Émile Zola : l’homme & l’œuvre/La genèse littéraire de Zola


La genèse littéraire de Zola

De l’homme et du système, je passe à sa méthode de travail ; dès l’instant qu’on connaît l’ouvrier et la marchandise dont il s’occupe, n’est-il pas nécessaire de savoir comment il la travaille ? Comme chaque méthode répond au tempérament et à l’originalité de tout écrivain, je vais, d’après MM. Edmondo de Amicis, Paul Alexis et Fernand Xau, démonter le mécanisme du talent de Zola et exposer le jeu intime de ses rouages. M. de Amicis fait ainsi parler le d’Hozier des Rougon-Macquart : « Voici comment je fais un roman. Je ne le fais pas précisément, je le laisse se faire lui-même. Je ne sais pas inventer des faits : ce genre d’imagination me manque absolument. Si je me mets à ma table pour chercher une intrigue, un canevas quelconque de roman, j’y reste trois jours à me creuser la cervelle, la tête dans les mains, j’y perds mon latin et je n’arrive à rien. C’est pourquoi j’ai pris le parti de ne jamais m’occuper du sujet. Je commence à travailler à mon roman sans savoir ni quels événements s’y dérouleront, ni quels personnages y prendront part, ni quels en seront le commencement et la fin. Je connais seulement mon personnage principal, mon Rougon ou mon Macquart, homme ou femme, et c’est une vieille connaissance. Je m’occupe seulement de lui, je médite sur son tempérament, sur la famille où il est né, sur ses premières impressions et sur la classe où j’ai résolu de le faire vivre. C’est là mon occupation la plus importante : étudier les gens avec qui ce personnage aura affaire, les lieux où il devra vivre, l’air qu’il devra respirer, sa profession, ses habitudes, jusqu’aux plus insignifiantes occupations auxquelles il consacrera ses moments perdus. » À cela, Paul Alexis ajoute (Émile Zola, notes d’un ami, p. 157) : « C’est donc par l’étude des milieux que débute Zola. Ainsi je l’ai montré, lorsqu’il écrivait Nana, assistant aux premières représentations, étudiant les coins et les recoins d’un théâtre, visitant la loge d’une actrice et l’hôtel d’une fille, allant voir courir le Grand Prix. Pendant ce temps, il observe, interroge, devine, toujours le crayon à la main. »

M. de Amicis continue à faire parler notre auteur :

« Après deux ou trois mois de cette étude, je me suis rendu maître de ce genre de vie ; je le vois, je le sens, j’y vis en imagination, et je suis sûr de donner à mon roman la couleur et le parfum spécial de ce monde-là. En outre, en vivant quelque temps, comme je l’ai fait, dans cette couche sociale, j’ai connu des personnes qui lui appartiennent, j’ai entendu raconter des faits réels, je sais ce qui s’y passe ordinairement, j’ai appris le langage qui s’y parle, j’ai en tête une quantité de types, de scènes, de fragments de dialogues, d’épisodes, d’événements, qui forment comme un roman confus de mille morceaux détachés et informes. Alors, il me reste à faire ce qui est le plus difficile pour moi : rattacher avec un seul fil, de mon mieux, toutes ces réminiscences et toutes ces impressions éparses. C’est presque toujours un long travail. Mais je m’y mets flegmatiquement, et au lieu d’y employer l’imagination, j’y emploie la logique. Je raisonne avec moi-même et j’écris mes soliloques, parole par parole, tels qu’ils me viennent, de façon que, lus par un autre, ils paraîtraient étranges. Un tel fait cela. Qu’est-ce qui découle ordinairement d’un fait de ce genre ? cet autre fait. Est-il capable d’intéresser cette personne ? Certainement. Il est donc logique que cette autre personne réagisse de cette manière. Et alors, un nouveau personnage peut intervenir ; un tel, par exemple, que j’ai connu à tel lieu, tel soir. Je cherche les conséquences immédiates du plus petit événement, ce qui dérive logiquement, naturellement, inévitablement du caractère et de la situation de mes personnages. Je fais le travail d’un commissaire de police qui veut, sur un léger indice, découvrir les auteurs d’un crime mystérieux. Je rencontre cependant souvent beaucoup de difficultés. Parfois, il n’y a plus que deux fils à nouer, une conséquence des plus simples à déduire, et je n’en viens pas à bout, et je me fatigue et m’inquiète inutilement. Alors je cesse d’y penser, parce que je sais que c’est du temps perdu. Il se passe deux, trois, quatre jours. Un beau matin, à la fin, pendant que je déjeune et que je pense à autre chose, tout à coup les deux fils se nouent, la conséquence est trouvée, toutes les difficultés sont tranchées. Alors un flot de lumière coule sur tout le roman. Je vois tout, et tout est fait. Je reprends une sécurité, je suis sûr de mon affaire, il ne me reste plus à accomplir que la partie la plus agréable de mon travail. Et je m’y mets tranquillement, méthodiquement, montre en main. J’écris chaque jour un peu, trois pages d’impression, pas une ligne de plus, et le matin seulement. J’écris presque sans ratures, parce qu’il y a des mois que je rumine tout ; et, dès que j’ai écrit, je mets les pages de côté et je ne les revois plus qu’imprimées. Je puis calculer infailliblement le jour où j’aurai fini. »

M. de Amicis raconte ensuite que Zola lui a montré tout le dossier de l’Assommoir. Je donne encore cette citation, qui me paraît tout à fait intéressante :

