votre nez que vous avez toujours choisi un coin de la nature où l’on voit de près et où l’on sent de plus près de ces choses qui vous brûlent les yeux et vous emportent le nez. Le naturalisme, considéré comme art littéraire, exerce dans l’ordre intellectuel, moral, religieux, social, et sur la littérature elle-même, l’influence la plus destructive.

Dans l’ordre intellectuel, son action immédiate sur les idées ramène successivement et quelquefois simultanément toutes les couleurs et toutes les nuances des erreurs philosophiques connues sous les noms de panthéisme, d’athéisme, de matérialisme, de positivisme, de fatalisme, de scepticisme et de nihilisme doctrinal : le naturaliste, en proclamant la souveraineté indépendante de son tempérament, juge absolu de la nature, se déclare Dieu ; Dieu dans le royaume de l’art, comme le philosophe rationaliste dans le royaume de la pensée. Il efface l’idée de Dieu comme il élimine celle de l’âme, de l’esprit, de la conscience, parce que l’ombre de Dieu même l’importune en infligeant à ses œuvres des démentis irréfutables. Apprécié dans ses effets comme dans ses causes, au point de vue de son action sur les idées, le naturalisme est d’essence l’art des peuples matérialistes et décadents.

Dans l’ordre moral, son influence éclate aussi désastreuse et plus palpable ; le dogme absolu de cette nouvelle école étant l’imitation exacte et complète du réel, mais du réel de la matière, du réel des sens et du réel de la chair, il ne peut logiquement en sortir que le culte de la nature, c’est-à-dire le sensualisme. Or, le sensualisme, ou le besoin de jouir de tous les plaisirs inhérents à notre nature, n’est-ce pas la négation de toutes les vertus, la radiation de tous les dévouements, et par conséquent l’excuse de tous les vices et l’encouragement à toutes les dépravations ? Le naturalisme, cette singerie de la nature, cette grimace de l’homme à Dieu, est un brevet s. g. d. g. accordé à tous les érotomanes qui veulent faire fortune. La route du progrès moral, du vrai progrès de l’humanité est toujours barrée par quelque doctrine ou par quelqu’un, et les grands élans de tous genres : scientifiques, littéraires, artistiques, philosophiques et politiques, sont annulés moralement et n’aboutissent qu’à une plus grande licence, parce qu’au point de départ on se sépare de Dieu et qu’on prend le chemin où il n’est pas. C’est l’histoire de tous les grands mouvements modernes, de la Révolution, du Romantisme, du Réalisme et du Naturalisme : 92 échoue en 93, le Romantisme tombe dans le Réalisme, celui-ci s’effondre dans le Naturalisme qui finit au Décadentisme pour sombrer dans l’Anarchisme. Cela est mauvais et cela devient pis, parce qu’il y manque Dieu. Sans doute, l’humanité marche, mais pour un pas qu’elle fait en avant, elle en fait deux de côté ; elle allonge son chemin, en niant deux vérités acquises pour une conquise : exclure Dieu de la nature, c’est éteindre toute lumière et toute vertu. La vérité, c’est la théorie de la vertu : la vertu exige Dieu, donc il est ; la vertu exige l’âme, donc elle est ; la vertu suppose la liberté, donc l’homme est libre ; la vertu suppose la récompense, donc immortalité de l’âme. Tout ceci constitue la vertu, le bien moral. L’effort moral prend alors un sens parce qu’il a un but : il devient l’acte humain, l’acte raisonnable, l’acte bon qui est le contraire du vice. Toutes ces questions semblent s’éloigner du naturalisme et pourtant elles en sont l’âme, précisément parce que cette école littéraire la nie ou semble l’ignorer. S’il y avait un Dieu et une âme dans ce réel et dans cette nature, l’écrivain n’oserait jamais les insulter jusqu’à nous les peindre dans ce qu’ils ont de plus ignoble et de plus répugnant. On ne peint pas une toile avec de la boue, on ne dresse pas une statue dans le ruisseau, on n’écrit pas un livre avec des ordures, l’art est plus élevé.

Dans l’ordre social, l’action du naturalisme entraîne des conséquences tout aussi dangereuses. Il ressort de l’examen du monde littéraire et du monde social un parallélisme assez curieux : le naturalisme dans l’ordre littéraire ressemble au règne du fait et à la souveraineté de la force dans le monde social. Le fait accompli, accepté comme légitime, le fait brut, accepté comme le droit, est-ce autre chose que le naturalisme dans la société ? Dans l’ordre social, il y a aussi le réel et l’idéal ; le réel c’est le fait, l’idéal c’est le droit ; le réel c’est ce qui est, l’idéal c’est ce qui doit être ; le réel, le réel seul, c’est le règne exclusif de la force ; l’idéal c’est le règne supérieur de la justice ; et l’harmonie de l’un et de l’autre, de la justice dirigeant la force et de la force mise au service de la justice, c’est la beauté sociale à la plus haute puissance. Supprimez l’idéal, il ne reste que le fait, le fait qui s’impose d’une manière inflexible. Le fait et la force régnant seuls dans la société, c’est le despotisme ou l’anarchisme : le réel et la nature, c’est-à-dire la force et le fait régnant dans l’art, c’est le réalisme ou le naturalisme. Le retour vers le réel dans la nature ramène, en politique, l’homme au fait brutal, à la force aveugle, c’est-à-dire à la barbarie plus ou moins civilisée, et en littérature à la reproduction ou à l’imitation du document humain vu, jugé et analysé dans ses laideurs. Chasser l’idéal de la société, c’est la condamner aux utopies les moins sociales et ouvrir la porte à tous les attentats.

