Émile Zola : l’homme & l’œuvre/Zola romancier


Zola romancier

Toute manifestation écrite de la pensée étant un acte public, devient, par ce fait même, une bonne ou une mauvaise action : bonne, si elle concourt, par le vrai et le beau, au bien de l’humanité, et mauvaise, crime de lèse-humanité, si elle nuit à son but qui est le perfectionnement. Le romancier naturaliste ayant la prétention, comme le dit Zola, d’être un expérimentateur moral qui travaille sur le document humain, en le faisant évolutionner dans des milieux choisis et appréciés d’après son tempérament, il est indispensable, pour juger ce système scientifique, puisque système il y a, d’établir certaines règles générales adoptées et suivies jusqu’à ce jour.

« Celui qui n’a égard, en écrivant, qu’au goût de son siècle, songe plus à sa personne qu’à ses écrits : il faut toujours tendre à la perfection, et alors cette justice, qui nous est quelquefois refusée par nos contemporains, la postérité sait nous la rendre. » (La Bruyère, p. 32.) — « Ce n’est point assez que les mœurs… du roman ne soient point mauvaises, il faut encore qu’elles soient décentes et instructives ; il peut y avoir un ridicule si bas et si grossier, ou même si fade et indifférent, qu’il n’est ni permis à l’auteur d’y faire attention, ni possible aux lecteurs de s’en divertir. Le paysan ou l’ivrogne fournit quelques scènes à un farceur, il n’entre qu’à peine dans le vrai comique ; comment en faire le fond ou l’action principale ? Ces caractères, dit-on, sont naturels : ainsi par cette règle on occupera bientôt tout… le livre, d’un laquais qui siffle, d’un malade dans sa garde-robe, d’un homme ivre qui dort ou qui vomit ; y a-t-il rien de plus naturel ! » — « Il semble que le roman et la comédie pourraient être aussi utiles qu’ils sont nuisibles… ; ce serait de présenter des caractères tels qu’ils doivent être et non au-dessous ni au-dessus de l’humanité : on méprise les uns comme trop indignes et on a peur de la perfection des autres » (p. 23, 24). — « J’ai lu Malherbe et Théophile ; ils ont tous deux connu la nature, avec cette différence, que le premier, d’un style plein et uniforme, montre tout à la fois ce qu’elle a de plus beau et de plus noble, de plus naïf et de plus simple ; il en fait la peinture ou l’histoire. L’autre, sans choix, sans exactitude, d’une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s’appesantit sur les détails ; il fait une anatomie ; tantôt il feint, il exagère, il passe le vrai dans la nature, il en fait le roman » (p. 18). — « Il n’est pas si aisé de se faire un nom par un ouvrage parfait, que d’en faire valoir un médiocre par le nom qu’on s’est déjà acquis » (p. 7). — « Il ne suffit pas d’employer le mot propre, il importe aussi d’employer des mots propres. » — « La netteté est le vernis des maîtres… et la propreté la vertu des bons » (Vauvenargues). — « Pour décrire, il faut sympathiser. » — « Il y a autant d’invention à s’enrichir par un mauvais livre, qu’il y a de sottise à l’acheter ; c’est ignorer le goût du peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises » (La Bruyère, p. 20).

Comme Zola, en se défendant d’avoir inventé le naturalisme, n’a pas craint de faire remonter une certaine complicité jusqu’à La Bruyère, je n’ai pas été fâché de lui prouver, en citant les textes, que non seulement le grand écrivain n’accepte aucune complicité avec le naturalisme, mais le juge avec autant de sévérité que d’esprit. Son jugement est tellement net et précis, que ce qu’il dit de Théophile, on croirait qu’il l’a écrit pour Zola, cet autre, qui, sans choix, sans exactitude, d’une plume libre et inégale, tantôt charge ses descriptions, s’appesantit sur les détails ; fait une anatomie ; tantôt feint, exagère, passe le vrai dans la nature, en fait le roman…, et le laquais qui siffle, et le malade dans sa garde-robe, et l’homme ivre (Coupeau) qui dort ou qui vomit… Y a-t-il rien de plus naturaliste que ce naturel ? Que nous sommes loin avec Zola de cette définition dans la trilogie du Dante : « La nature, c’est l’art de Dieu ! » L’art, en effet, n’est que le symbole matériel d’une beauté idéale, l’expression sensible d’une nature intelligente.