« Sur les premières feuilles, il y avait une esquisse des personnages : des données sur la personne, le tempérament, le caractère. J’y trouvai le plan du caractère de Gervaise, de Coupeau, de maman Coupeau, des Lorilleux, des Boche, de Goujet, de Mme Lerat ; ils y étaient tous ! On eût dit des notes d’un registre de questure, écrites en langage laconique et très libre, comme celui du roman, et entremêlées de raisonnements brefs, comme : — Né ainsi, élevé de telle façon ; il agira de telle manière. — Dans un endroit, je lus : « Et que pourrait faire d’autre une canaille de cette espèce ? » — Je me souviens, entre autres, de l’esquisse de Lantier, qui était une liste d’adjectifs, lesquels formaient une gradation croissante d’injures : grossier, sensuel, brutal, égoïste, polisson. Dans quelques endroits on lisait : Se servir d’un tel (personne connue de l’auteur). Tout cela écrit avec ordre, d’une écriture grosse et claire. — Puis, les croquis des lieux me passèrent sous les yeux, croquis faits à la plume, exactement, comme des dessins d’ingénieur. Il y en avait un amas ; tout l’Assommoir dessiné : les rues du quartier où se déroule le roman, avec les coins et l’indication des boutiques ; les zigzags que faisait Gervaise pour éviter ses créanciers ; les escapades dominicales de Nana ; les pérégrinations de la compagnie des buveurs, de bastringue en bastringue et de bousingot en bousingot ; l’hôpital et la boucherie, entre lesquels elle allait et venait, dans cette terrible soirée, la pauvre repasseuse déchirée par la faim. La grande maison de Marescot était dessinée en détail ; tout le dernier étage, les paliers, les fenêtres, l’antre du croquemort, le trou du père Bru, tous ces corridors lugubres où l’on sentait « un souffle de crevaison », ces murs qui résonnaient comme des ventres vides, ces portes d’où sortait une perpétuelle musique de coups de bâton et de cris de mioches affamés. Il y avait aussi le plan de la boutique de Gervaise, chambre par chambre, avec l’indication des lits et des tables, et des corrections en plusieurs endroits. On voyait que Zola s’y était amusé pendant des heures, oubliant peut-être jusqu’à son roman et plongé dans sa fiction comme dans un souvenir personnel. — Sur d’autres feuilles, il y avait des notes d’un autre genre. J’en remarquai deux en particulier : « vingt pages de description de telle chose, » — « douze pages de description de telle scène, à diviser en trois parties. » On comprend qu’il avait en tête sa description, formulée avant d’être écrite, et qu’il l’entendait résonner, mesurée et cadencée, comme un air auquel il ne manque plus que les paroles. Elle est moins rare qu’on ne pense, cette manière de travailler au compas, même dans les choses d’imagination. Zola est un grand mécanicien. On voit comment ses descriptions procèdent symétriquement, en reprises séparées quelquefois par une espèce de remplissage placé là pour que le lecteur reprenne haleine, et divisées en parties presque égales ; comme celle des fleurs du parc, dans la Faute de l’abbé Mouret ; celle de l’orage dans Une page d’amour ; celle de la mort de Coupeau, dans l’Assommoir. On dirait que son esprit, pour travailler ensuite tranquille et débarrassé des minuties, a besoin de se tracer d’abord les limites précises de son travail, de savoir exactement sur quels points il pourra se reposer et quelle étendue et quelle forme prendra son travail à l’imprimerie. Quand il a trop de matière, il la rogne pour la faire rentrer dans ses limites, et quand elle lui manque, il fait un effort pour l’agrandir jusque-là. Il a un amour invincible pour les proportions, qui peut quelquefois engendrer la prolixité, mais qui souvent, en forçant la pensée à insister sur son sujet, rend l’œuvre plus profonde et plus complète. — Outre ces notes, il y en avait d’autres, extraites de la Réforme sociale en France, de Le Play ; de l’Hérédité naturelle, du docteur Lucas, et d’autres œuvres dont il s’est servi pour écrire son roman, le Sublime (de l’ingénieur Poulot), entre autres, qui, depuis la publication de l’Assommoir, a été réimprimé et relu. Car c’est un privilège des chefs-d’œuvre de mettre en honneur même les œuvres médiocres dont ils sont sortis. »

Ces pages sont excellentes. Mais elles restent un peu confuses pour ceux qui connaissent plus à fond la méthode de travail de Zola. Je vais donc donner ici la façon précise dont il forme le dossier d’un roman.

D’abord, ce qu’il appelle « l’Ébauche ». Il a choisi son Rougon ou son Macquart, il sait dans quel milieu il veut le mettre, et il connaît l’idée générale ou mieux la pensée philosophique qui doit régir le roman. Alors, la plume à la main, il cause avec lui-même sur son personnage. Il cherche des figures secondaires déterminées par le milieu. Il tâche de nouer quelques premiers faits, que lui donne la logique des milieux et des personnages. En un mot, il débrouille ses idées et arrête un sujet. Mais tout cela reste encore très vague.

Après avoir mis « l’Ébauche » dans une chemise, il passe à ce qu’il appelle « les Personnages ». C’est, à proprement parler, l’étal civil des divers personnages. Il reprend chacun de ceux qu’il a trouvés, en écrivant l’Ébauche, et lui dresse des actes : histoire, âge, santé, aspect physique, tempérament, caractère, habitudes, alliances, etc. En un mot, tous les faits de la vie. Nouvelle chemise, naturellement.

Passant ensuite au milieu, il va prendre des notes sur le quartier où se déroule l’histoire. En outre, il fait une étude des métiers de ses personnages ; il visite les décors des grandes scènes ; il réunit ainsi, dans une autre chemise, tous les détails techniques qui lui sont nécessaires.

Puis, viennent les documents extraits des ouvrages spéciaux, qui s’étiquettent dans de nouvelles chemises. Il en est de même des renseignements fournis par les amis, des nombreuses lettres qu’il se fait écrire sur des points particuliers, par celles de ses connaissances qu’il sait bien renseignées.

On voit que le dossier grossit à vue d’œil. C’est déjà tout un paquet considérable de feuilles classées avec soin, de renseignements qui dépassent parfois en matière le livre à écrire. Mais, pourtant, il n’y a encore là que des notes. C’est à ce moment que Zola s’occupe enfin du « plan ».

Il divise les matières en un nombre arrêté de chapitres. Nouveau travail tout de logique, très minutieux, très long. Cela devient une sorte de composition rythmée, où chaque personnage reparaît à des intervalles calculés, où les faits cessent et reprennent, comme certaines phrases dans les symphonies musicales. Il est à coup sûr un des romanciers qui composent avec l’art le plus compliqué et le plus mathématique. M. de Amicis a raison de l’appeler « un mécanicien », car c’est vraiment de la mécanique transcendante : on s’en apercevra un jour.

D’ailleurs, le plan ne se fait pas d’un coup. Zola ne l’obtient que peu à peu, par couches successives. C’est d’abord « l’Ébauche » qu’il dépouille pour reporter à sa place chacun des faits principaux. Ce sont ensuite « les Personnages » qu’il répartit de la même façon : ici, le portrait physique de tel personnage ; là, un trait saillant de son caractère ; plus loin, les changements amenés par les faits dans le tempérament de tel autre ; plus loin encore, l’état d’âme décisif où il a voulu le conduire. Et il dépouille ainsi chaque dossier. Tout doit entrer peu à peu, et à la place précise : le quartier, la maison, les lieux des grandes scènes. Non pas en bloc, certes ! mais espacé, balancé, distribué, selon les exigences du récit et le besoin des situations.

Voilà donc le plan enfin arrêté dans ses grandes lignes. Seulement, tout cela n’est encore que dégrossi. Dans chaque chapitre, les matières qu’il doit contenir sont un peu jetées à la pelle, au hasard du dépouillement dos dossiers partiels. Aussi, avant de se mettre à écrire, se trouve-t-il forcé, chaque fois qu’il aborde un nouveau chapitre, de refaire ce qu’il appelle un « plan définitif ». C’est-à-dire qu’il prend, dans le plan primitif, toutes les notes amassées et qu’il les combine, les met en œuvre dans l’ordre nécessité par la déduction des chapitres déjà écrits et par l’effet littéraire qu’il veut tirer du chapitre à écrire. C’est un peu, alors, comme s’il arrêtait la mise au point et la marche d’un acte de drame, dont il n’aurait réuni d’abord que les matériaux. Et cela va d’un bout du roman à l’autre, à mesure qu’il passe d’un chapitre au suivant.