La situation exceptionnelle qui résulte de l’application du naturalisme à l’ordre social modifie presque la certitude de cette vérité philosophique : la causalité est une loi de la pensée qui ne peut être inférieure à son effet, ce qui équivaut à dire qu’il ne peut pas y avoir dans l’effet plus que dans la cause : le moins n’est pas cause du plus ; les effets produits par le naturalisme social, l’anarchisme, par exemple, sont tellement effrayants, qu’on se demande si l’effet ne dépasse pas la cause. En tout cas, la logique du fait, dans ce réel social, est tellement impitoyable dans ses conséquences politiques, qu’elle suffit pour condamner les naturalistes.

Dans l’ordre religieux, son action immédiate étant la négation de l’absolu qui est Dieu, il est certain que toute solution dépendant de cette vérité fondamentale, il n’y a plus de religion possible, c’est la table rase de toute théodicée et de toute théologie.

Dans l’ordre littéraire, l’action du naturalisme opère sur lui-même ; ce n’est plus Saturne dévorant ses fils, c’est le fou enragé s’arrachant les entrailles pour s’en repaître. Qu’est-ce, en effet, qu’une littérature qui, renonçant à toute dignité et à tout respect, se donne en spectacle et en pâture à toutes les curiosités malsaines et à tous les appétits répugnants. La littérature naturaliste me fait l’effet d’une prostituée qui, drapée de soies luxueuses traînées dans la boue des ruisseaux, étale effrontément, dans un argot emphatique, ses réalités sexuelles et ses brutalités naturalistes.

Pour qui ces livres qui prétendent être le premier mot artiste de la littérature et le dernier mot de la science ? Est-ce pour des êtres qui n’ont que des sens ou pour des êtres qui ont une âme ? Est-ce pour des animaux qui ne savent que sentir ou bien pour des hommes qui savent penser ? Demandez au Zola pauvre ce qu’il penserait du Zola riche ; au Zola de Pot-Bouille ce qu’il pense du Zola des Premiers contes à Ninon. Toute la question naturaliste est là.

Une lettre de Sully-Prudhomme, dans le supplément de l’Écho de Paris, 8 mars 1893, me permettra de donner à ces réflexions une conclusion plus autorisée que la mienne : « Le romancier a-t-il le droit de tout dire au nom de l’art ? La dissection publique des mœurs est-elle, par son objet, comme un cours d’anatomie et au même titre nécessairement chaste ?… La curiosité des lecteurs de romans n’est pas de même espèce que celle des étudiants en médecine ou des savants ; elle est évidemment loin d’être tout intellectuelle. Quand un romancier dépeint une chose quelconque, morale ou physique, il s’efforce naturellement d’en suggérer une idée ou une image aussi adéquate que possible. Aujourd’hui cette fidélité scrupuleuse prend même un caractère absolu, presque unique ; elle tend à constituer tout le beau de l’œuvre littéraire. Décrire quoi que ce soit avec une froide exactitude et faire admirer cette exactitude seule, tel est l’idéal du naturalisme. Mais le résultat de l’art poussé dans cette voie n’est-il pas de nature à blesser la délicatesse des lecteurs d’élite ? Si la chose décrite est repoussante, si c’est un sale vice, une ordure, ceux-ci doivent à la description consciencieuse tout ensemble le plaisir de l’admiration et le déplaisir du dégoût, conflit fâcheux de deux impressions contraires. Mais il y a encore pis à redouter : il est à craindre que chez le commun des lecteurs le tableau ne délecte moins le goût des mots justes savamment disposés que l’animalité persistante dans la bête humaine, animalité ou cynique, ou sournoise, ou même inconsciente. Il s’en faut de beaucoup que chez tous le sens de la dignité humaine accompagne le sens littéraire. Dès lors, en dépit de ses intentions, même irréprochables, ce qui n’est pas le cas dans le naturalisme, se trouve engagée la responsabilité de l’écrivain, sinon devant les lois de son genre, du moins devant celles de la concurrence vitale entre les peuples, car c’est à la plus forte santé morale que demeure l’avantage. Sans doute l’art et la morale ont des disciplines distinctes, mais enfin, bon gré, mal gré, leurs départements se côtoient, et il importe au romancier, pour peu que le salut et le rang de sa patrie l’intéressent, de ne pas en étaler les hideurs sales et de ne pas, même sans le vouloir, contribuer à l’énervement national, à l’émasculation de l’espèce humaine en faisant le jeu des instincts dépravés. Qu’il ait cure ou non de l’influence sociale de son œuvre, l’écrivain qui a le souci de sa dignité, au lieu de plonger avec complaisance son lecteur dans les descriptions turpides et de servir à sa curiosité les crudités les plus sadiques, ne lui présente que des tableaux sains et virils ; sa plume n’a aucune promiscuité avec les sanies qu’il analyse : elle ne cherche pas à avilir l’homme en ne lui peignant que des monstres ; elle a l’implacable mépris du laid, surtout dans les mœurs ; elle craint autant de se souiller que de souiller. Le canaille dans l’amour, que ce canaille soit physique ou moral, est le signe de la fin d’un peuple, »

Les romanciers doivent être de vrais conservateurs, dans le bon sens du mot ; au lieu d’excuser, de favoriser et de propager le vice en le peignant avec complaisance dans une nudité de pensée et une crudité de langage, non seulement accessibles à tous, mais alléchantes, ils doivent ou se taire ou n’y toucher qu’avec la réserve et les précautions dont use le médecin en touchant à la gangrène. Si le crime et la vertu sont des produits de notre fabrication, pourquoi publier des recettes pour augmenter l’usage de l’un et pour frelater l’autre ? La description immonde et exagérée des passions humaines n’est pas le remède des infirmités morales ; elle les excite et les envenime au lieu de les corriger.