La lyre peut chanter tout ce que l’âme rêve,


a pris pour épigraphe de sa divine épopée A. Soumet, déclarant ainsi que l’âme, cette immatérielle image de Dieu, ne peut souiller ses rêves en se matérialisant dans la fange du matérialisme. Certes, l’ideal ne doit pas effacer le réel, ni le possible tuer l’être ; loin d’animaliser davantage l’homme, leur mission est d’élever sa nature en la spiritualisant : l’homme est déjà vilain, ne le faites pas pis.

Au risque de me répéter parfois, je dois insister sur ce fait, que plus le naturalisme s’insurge contre le romantisme, plus il s’en rapproche, même par ses différences… voulues. Victor Hugo a déclaré que le romantisme était le libéralisme en littérature… ; qu’il fallait mettre le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons à bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l’art… « Il n’y a d’autres règles que les lois générales de la nature, qui planent sur l’art tout entier, et les lois spéciales qui, pour chaque composition, résultent des conditions d’existence propres à chaque sujet » (préface de Cromwvel, p. 15). — Zola déclare que le naturalisme en littérature est un coin d’une certaine nature (le moins propre) qu’il expérimente, en la plaçant sous l’objectif invariable de son tempérament : « L’art est un coin de la nature, vu à travers un tempérament. » — « Le roman expérimental est une conséquence de l’évolution scientifique du siècle ; il continue et complète la physiologie ; il substitue à l’étude de l’homme abstrait, de l’homme métaphysique, l’étude de l’homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu » (Roman expérimental, p. 22). — « La morale consiste à se rendre maître de la vie pour la diriger » (p. 23). — « Le romancier est un moraliste expérimentateur montrant par l’expérience de quelle façon se comporte une passion dans un milieu social. Le jour où nous tiendrons le mécanisme de cette passion, on pourra la traiter ou la réduire, ou tout au moins la rendre la plus inoffensive (un médecin de la bombe, un guérisseur de la dynamite). Et voilà où se trouvent l’utilité pratique et la haute morale de nos œuvres naturalistes, qui expérimentent sur l’homme, qui démontent et remontent pièce à pièce la machine humaine, pour la faire fonctionner sous l’influence des milieux. Quand les temps auront marché, quand on possédera les lois, il n’y aura plus qu’à agir sur les milieux, si l’on veut arriver au meilleur état social. C’est ainsi que nous faisons de la sociologie pratique et que notre besogne aide aux sciences politiques et économiques (aux sciences politiques, en formant les ouvriers du fait, les travailleurs de l’explosible, et économiques en tuant plus d’hommes pour avoir moins à en nourrir). Je ne sais pas, je le répète, de travail plus noble ni d’une application plus large. Être maître du bien et du mal, régler la vie, régler la société, résoudre à la longue tous les problèmes du socialisme, apporter surtout des bases solides à la justice en résolvant par l’expérience les questions de criminalité, n’est-ce pas là être les ouvriers les plus utiles et les plus moraux du travail humain ? » (p. 24). — « Si notre besogne, parfois cruelle, si nos tableaux terribles avaient besoin d’être excusés, je trouverais encore chez Claude Bernard cet argument décisif : « On n’arrivera jamais à des généralisations vraiment fécondes et lumineuses sur les phénomènes vitaux qu’autant qu’on aura expérimenté soi-même et remué dans l’hôpital, dans l’amphithéâtre et le laboratoire, le terrain fétide ou palpitant de la vie… » Charlatan ! va, qui confond, avec intention de tromper sur sa marchandise naturaliste, les phénomènes vitaux avec les phénomènes moraux, qui met le cadavre puant de l’esprit, de l’intelligence, de la vie morale, à côté du cadavre physique de l’homme mort et du cadavre vivant, palpitant, de l’animal sous le scalpel de la vivisection. La plume du romancier serait-elle plus habile que le bistouri du médecin et trouverait-elle l’abcès de la pensée criminelle, le virus de la passion, la congestion de l’amour et la constipation de la charité… quand le chirurgien ne peut arrêter les ravages de la tuberculose et surprendre un des mille secrets de la mort ? Mais si vous croyez que les phénomènes moraux obéissent aux mêmes lois que les phénomènes vitaux, qu’ils sont les produits d’un facteur organique, qu’ils dépendent, par exemple, du phosphore, pourquoi, docteur Zola, pour activer la pensée, développer l’intelligence, créer même le génie, augmenter l’héroïsme, accentuer la bonté, etc., n’introduisez-vous pas, dans le cerveau ou ailleurs, une alimentation, une substance appropriées à ce but ? Puisque une intelligence plus claire… ne dépend, dans votre hypothèse scientifique, que d’un lavement cérébral ou d’une certaine dose de fer ou de chaux, illustre collègue de Claude Bernard, saignez, purgez, dosez : « sagnare, purgare, dare lavamenta », disait Diafoirus, cet immortel prédécesseur de tous les naturalistes. Molière, dont vous faites, je crois, un gradé dans votre régiment, en usait avec esprit ; que n’en usez-vous, avec sagesse ? Purgez-vous, dab.