Enfin, je ferai remarquer que ce système de composition par sédiments successifs se continue au fur et à mesure qu’il écrit son livre, car le plan des chapitres futurs reste toujours ouvert, et il y reporte sans cesse les notes recueillies en chemin. Ainsi lorsque, dans un chapitre, une note n’a pu être employée, parce qu’elle n’arrivait pas à sa place, il la rejette dans un des chapitres suivants, à l’endroit où il sent qu’elle se casera d’une façon logique. En outre, pendant qu’il écrit, il découvre parfois tout d’un coup que tel événement dont il s’occupe, que tel parole qu’il prête à un personnage, doivent avoir plus loin un retentissement. Et, pour ne pas perdre cette brusque illumination, il l’inscrit séance tenante sur la feuille de papier qui lui sert d’appui-main ; puis, le chapitre fini, il dépouille l’appui-main et reporte les notes qui s’y trouvent dans les chapitres à faire où elles doivent trouver place.

On voit combien cette méthode de travail, procédant du général au particulier, est à la fois complexe, logique et sûre. Un ami de Zola, avec lequel j’en parlais, m’a dit que cela rappelait l’orchestration, si savante et si nouvelle, de Wagner. J’ignore jusqu’à quel point le rapprochement est juste. Mais il est certain que les œuvres d’Émile Zola, lorsque des profanes les ouvrent pour la première fois, doivent leur produire un peu de l’étourdissement des opéras wagnériens. On croit d’abord à une grande confusion ; on est sur le point de s’écrier qu’il n’y a là ni composition, ni règles. Et, pourtant, lorsqu’on pénètre dans la structure même de l’œuvre, on s’aperçoit que tout y est mathématique, on découvre une œuvre de science profonde, on reconnaît un long labeur de patience et de volonté. »

Je complète ces renseignements, prolixes déjà, par ces notes tirées de F. Xau (Émile Zola, p. 41 et suivantes) : « Je résolus alors de questionner M. Zola sur sa façon de vivre et de travailler.

— Je me lève, dit-il, à neuf heures du matin. Je travaille jusqu’à une heure de l’après-midi. Je fais le matin mon travail le plus sérieux : roman, théâtre, critique littéraire, etc. L’après-midi est réservé à des travaux moins importants : correspondances étrangères et articles de journaux. Je me suis astreint à un travail régulier, et il est rare que je m’en écarte ; de la sorte, quand tous mes documents sont préparés, quand toutes mes recherches sont terminées et quand toutes mes observations sont faites, il faut à peu près un égal espace de temps pour livrer mes volumes à la publicité.

Ainsi, généralement, je publie un roman par an ; néanmoins, vous avez pu constater que Nana a paru beaucoup plus d’un an après Une page d’amour. Tout cela dépend surtout des recherches inhérentes au sujet. Il est faux, d’ailleurs, que je livre jamais rien au hasard. Je suis, avant tout, soucieux de la vérité dans l’action et de l’exactitude dans les détails. Si les principaux épisodes de l’ouvrage, ceux-là qui donnent matière aux descriptions, doivent inévitablement se produire, ces épisodes ne sont point amenés par le hasard, comme l’a prétendu un journaliste anglais, mais par des circonstances étudiées, calculées, préparées et bien définies.

Ils ne nuiront jamais au développement de l’œuvre et ne se trouveront jamais en opposition avec les types caractéristiques du roman. Au surplus, je ne lance jamais ces derniers dans la bataille sans les avoir armés du pied en cap. Tout est prévu, déterminé, réglé. Je sais encore plus où ils iront que d’où ils partent. Ils ne traversent pas, au hasard, une époque ou une suite d’événements ; ils sont le produit de cette époque, le résultat de ces événements, et ils vont fatalement à un but.

— Il est incontestable, dis-je à M. Zola, que vos romans sont surtout le résultat de l’observation. Vous avez suivi chacun de vos personnages pas à pas, vous avez étudié sa vie, disséqué ses passions, diagnostiqué son mal. Ainsi, moi, que le métier de reporter oblige à connaître la vie intime, secrète des personnages qui roulent sur le boulevard cet écrasant rocher de Sisyphe qui se nomme l’Importance et le Désœuvrement, je pourrais mettre un nom à tous les personnages de vos romans parisiens, — de Nana, par exemple. Cependant il m’apparaît que tous ces types n’appartiennent pas à la simple observation.

— La légende, reprit vivement M. Zola, veut que je n’aie été qu’un scrupuleux photographe, doublé d’un détestable faiseur de bons mots. On a rapproché les noms de mes personnages de ceux de gens fort connus de tous, — excepté de moi. Peu importait d’ailleurs que, entre ceux-ci et ceux-là, il y eût ou non ressemblance de caractères ! La similitude de noms suffisait, si bien qu’en réalité on m’en a cru réduit à faire des calembours. Vous avouerez que ce n’est guère flatteur !

Cette question de la création des personnages devait nous mener à des questions autrement graves.

— Vous ne m’étonnez point, poursuivit M. Zola, en me parlant de cette légende. Il y a longtemps qu’elle a cours. Dès 1868, c’est-à-dire avant la chute de l’Empire, tout le plan des Rougon-Macquart était préparé, arrêté. Dans Madeleine Férat vous pourrez trouver l’idée que j’avais déjà de faire la physiologie d’une famille. À cette époque, j’avais lu l’Hérédité naturelle du docteur Lucas et les ouvrages de physiologie de Claude Bernard. J’avais été vivement frappé de leurs théories. La Conquête de Plassans a paru avant la guerre. Pouvais-je prévoir que la chute dût arriver à si courte échéance ? Évidemment non. Cela n’a point empêché et n’empêche point encore le public de voir M. Rouher dans S. Ex. M. Rougon.

J’avoue qu’Eugène Rougon ressemble étrangement à Eugène Rouher, mais il n’en est pas moins vrai que j’ai choisi le nom de Rougon parce qu’il est très commun dans le Midi et qu’il sonne agréablement à l’oreille, et que j’ai pris le prénom d’Eugène absolument au hasard, comme j’eusse pu prendre Oscar, Émile, Edmond ou Pancrace. Cependant, le public n’admettra jamais cela. Il s’emparera de trois ou quatre traits d’esprit ou de caractère qui sont incontestablement communs à M. Rouher et à Eugène Rougon, — et le reste lui importe peu ! Eugène Rougon sera toujours pour lui M. Rouher…

— Combien, hasardai-je, la série des Rougon-Macquart fera-t-elle de volumes ?

— Vingt. »

Cet extrait de l’évolution naturaliste de L. Després, bien que répétant certains détails donnés par les précédents auteurs, les complétera par de nouveaux :

« Zola travaille géométriquement, comme son père l’ingénieur, dit M. Alphonse Daudet, il creuse des canaux, il trace des rues, il étage des bâtisses. »

L’auteur de l’Assommoir édifie-t-il un roman ? Il se préoccupe avant tout de la solidité des fondations.

D’abord il choisit le milieu. Il connaît depuis longtemps le Rougon ou le Macquart qui doit être le principal personnage du livre. Il le fait évoluer à travers un monde spécial. De la pression des circonstances, combinée avec le tempérament, naissent les modifications de caractère. Quant aux épisodiques, le milieu les fournit.

M. Émile Zola dresse ensuite l’état civil de ses personnages ; il indique leur race, leur âge, leurs alliances, leur tempérament et jusqu’à leurs plus secrètes tendances morales ; il donne leur manière d’être physique, même leurs tics.

Voici le portrait de Nana tel qu’il se trouve dans les notes de M. Zola : « Née en 1851. En 1867 (fin d’année, décembre), elle a dix-sept ans, mais elle est très forte, on lui donnerait au moins vingt ans ; blonde, rose, figure parisienne, très éveillée, le nez légèrement retroussé, la bouche petite et rieuse, un petit trou au menton, les yeux bleus très clairs avec des cils d’or. Quelques taches de son qui reviennent l’été, mais très rares, cinq ou six sur chaque tempe, comme des parcelles d’or ; la nuque ambrée, avec un fouillis de petits cheveux sentant la femme, très femme. Un duvet léger sur les joues… Comme caractère moral : bonne fille, c’est ce qui domine tout. Obéissant à sa nature, mais ne faisant jamais le mal pour le mal et s’apitoyant. Tête d’oiseau, cervelle toujours en mouvement, avec les caprices les plus baroques. Demain n’existe pas. Très rieuse, très gaie. Superstitieuse, avec la peur du bon Dieu. Aimant les bêtes et ses parents. Dans les premiers temps très lâchée, très grossière, puis faisant la dame et s’observant beaucoup. Avec cela finissant par considérer l’homme comme une matière à exploiter, devenant une force de la nature, un ferment de destruction, mais cela sans le vouloir, par son sexe et par sa puissante odeur de femme. »

N’est-ce pas à la fois un acte de l’état civil, un parfait portrait et une excellente analyse psychologique ? Ouvrez le livre à n’importe quelle page et vous verrez s’agiter l’héroïne telle que l’a décrite le maître peintre. Nous sommes loin des Filles de marbre. Le romancier reste dans les régions équilibrées de la vérité.

Ses personnages campés, M. Émile Zola vit pendant quelques mois dans le milieu qu’il veut peindre. Il en rapporte un monceau de notes, des détails minutieux, des fragments de dialogue, des croquis. Il interroge ses connaissances, se fait écrire de longues lettres explicatives, dépouille quantité de livres, groupe tous ces documents.

Les matériaux amoncelés, il s’agit de les ordonner. M. Zola procède soigneusement à cette distribution. Amoureux de la symétrie, il garde de l’harmonie entre les chapitres et se trace des limites avant de se mettre à la besogne. Si pour une partie il a trop de documents, il supprime, abrège ; s’il n’en a pas assez, il se donne la tâche d’allonger.

Reste à trouver l’intrigue. Travail pénible pour M. Émile Zola. Il y emploie le raisonnement, sachant que l’imagination le servirait mal. Tel personnage a telles tendances ; en telle occasion, telle conduite. Et cet acte réagira de telle façon sur tel autre acteur. Ainsi de suite. C’est le système d’Edgar Poë, ce fantaisiste aux inventions mathématiques. Le romancier se livre à l’enquête d’un juge d’instruction. Quelquefois il est des trois ou quatre jours sans trouver la suite de son roman ; mais, brusquement, la lumière éclate au moment où il y pense le moins.

Le fil en main, M. Zola s’avance lentement ; avant d’aborder un chapitre, il en refait le plan en détail. Puis il se met à l’œuvre, écrivant régulièrement trois pages d’impression par jour. Chaque phrase se bâtit dans sa pensée comme les vers d’un poète, avant qu’il ne la fixe sur le papier. Les trouvailles de la route non utilisées sur-le-champ s’entassent sur l’appui-main qui, dépouillé, enrichit les autres chapitres : le plan demeure ouvert. Souvent un effet, préparé dès les premières pages, ne se manifeste que dans les dernières. Marche régulière et sûre. Les romans de Zola ont une charpente solide que, seul, le consciencieux Flaubert se donnait la peine d’établir.

Dans le grand cabinet de Médan, les notes du Bonheur des Dames sont étalées.

« Voici l’ébauche. Je mets là tout ce qui me passe par la tête, aucun souci d’art ni même d’orthographe. Tous mes livres ont un centre, une idée générale, ce qu’Alexis nomme très bien un thème mélodique. Ce thème s’indique dans l’ébauche.

» Je veux écrire un roman où je montrerai la force de l’activité et de l’ordre. J’exposerai le grossissement continu d’une maison qui devient colossale. Trois étages, le petit commerce, le commerce moyen, le grand commerce. Pour bien faire éclater ce débordement de puissance, j’abandonnerai tout pessimisme ; au contraire, je célébrerai le labeur infini du siècle.

» Le dossier des personnages : chacun a son casier judiciaire ; ainsi une note qui m’a déjà servi pour Pot-Bouille : Octave Mouret, marié à telle époque, sous tel régime. J’ai consulté mon avoué et feuilleté le Code pour plus de précision.

» Maintenant les notes : j’en ai réuni des quantités, Comment parler des grands magasins sans posséder à fond leur organisation compliquée ? Ici, je ne pourrai, comme dans Pot-Bouille, abandonner le genre descriptif ; la description s’impose.

» Voici un ensemble de renseignements recueillis au Bon Marché. Ces messieurs se sont montrés fort obligeants.

» Des états de vente, des estimations et une consultation de dame sur les étoffes. Tout cela semble insignifiant et me sert beaucoup.

» Viennent d’autres notes du même genre ramassées au Louvre. Puis deux plans, celui du magasin, qui se trouve dans Pot-Bouille, l’embryon de mon colosse, et celui du Bonheur des Dames, à son plus haut degré d’extension.

» Trois ou quatre autres cahiers sur le monde des employés, hommes et femmes : notes de M. A…, du Bon Marché. — Je l’ai invité à déjeuner et je l’ai interrogé. Notes de M. B…, du Louvre. Notes de Mlle X…

» Je répartis en quatorze chapitres de longueur à peu près égale. Je cherche mon intrigue, patiemment, à coups de logique, et j’écris un sommaire, chapitre par chapitre, très bref encore. Ce n’est qu’avant d’aborder un chapitre que j’en fais un résumé assez développé.