« Je résume notre rôle de moralistes expérimentateurs. Nous montrons le mécanisme de l’utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme des phénomènes humains et sociaux, pour qu’on puisse un jour dominer et diriger ces phénomènes. En un mot, nous travaillons avec tout le siècle à la grande œuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de l’homme décuplée… C’est nous qui avons la force, c’est nous qui avons la morale » (p. 29 et 30).

« Tout fait croire que les phénomènes cérébraux peuvent être déterminés comme les autres phénomènes » (p. 48). Si par phénomènes cérébraux, il entend, ce que je ne crois pas, les phénomènes vitaux, comme ceux du cœur, de la rate, etc., il a raison, tous les médecins les déterminent ; mais s’il veut parler des phénomènes moraux, ah ! non, on n’escamote pas ainsi le matériel, l’organique, seul culte du naturalisme, pour sauter à pieds joints dans l’immatériel, l’inorganisme. Du cerveau à la pensée, c’est-à-dire au moteur intellectuel, il n’y a qu’une légère toile, mais qui la soulèvera ? Ce ne peut être le naturaliste qui, ne croyant qu’à la matière, ne doit pas admettre l’immatériel, l’inconnu, l’abstrait, qui échappe à toute loi physico-organique. Le déterminisme est une loi, je l’explique ici pour qu’on soit fixé sur ce mot, plus souvent employé que compris, en vertu de laquelle tout phénomène est une conséquence nécessaire d’un ensemble de conditions données. Rien n’est spontané, tout est un effet, et un effet nécessaire. Le déterminisme est donc la négation de la liberté. Il n’y a pas de choix, il y a effet nécessaire. Le déterminisme est né de l’étude des lois naturelles et il a trouvé son point d’appui le plus solide dans les progrès actuels des sciences physiques, proprement dites. Du domaine des sciences physiques, la croyance au déterminisme s’est progressivement étendue au domaine des sciences biologiques. La physiologie expérimentale, évoluant de ses découvertes physiques et chimiques, a pu déterminer dans les phénomènes biologiques, bien que l’ensemble des conditions de ces phénomènes soit plus complexe, leurs rapports intimes de causalité. Du monde biologique (science de la vie des corps organisés) au monde psychologique (étude de l’âme et de ses facultés), il n’y avait qu’un pas pour les physiologistes qui ne distinguent pas la pensée des autres fonctions de la vie et qui la considèrent comme le produit du jeu d’un organe, au même titre que le mouvement l’est de l’action des muscles, ou la sensibilité de celle des nerfs. Le principe de la pensée et de la volonté a donc été soumis par eux au déterminisme, c’est-à-dire à la négation de la liberté, à la radiation du libre-arbitre.