» Je travaille trois heures et demie ou quatre heures tous les matins, posément. Voyez le manuscrit de Pot-Bouille : peu de ratures. Je puis dire l’époque où j’aurai fini un livre. »

La véritable inspiratrice de Émile Zola, c’est la logique qui lui donnait dès le collège une vraie supériorité dans les sciences ; elle lui a nui souvent et l’a conduit à substituer la déduction à l’observation.

À cette tendance nous devons la Faute de l’abbé Mouret. L’auteur couvre à tort la pure fantaisie du nom de réalité poétique. On peut appeler réalité poétique des tableaux de la vie qui nous inspirent quelque sentiment tendre, mélancolique ou grand, car les choses contiennent une poésie latente : c’est à nous de la découvrir. Mais la seconde partie de l’abbé Mouret ne correspond à rien d’existant ; cela peut être de la poésie, mais ce n’est assurément pas du réel.

À côté de ces écarts poétiques, il y en a d’autres également attribuables à un excès de logique.

On a vu par quelles séries de déductions l’auteur de l’Assommoir relie entre eux les épisodes de ses livres. Il est certain qu’un romancier ne saurait tout voir et qu’un aspect d’un être ou d’une chose doit lui suffire pour deviner le reste.

Il y a en lui un certain flair, comme chez le policier, et ce « flair » est le dieu. Mais cet instinct a besoin de contrôle.

Autrement dit, l’hypothèse faite, il devient urgent de vérifier immédiatement si l’on ne veut chevaucher dans l’absolu. Vérification délicate, je l’avoue, dans une étude sociale, mais non impossible, tant s’en faut.

La presse nous renseigne sur tout.

Les tribunaux livrent aux romanciers des documents précieux. Comme l’écrit M. Zola : Un procès est un roman expérimental qui se déroule devant le public.

Supposons d’abord qu’on choisira et qu’on ne s’adressera pas aux cas pathologiques exceptionnels. Prenons, non des faits isolés et monstrueux, mais des cas fréquents. Qu’y a-t-il de plus commun que les procès en séparation ? Ils jettent une vive lumière sur la question des rapports de l’homme et de la femme, dans nos sociétés avancées. Examinez les unes après les autres ces affaires où l’être est livré dans sa nudité, où toutes sortes de choses intimes sont dévoilées, et vous rencontrerez, au milieu de quelques dissemblances de détail, des analogies nombreuses d’où vous pourrez tirer une règle générale. Une jeune fille élevée de telle façon et mariée dans de telles conditions ne peut être qu’une mauvaise épouse et même une mauvaise mère. C’est presque mathématique. Ainsi le chimiste dit : « Deux corps mélangés dans telles proportions formeront un troisième corps qui aura telles propriétés. » Les problèmes sociaux sont moins faciles à résoudre que les problèmes des chimistes et des physiologistes. Il y a des éléments inconnus, quelquefois très importants, qui déconcertent toutes les suppositions. Mais on a plus souvent en face de soi des individualités médiocres et inertes, en proie au caprice des événements, que des individualités douées d’activité et de résistance. Pour les premières la méthode du logicien conduit à des résultats étonnants d’exactitude. Il n’a qu’à calculer les forces qui ont agi sur le patient.

Le contrôle, c’est à peu près la seule expérience possible dans les sciences sociales, à moins qu’on n’expérimente directement sur soi. « Expérimenter sur Coupeau, dit M. Brunetière, ce serait se procurer un Coupeau qu’on tiendrait en charte privée, qu’on enivrerait quotidiennement à dose déterminée, que d’ailleurs on empêcherait de rien faire qui risquât d’interrompre ou de détourner le cours de l’expérience et qu’on ouvrirait sur la table de dissection aussitôt qu’il présenterait un cas d’alcoolisme nettement caractérisé. »

M. Brunetière n’a pas compris. Expérimenter sur Coupeau, c’est, partant d’une idée préconçue, étudier le cas d’un certain nombre de Coupeaux, déduire de la comparaison les suites ordinaires de l’alcoolisme et modifier l’idée première, s’il y a lieu.

Le contrôle devient de plus en plus difficile, à mesure que l’on s’élève sur l’échelle des êtres ; tel homme est un exemplaire unique, sur lequel on ne se renseigne pas par analogie.

Heureusement M. Zola prend surtout pour modèles des personnages de nature moyenne. L’impulsion reçue sera déterminante. Ces êtres sont gâtés par les désordres de leur tempérament ou par le milieu où ils vivent.

Mais là aussi le défaut : le logicien descend directement du matérialisme incomplet. Adoptant une conception du monde extrêmement simple, il veut faire triompher la simplicité partout, sans se préoccuper outre mesure des démentis de l’expérience. M. H. Taine écrivait récemment : « Je n’ai encore qu’une certitude, c’est qu’une société est une chose vaste et compliquée » ([1]). Devant certains problèmes psychologiques d’une infinie variété, qui empêchent de ramener l’homme à quelques éléments essentiels, à un mécanisme simple agissant logiquement, on est tenté d’appliquer à la cellule ce qui est dit de l’organisme tout entier.

M. Zola ne semble pas se douter de cette complication : sûr de lui, il ne vérifie pas assez ses hypothèses, à mon gré.

Il avoue, du reste, que dans ses romans il n’appliquera jamais radicalement ses théories. Il est né et a grandi en plein romantisme. Jusqu’à sa vingt-cinquième année il s’est nourri des poètes de 1830, et leurs virtuosités lyriques l’ont tellement imprégné que si, pour obéir à sa raison, il se contraint, comme dans Pot-Bouille, à un style sobre et sévère, il est mécontent de lui-même et revient vite à la phrase panachée de Chateaubriand et de Flaubert.

Il ne sacrifiera pas à la réalité ses équilibres savants. Il calcule tous ses effets, ses épisodes gravitent régulièrement autour du personnage principal ; ses romans sont des systèmes planétaires. Il est un constructeur, il aime à bâtir des édifices cyclopéens, des halles ou de grands bazars ; voilà sa force et son originalité. Certes, il travaille dans la vie, mais la vie de ses livres est de la vie arrangée par un artiste ; de là des excès de concentration, un symbolisme trop accusé. Nana, par exemple, tourne au type ; ce n’est plus telle courtisane : c’est la courtisane. Il est rare que dans un roman de M. Zola il n’y ait pas à côté des personnages observés un ou deux personnages de fantaisie. Dans l’Assommoir même, plusieurs épisodes sont d’imagination pure. La scène où Gervaise va supplier Bazouge de l’emporter est pathétique, shakspearienne, mais point vécue, et ne supporte pas l’examen. M. Zola n’a conservé ces pages que par un reste de romantisme. »

Si j’ai consacré d’aussi longues citations à la méthode de travail de Zola, c’est que, en certaines matières, le travail vaut mieux que la matière employée, ainsi la toile pour le peintre, le marbre pour le sculpteur, le papier pour l’écrivain, etc. : le génie, nouveau Dieu, crée presque la matière en lui soufflant son âme immortelle, et le talent, artiste merveilleux, la façonne et l’embellit, en la parant de toutes les beautés de l’art. Que ressort-il de cette méthode de travail, le génie ou le talent de Zola ? Le génie ? non, car le génie est comme l’a dit, du beau, Platon, la splendeur du vrai ; or, le naturalisme n’étant que le procès-verbal complaisant d’une certaine réalité et que le portrait défiguré d’une certaine nature, il y a mensonge, donc absence de génie. Le naturalisme n’est qu’une demi-vérité, une vérité relative, reflétée par un tempérament, comme un coin de paysage par un miroir ; et de même que la reproduction fidèle du paysage dépend de la pureté du tain, de même cette moitié de vérité dépend de l’honnêteté intellectuelle du naturaliste. Cette manière lente et incertaine de ramasser longuement et minutieusement les matériaux les plus disparates, de les étiqueter et de les classer avant même d’en préjuger l’emploi, ce jeu enfantin de choisir comme personnage un pantin plus grand et comme comparses d’autres plus petits, de les vêtir des premiers morceaux qui tombent sous la main et de les forcer aux gambades les plus étranges en tirant au hasard des doigts leur fil héréditaire, n’est-ce pas prouver son insuffisance à créer des caractères puissants et forts et à donner à ses personnages et à ses peintures cette envolée d’idéal qui éclaire les œuvres vraiment humaines ? Son œil est fait pour regarder en bas et non en haut, il est naturaliste parce qu’il ne peut pas être idéaliste. « Ramasser la réalité et la mettre au point précis de perspective qu’exige l’optique particulière de chaque art ; ce n’est qu’en réduisant, résumant et simplifiant l’ensemble des moyens d’étude et d’observation sur les faits, qui ne sont autre qu’une inévitable convention, qu’on arrive à fixer, par à peu près la réalité » (Brunetière, Le Roman naturaliste, p. 123.) Rien ne nuit autant à la réalité que la réalité elle-même quand le romancier la place surtout dans un milieu psychologique et géographique où la peinture des conditions, la description des habitudes et la trivialité même du langage descendent à des détails bas, orduriers et libertins, ou tout au moins insignifiants et inutiles. « Les détails, a dit Voltaire, sont une vermine qui ronge les grands ouvrages » ; et Shakespeare : « La nature ne peut être embellie par aucun moyen qui ne soit encore de la nature ». Rien n’est plus ennuyeux et souvent plus faux que le train banal de l’existence dans lequel vous moulez toute votre œuvre romancière, comme plus facile à reproduire et plus propre à intéresser le public qui vit de cette existence et à piquer la curiosité de celui qui s’en amuse. — Sans conclusion, point de science ; sans honnêteté, point de génie. « Le vrai génie, a dit Claude Bernard, se distingue par la simplicité et la bonne foi ». Je n’appuie pas, je glisse ; je laisse aux lecteurs honnêtes, aux critiques impartiaux, aux vrais écrivains, le soin de répondre à ces questions : Zola est-il simple d’esprit et grand de cœur ? Est-il naturaliste de bonne foi et de sérieuse conviction littéraire ?

Zola a-t-il du talent ? Comme descripteur, oui ; comme styliste, il faut s’entendre. Si l’emploi de mots communs, grossiers, argotiers, scandaleux, non seulement mis à la porte de l’Académie mais hors de son dictionnaire ; si la répétition de phrases brisées, emphatiques et à effet, si l’abus de couleurs crues, rouge écarlate, vert pomme, jaune serin, avec une certaine sûreté de main, un tour spécial de plume, un chic déluré et canaille dans le ton et dans le son, sont les qualités maîtresses et constitutives du style, Zola est mieux qu’un styliste, il est un ciseleur littéraire ; mais si l’honnêteté du mot, la limpidité du sens, l’élégance distinguée de la phrase, l’allure correcte, aisée, même un peu pittoresque de la forme, en sont au contraire les conditions indispensables, on ne lui accordera pas plus de droit au titre de styliste qu’à ceux de bachelier ou d’académicien.

Je cède la place à M. Brunetière qui, dans une étude esthétique magistrale, analyse toutes les questions naturalistes (Roman naturaliste, p. 106 et suivantes) :

« Zola vient d’écrire pour nous une copieuse dissertation sur le Roman expérimental ; c’est le moment de le mettre en expérience à son tour et de juger un peu ce grand jugeur des autres.

S’il y a des écrivains inférieurs à la réputation que les circonstances leur ont faite, on ne laisse pas aussi d’avoir vu quelquefois des esprits supérieurs à leurs œuvres. Je ne crois pas, à la vérité, que ce soit tout à fait le cas de M. Zola. Cependant, quand il serait l’auteur de romans moins bons encore que les siens, il se pourrait qu’il eût sur le roman des idées qui valussent la peine d’être discutées. Et quand la prose de ses feuilletons ou de ses études serait encore plus froide et plus embarrassée qu’elle n’est, cela n’empêcherait pas qu’il pût avoir, malgré tout, le coup d’œil aussi juste qu’il a la main hésitante, la pensée même aussi haute ou profonde qu’il a le style plat.

Car il a le style plat, et je ne puis pas même accorder aux admirateurs de M. Zola qu’il convienne de saluer en lui un « écrivain de race », encore moins « un maître de la langue ». Il ne faut pas ici que quelques pages descriptives nous fassent illusion. Écrivain, M. Zola ressemble à ce « Roi des halles » dont on disait qu’il savait tous les mots de la langue, mais qu’il ignorait la manière de s’en servir. M. Zola sait aussi, lui, tous les mots de la langue, il en sait même plusieurs qui ne sont pas de la langue, ni d’aucune langue du monde, mais ni des uns ni des autres il n’en sait le sens, la place, l’usage.