La physiologie étudie l’homme physique, la psychologie l’homme moral ; la première se rend compte des phénomènes organiques, par les sens ; la deuxième, des phénomènes intellectuels ou de la pensée, par la conscience ; donc, tous les faits qui orbitent dans la conscience, psychologie ; et tous ceux qui lui échappent ou sont en dehors, physiologie. La conscience est cette faculté par laquelle l’âme se connaît elle-même, dans ses pensées, ses modifications et ses actes : l’esprit est à la fois acteur et spectateur, La conscience morale est la faculté par laquelle l’homme distingue le bien du mal, l’injuste du juste et soumet à cette règle ses actions et celles de ses semblables. C’est la raison pratique qui a dans son domaine les vérités morales qui sont aussi des vérités spéculatives. La conscience morale, ou raison pratique, est partout et toujours identique et infaillible, l’exception est erreur ou vice. « C’est, dit Malebranche, le verbe éternel qui parle à toutes les nations le même langage. » L’idée du bien, ou distinction du bien et du mal, est la base de la morale. La morale a pour objet de déterminer la loi de la volonté et la règle des actions humaines ; elle se divise en morale générale, qui est la science du devoir, et en particulière, qui est la science des devoirs ; elle a trois caractères : l’universalité, l’autorité et l’obligation. La morale générale a pour objet de déterminer la nature et l’origine de l’idée du devoir ; l’émotion produite en nous par un sentiment irrésistible d’approbation ou de désapprobation, selon qu’une action nous apparaît utile ou nuisible, constitue le phénomène moral ; c’est la manifestation spontanée de la conscience qui approuve ou blâme un acte qui lui semble moralement bon ou mauvais.

Le matérialiste, ou pour dire toute ma pensée, le naturaliste, s’appuie, pour expliquer l’homme mécanique et imposer aux phénomènes cérébraux et aux phénomènes vitaux les mêmes lois, sur cette maxime sensualiste : l’homme ne peut rien connaître que par les sens. La matière serait à elle-même le commencement et la fin de tout ; limitée par la vie et la mort, deux inconnues à chaque bout de l’existence, elle tournerait invariablement dans ce cercle vicieux, ignorant autant son origine que sa fin.

Le naturalisme, en raison de l’ignorance qu’il semble avoir de ces vérités absolues et de l’abus qu’il fait pourtant de leur langage pour inspirer confiance dans sa prétendue science, m’a forcé à allonger mon étude de ces explications un peu arides : le chemin qui paraît le plus long, en littérature, est souvent le plus court. Comment, en effet, prouver à un public étranger aux questions philosophiques et scientifiques, qu’on le trompe et qu’on lui sert, comme vérité ce qui n’est que mensonge, et comme morale ce qui n’est qu’immoralité, sinon en lui mettant sous les yeux les vraies définitions et on lui faisant toucher du doigt la fausse et indigne adaptation que les naturalistes en font au roman dit expérimental, dit scientifique ? Cette science du roman moderne, ou plutôt cette méthode pathologique, basée sur de prétendus faits d’expérimentation ou d’observation, classerait synthétiquement, sous des lois identiques, tous les cas physiologiques et psychologiques. L’animal, ne présentant à la méthode expérimentale et à la constatation des résultats, que des faits, est un positiviste, mais l’homme qui pense et qui parle est un métaphysicien forcé. « Ce ne sont pas les faits qui constituent la science, dit Claude Bernard, mais bien les explications qu’on en donne et les idées que nous y attachons. » — « L’homme, écrit Flourens, est le seul de tous les êtres de la création qui ait le pouvoir de sentir qu’il sent, de connaître qu’il connaît, de penser qu’il pense. » Or, comme il est aussi le seul qui soit doué de la parole, il est dans sa nature d’y attacher des mots qui répondent, non seulement à ses besoins physiques et à ses sensations, mais encore à ses sentiments moraux et à ses plus hautes pensées. Donc, l’écrivain qui viole le dictionnaire et qui détrousse la science pour parer ses erreurs et faire passer une littérature immorale, est, ou un ignorant ou un malfaiteur littéraire.