Regardez-y de près. « Je résume cette première partie en disant que les romanciers observent et expérimentent, et que toute leur besogne naît du doute où ils se placent en face des vérités mal connues, jusqu’à ce qu’une idée expérimentale éveille brusquement un jour leur génie et les pousse à instituer une expérience pour analyser les faits et s’en rendre maîtres. » Veuillez relire attentivement cette seule phrase. Il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c’est qu’une expérience, et qu’il parle science ici comme tout à l’heure vous l’entendrez parler métaphysique, avec une sérénité d’ignorance qui ferait la joie des savants et des métaphysiciens. Il est évident que M. Zola ne pèse pas la valeur des mots, car il n’appellerait pas l’idée d’une expérience possible une « idée expérimentale ». Si ces deux mots associés veulent dire quelque chose, ils ne peuvent signifier qu’une idée induite, conclue, tirée de l’expérience, quelque chose de postérieur à l’expérience, non pas d’antérieur, une acquisition faite, et non pas une conquête à faire. Il est évident que M. Zola ne sait pas ce que c’est qu’ « expérimenter », car le romancier comme le poète, s’il expérimente, ne peut expérimenter que sur soi, nullement sur les autres. Expérimenter sur Coupeau, ce serait se procurer un Coupeau qu’on tiendrait en charte privée, qu’on enivrerait quotidiennement à dose déterminée, que d’ailleurs on empêcherait de rien faire qui risquât d’interrompre ou de détourner le cours de l’expérience, et qu’on ouvrirait sur la table de dissection aussitôt qu’il présenterait un cas d’alcoolisme nettement caractérisé. Il n’y a pas autrement ni ne peut y avoir d’expérimentation, il n’y a qu’observation, et dès lors c’est assez pour que la théorie de M. Zola sur le Roman expérimental manque et croule aussitôt par la base.

On pourrait multiplier les exemples, mais à quoi bon ? Cherchez vous-même dans ce mélange de paradoxes et de banalités que M. Zola nous a donné sous le titre de Roman expérimental, je ne dis pas une phrase, ou même un mot, qui commande l’attention et qui s’enfonce dans le souvenir, mais seulement une idée nette, nettement exprimée : vous l’y chercherez longtemps. S’il existe un art d’écrire, si cet art a jamais consisté dans le juste emploi des mots, dans l’heureuse distribution des parties de la phrase, dans l’exacte proportion des développements et de la valeur des idées, M. Zola l’ignore. Là pourtant, et nulle autre part ailleurs, est l’épreuve d’un écrivain vraiment digne de ce nom. Des descriptions et des peintures ne prouvent pas que l’on sache écrire, elles prouvent uniquement que l’on a des sensations fortes. C’est à l’expression des idées générales que l’on attend et que l’on juge l’écrivain. Assurément M. Zola réussit à se faire entendre, et c’est quelque chose déjà ; mais qu’on le mette au rang des « écrivains », c’est ce qui n’est pas plus permis, en vérité, que de l’inscrire parmi les « romanciers ».

Le grand défaut de M. Zola, comme romancier, c’est de fatiguer, de lasser et — tranchons le mot — d’ennuyer. Je sais qu’il répond, et qu’il croit victorieusement répondre, en invoquant les nombreuses éditions de ses ouvrages.

Les naturalistes sont à la fois très près et très loin de la vérité. C’est une question de limites et de nuances. Essayons de l’éclaircir et de la préciser.

M. Zola, d’abord, qui se plaint souvent qu’on ne veuille pas le comprendre, est-il bien assuré, toujours, de comprendre les autres ? Ne se pourrait-il pas qu’il fît souvent le coup de poing contre des adversaires imaginaires, et qu’il dépensât une vigueur inutile à n’enfoncer que des portes ouvertes ? Le malheur de M. Zola, c’est de manquer d’éducation littéraire et de culture philosophique. Ici, dans le vaste camp des littérateurs sans littérature, il est à la première place. Il produit beaucoup, il pense quelquefois, il n’a jamais lu ; cela se voit. C’est une réflexion qu’on ne saurait s’empêcher de faire quand on l’entend qui demande à grands cris que l’on discute avec lui la question des rapports de l’esprit et de la matière, du libre arbitre et de la responsabilité morale, ou des milieux encore et de l’hérédité physiologique. Comment quelque charitable conseiller ne lui a-t-il pas fait comprendre que chaque chose a son temps et son lieu ; que ces sortes de problèmes, si complexes, si délicats, ne s’agitent pas sur le terrain du Ventre de Paris ou de l’Assommoir, et qu’à propos des Rougon-Macquart ou des Quenu-Gradelle, on ne met pas les gens en demeure de choisir entre le système de la prémotion physique et celui de la science moyenne ou conditionnée ?

Que nous importe, en effet ? Qu’y a-t-il de commun entre l’indéterminisme ou le déterminisme et le roman de l’art dramatique ? Nous croyons, nous, que tout homme se fait à soi-même sa destinée, qu’il est le propre artisan de son bonheur et le maladroit ou criminel auteur de ses infortunes : c’est une autre manière de concevoir la vie. M. Zola croit au contraire, selon le mot fameux, « que le vice et la vertu sont des produits comme le vitriol ou le sucre », et que nous sommes une matière molle que les circonstances façonneraient au hasard de leurs combinaisons : c’est une autre manière de concevoir la vie. Qu’en sera-t-il davantage ? Vous écrirez le Marquis de Villemer dans le premier cas, si vous êtes George Sand, et si vous êtes Balzac, dans le second, vous écrirez la Cousine Bette.

Il nous reste à montrer en terminant que toute cette discussion passe par-dessus la tête de M. Zola ; qu’en vain il se proclame réaliste ou naturaliste, et comme romancier sinon comme critique, il n’a jamais rien eu de commun avec les doctrines qu’il professe. Il suffit pour s’en convaincre d’ouvrir un de ses romans. Voulez-vous savoir comment ce grand observateur observe ? Lisez et comparez :

« D’autres fois, il était un chien. Elle lui jetait son mouchoir parfumé au bout de la pièce, et il devait courir le ramasser avec les dents, en se traînant sur les mains et les pieds.

» — Rapporte, César ! je vais te régaler, si tu flânes. Très bien, César, obéissant ! Fais le beau !

» Et lui aimait sa bassesse, goûtait la jouissance d’être une brute, aspirant à descendre, criant :

» Tape plus fort ! hou ! hou ! Je suis enragé. Tape donc ! »

Ouvrons maintenant la Venise sauvée, de Thomas Otway. Le sénateur Antonio y est l’amant de la courtisane Aquilina.

« Elle le chasse, elle l’appelle idiot, brute, elle lui dit qu’il n’a rien de bon en lui que son argent.

» — Alors, je serai un chien,

» — Un chien, monseigneur !

» Là-dessus il se met sous la table et il aboie.

» — Ah ! vous mordez ? eh bien, vous aurez des coups de pied.

» — Va, de tout mon cœur, des coups de pied ! encore des coups de pied ! Hou ! hou ! Plus fort ! encore plus fort ! »

Si l’observation de M. Zola n’est pas d’un « réaliste », j’ajoute que son style est d’un romantique. Chose bizarre ! ce « précurseur » retarde sur son siècle ! Ses Études sonnent l’heure de l’an 1900 et ses romans marquent toujours l’heure de 1830.

C’est une bien grande ingratitude à lui, notamment, que d’avoir traité Théophile Gautier comme il n’a pas craint de le faire. Je ne sache pas du moins une description de M. Zola qui ne soit dans la manière de Théophile Gautier : « La lumière du gaz et des bougies glissait sur les épaules satinées et lustrées de leurs mille reflets, et les yeux papillotaient, bleus ou noirs, les gorges demi-nues se modelaient hardiment sous les blondes et les diamants…, les petites mains gantées de blanc se posaient avec coquetterie sur le rebord rouge des loges. » Pourquoi cette description ne serait-elle pas de Théophile Gautier ? Mais, celle-ci, pourquoi ne serait-elle pas de M. Zola ? « Les rangées de fauteuils s’emplissaient peu à peu, une toilette claire se détachait, une tête au profil fin baissait son haut chignon…, de jeunes messieurs, debout à l’orchestre, le gilet largement ouvert et un gardenia à la boutonnière, braquaient leurs jumelles du bout de leurs doigts gantés. » Et, de fait, la première est bien de Théophile Gautier, comme la seconde est de M. Zola.

Qu’il cesse donc de renier ses maîtres ! De grands mots, des épithètes voyantes, des métaphores bizarres, des comparaisons prétentieuses font tous les frais du style de M. Zola : « Sabine devenait l’effondrement final, la moisissure même du foyer, toute la grâce et la vertu pourrissant sous le travail d’un ver intérieur. » Il y a je ne sais quoi de plus empanaché dans les vers de Tragaldabas ou dans la prose des Funérailles de l’honneur : je ne crois pas qu’il y ait rien de plus drôle.

Le grand danger de cette manière d’écrire, qui déforme les objets, c’est qu’elle déforme les sujets aussi. Comme on écrit, on pense ; il n’y a rien de plus banal que l’aphorisme, et pourtant il n’y a rien qui soit de notre temps plus profondément ignoré. L’idée première de l’incroyable roman de M. Zola était juste. M. Zola voulait nous montrer dans le monde parisien la toute-puissance corruptrice de la fille, et, sous l’empire de ses séductions malsaines, famille, honneur, vertu, principes, tout en un mot, croulant. Là-dessus, il a fait de sa triste héroïne je ne sais quelle monstre géant « à la croupe gonflée de vices », une énorme Vénus populaire aussi lourdement bête que grossièrement impudique, une espèce d’idole indoue qui n’a seulement qu’à laisser tomber ses voiles pour faire tomber en arrêt les vieillards et les collégiens, et qui, par instants, se sent elle-même « planer sur Paris et sur le monde ». Remarquez-le bien ; je ne pose pas la question de moralité ou d’immoralité ; le public l’a déjà tranchée. Je ne parle que de « réalisme » et de « naturalisme », et je dis que M. Zola n’a pas l’air de se douter qu’une pareille créature mettrait en fuite ce baron Hulot lui-même, dont il a visiblement prétendu nous donner le pendant.

Il n’y a qu’un côté par où les œuvres de M. Zola ressemblent à ses doctrines ; j’entends la grossièreté voulue du langage et la vulgarité délibérée des sujets. Lui, qui a tant de « souci des littératures étrangères » on dirait qu’il ait médité ce conseil d’un maître. Le passage ne se trouve pas dans l’Histoire de la littérature anglaise. « Il faudra qu’un auteur accoutume son imagination à considérer ce qu’il y a de plus vil et de plus bas dans la nature ; il se perfectionnera lui-même par un si noble exercice : c’est par là qu’il parviendra à ne plus enfanter que des pensées véritablement et foncièrement basses ; c’est par cet exercice qu’il s’abaissera beaucoup au-dessous de la réalité. »

Car où donc enfin nos romanciers ont-ils vu ces mœurs qu’il nous dépeignent ? Et les ont-ils vues seulement ? Pour M. Zola, je n’hésite pas à dire, et j’espère qu’après ce commencement de démonstration le lecteur n’hésitera pas davantage, il ne les a pas vues. Et quand il les aurait vues, quelle serait cette manie de ne regarder l’humanité que par ses plus vilains côtés ? Le but ? Il y a le but. Quelle mauvaise plaisanterie, et qui commence à trop durer ! À qui M. Zola pourrait-il faire croire que le delirium tremens de Coupeau détournera de son verre un seul ivrogne, ou que la petite vérole de Nana balancera jamais dans les rêves d’une malheureuse fille du peuple toutes les séductions de la liberté, du plaisir et du luxe dont il lui donne les amples descriptions ? Il n’y a pas d’excuse, et c’en est assez, décidément, c’en est trop, de ce vice bas et niais dont on prolonge la peinture pendant des cinq cents pages.

Ouvrez les yeux, regardez autour de vous : apparemment le siècle n’est pas si stérile en vertus qu’on n’y puisse de loin en loin rencontrer de bons exemples. De la Madeleine à la Bastille et de la gare de l’Est à Montrouge, on peut encore trouver d’honnêtes gens qui se tiennent pour heureux d’une modeste aisance, des pères de famille qui épargnent, des femmes fidèles à leur mari et des mères qui raccommodent le linge de leurs enfants. Ne dites pas que ces gens-là n’ont pas d’histoire ! Ils en ont une, la plus intéressante et la plus vraie de toutes, l’histoire des jours mauvais, si longue dans toute vie humaine, traversés et subis en commun ; l’histoire des jours heureux et des sourires de la fortune qui sont venus récompenser le labeur et l’effort ; et — si vous avez du talent — l’histoire de ces sentiments complexes et subtils dont le lien délicat a noué, de jour en jour plus fortement, deux ou plusieurs existences ensemble, chacun sacrifiant aux autres quelque chose de sa personne, chacun dissimulant aux autres quelque chose de ses douleurs, tous mettant en commun leurs joies et tous pouvant compter sur tous.

Par malheur, ce sont des réflexions que M. Zola ne voudra jamais faire. Il a son esthétique et il a son système. Dans un de ses derniers feuilletons hebdomadaires n’a-t-il pas écrit cette phrase étonnante, que je cite textuellement : « Voyez un salon, je parle du plus honnête ; si vous écriviez les confessions sincères des invités, vous laisseriez un document qui scandaliserait les voleurs et les assassins ». Tout commentaire affaiblirait une telle déclaration de principes, toute épithète en altérerait le beau sens, — et c’est une de ces impressions sous lesquelles il faut laisser le lecteur.

Pour mettre à côté de la règle l’exemple, ou plutôt, à côté de la méthode de travail, son résultat, je devrais donner ici l’analyse de tous ses romans et indiquer si, dans l’application, son œuvre s’accorde avec ses principes littéraires et ne les contredit pas, soit dans la donnée artistique, soit dans la peinture des caractères, soit dans l’adaptation des milieux, soit dans les détails techniques et scientifiques des professions, des industries, etc. ; mais comme ce travail exigerait un long développement, je le réserve pour une autre étude, me restreignant à donner, sous chaque titre d’ouvrage, une description biographique suffisante pour signaler son caractère particulier. Je résume sous la désignation : « Zola polémiste » tous les renseignements qui peuvent le faire connaître comme critique d’art, critique littéraire et politique et orateur.


  1. Préface de la Conquête Jacobine