Je ne sais si Zola donnera tort à l’Académie, en se constituant candidat perpétuel, comme Gagne, mais je sais qu’il donne raison aux examinateurs de l’Université qui, deux fois, ont refusé comme bachelier ce savant qui prétend marcher de pair avec Claude Bernard, le Dr Lucas, etc. ; ce philosophe qui raye d’un trait de plume… naturaliste la métaphysique pour monter sur les épaules de Darwin, de Littré, de Renan ; ce rhéteur enflé et gonflé qui, après avoir pillé et imité tous les écrivains, a fini par accoucher(voir les détails de cette opération dans Pot-Bouille), du naturalisme, cet immonde bâtard de l’érotisme.

Je groupe ici, pour l’instruction des curieux, quelques perles littéraires du Maître (Voltaire, 31 mars 1879), étude littéraire sur Victor Hugo : « Le naturalisme est une formule de vérité qui base une œuvre sur la nature et explique les déviations du vrai par le tempérament de l’artiste. » — Même journal (12 mars 1877), étude sur George Sand : « Tout cela est faux, maladif, malsain, grotesque ; le mot est lâché, et je le maintiens ; ce continuel besoin d’idéalisme, cet envolement perpétuel vers les libertés du cœur et de l’esprit, cette façon de rêver une vie plus large, plus poétique, plus éthérée, aboutit en somme à une débauche d’imagination enfantine, à la création d’un monde où l’on périrait d’ennui et d’orgueil. Combien les réalités même grossières, sont plus saines ! » — Et plus loin, analysant les principaux ouvrages du même écrivain : « Ces livres ouvrent le pays des chimères, au bout duquel il y a une culbute fatale dans la réalité. Les femmes, après une pareille lecture, se déclareront incomprises, comme les héroïnes ; les hommes chercheront des aventures, mettront en pratique la thèse de la sainteté des passions. Combien est plus saine la réalité, la rudesse des peintures vraies, l’analyse des plaies humaines. Ici, point de perversion possible. Faites lire les procès-verbaux d’un romancier naturaliste ; si vous épouvantez les lecteurs, vous ne troublerez ni leur cœur ni leur cerveau. Vous ne laissez pas de place à la rêverie, cette mère de toutes les fautes. Les scènes les plus audacieuses, la peinture des nudités, le cadavre humain disséqué et expliqué, ont une morale unique et superbe, la vérité. Voilà pourquoi, à mon sens, si l’immoralité pouvait exister dans les œuvres d’art, j’appellerais immorales les histoires inventées pour troubler les cœurs et j’appellerais morales les anatomies pratiquées sur l’humanité dans un but de science et de haute leçon. »

Là est toute la moelle naturaliste ; il n’y a qu’à bien sentir et qu’à bien rendre les scènes les plus audacieuses, la peinture des nudités, les anatomies pratiquées sur l’humanité, et l’on a fait des œuvres morales de belle science et de haute leçon.

Voltaire, 14 mars 1877, on lit encore, à propos toujours de cette idéaliste George Sand, qui fait rougir le naturaliste Zola : « Au lieu de reprocher aux romanciers naturalistes d’être immoraux, on devrait leur dire : de grâce, ne soyez pas si rudes ni si vrais ; vous nous glacez, vous nous empêchez de courir le guilledou des amours idéales ; quand on vous a lu on est tout froid, on ne songe plus à baiser ses rêves. Par pitié ! rendez-nous l’immoralité première de nos orgies romanesques. » Il est curieux de mettre en face de ce texte celui d’un érotomane de de Sade que Zola, par jalousie de métier, éreinte à plaisir, dans les Documents littéraires, p. 388, 394, 396, 403 ; de Sade, les Crimes de l’amour, idée sur les romans, p. 133 : « Je dois enfin répondre au reproche que l’on me fit, quand parut Aline et Valcourt. Mes pinceaux, dit-on, sont trop forts, je prête au vice des traits trop odieux ; on veut en savoir la raison ? Je ne veux pas faire aimer le vice ; je n’ai pas, comme Crébillon et comme Dorat, le dangereux projet de faire adorer aux femmes les personnages qui les trompent ; je veux, au contraire qu’elles les détestent ; c’est le seul moyen qui puisse les empêcher d’en être dupes ; et, pour y réussir, j’ai rendu ceux de mes héros qui suivent la carrière du vice, tellement effroyables, qu’ils n’inspirent bien sûrement ni pitié ni amour ; en cela, j’ose le dire, je suis plus moral que ceux qui se croyent permis de les embellir ; les pernicieux ouvrages de ces auteurs ressemblent à ces fruits de l’Amérique qui, sous le plus brillant coloris, portent la mort dans leur sein ; cette trahison de la nature, dont il ne nous appartient pas de dévoiler le motif, n’est pas faite pour l’homme ; jamais enfin, je le répète, je ne peindrai le crime que sous les couleurs de l’enfer ; je veux qu’on le voie à nu, qu’on le craigne, qu’on le déteste, et je ne connais point d’autre façon, pour arriver là, que de le montrer avec toute l’horreur qui le caractérise. Malheur à ceux qui l’entourent de roses ! leurs vues ne sont pas aussi pures, et je ne les copierai jamais. » Dans les deux auteurs, si ce ne sont pas les mêmes mots, à peu de chose près, c’est la la même pensée : corriger les mœurs en les peignant pires qu’elles ne sont, faire de la vertu, en délayant sur elle ce que le vice a de plus laid et de plus horrible. Le sadiste et le naturaliste pratiquent, on le voit, d’après les principes de la même méthode expérimentale ; ce ne pouvait être autrement, tous les chemins mènent à l’immoralité, quand la littérature n’est plus qu’une question d’argent. « L’argent, écrit Zola, qu’il faut toujours citer, comme exception à la règle générale (Roman expérimental, p. 190), l’argent a fait de l’ancien bateleur de cour, de l’ancien bouffon d’antichambre, un citoyen libre, un homme qui ne relève que de lui-même. Avec l’argent, il a osé tout dire, il a porté son examen partout, jusqu’au roi, jusqu’à Dieu, sans craindre de perdre son gain. L’argent a émancipé l’écrivain, l’argent a créé les lettres modernes (surtout le naturalisme). À la fin, cela m’enrage de lire, dans des journaux de jeunes poètes, que l’écrivain doit simplement viser à la gloire. Oui, cela est convenu, il est puéril de le dire. Mais il faut vivre. Si vous ne naissez pas avec une fortune, que ferez-vous ?… Battez-vous, mangez des pommes de terre ou des truffes, cassez des pierres dans la journée et écrivez des chefs-d’œuvre la nuit. Si vous êtes un talent, une force, vous arriverez quand même à la gloire et à la fortune… Des spéculateurs, des éditeurs, tout un petit peuple qui vit de nos œuvres, gagnent des millions, et nous ne partagerions pas, et nous cracherions sur l’argent, sous prétexte que l’argent n’est pas noble ! Ce sont là des idées malsaines, des déclamations viles et coupables, contre lesquelles il est grand temps de réagir. Ce que je puis dire, moi, c’est que l’argent fait pousser de belles œuvres. » Est-ce assez Zola, cela ? Peut-on plus habilement faire excuser et accepter son immoralité naturaliste qu’en accusant les autres d’immoralité réaliste ? Je ne sais, au point de vue philosophique et moral, quelle est la plus dangereuse des deux, mais je sais bien quelle est la plus propre. J’aime mieux baiser un rêve que de baiser… Il y a tellement de choix en fait de malpropreté, dans vos trente-huit volumes moraux, naturellement, que je vous prie de vous payer ce plaisir pour moi ; cela ne changera pas vos habitudes et ne dérangera pas les miennes.

Ses romans, livres impurs, même parmi les livres fangeux du xixe siècle, salissent jusqu’à l’ordure de l’impureté et prétendent cacher leur immoralité derrière la laideur physique et morale la plus monstrueuse. Les esprits médiocres et blasés, qui composent la grande majorité des lecteurs, goûtent surtout les formes exagérées et faisandées en littérature, aussi il a délayé dans son encre la boue la plus fangeuse, il a broyé les couleurs les plus crues, peint les tableaux les plus nus, représenté les scènes les plus ordurières et pimenté les anatomies les plus naturalistes. Son style pittoresque, relevé comme une enluminure, plein d’images prétentieuses et de phrases à effet, éclate, étincelle, léger de science et lourd d’emphase, sans souci de la justesse du mot et de la vérité de son application ; il n’a qu’un but : étonner, épater. Ce qui remue, ce qui frappe fort, ce qui fait du bruit, arrête et intéresse toujours l’attention : un tambour battant faux, mais faisant du bruit comme dix, captivera plus la foule que les notes ailées et savantes du plus célèbre violoniste ; mettez au tambour un habit vert pomme garni d’or et d’argent, une culotte passementée bleue, une épée d’acier au côté, un panache multicolore sur la tête et n’importe quoi de visible au fond de la culotte, il n’y aura pas assez de place pour les curieux : on se poussera, on se pressera, on se battra, et pour voir quoi ? Zola, le tambour-major du naturalisme. Dans le roman, c’est encore le plus débraillé et le plus cynique qui tient et détient le succès. La société s’en va par le matériel, elle s’en va par le moral. La vie sociale évolutionne dans le matérialisme, elle est la victime de sa révolte contre l’hygiène du corps et de l’âme ; elle meurt, vivante mais pourrie, d’une décomposition précédant sa mort. Le peuple n’aime ni le vrai, ni le simple : il aime le roman épicé et le charlatan ; il lui faut la surexcitation de tous les bas appétits et l’amorce de toutes les blagues. On greffe le naturalisme sur l’érotisme immonde ; il ne faut plus de libertinage, il faut le faisandage des êtres et des choses ; il ne suffit plus d’être immoral, tant Zola a perfectionné le genre, il faut être pire !

Si les bonheurs arrivent trop tard dans la vie, les mauvais livres, sur tout ceux qui ont du succès, arrivent toujours trop tôt et ont le tort de n’être pas morts dans le ventre de leur père. Quand on a une pareille littérature dans le ventre, il vaut mieux en crever que d’en empester le public.

« Notre vraie et intime impression, c’est le dégoût, c’est le mépris », écrit un néo-naturaliste dans son journal. L’esprit, pour peu qu’on l’ait délicat, se soulève plus que le cœur contre ces pages, plus pleines encore d’inepties que de saletés. Ce qui domine, avant tout, dans celle mare… d’ordures, c’est l’odeur de la bêtise. Le maître a beau se hausser, se grandir, se percher, il est foncièrement petit, il restera petit. Sans son étiquette littéraire, il serait inconnu ; sans la publicité, son esclave et sa complice, il ne serait… rien — pas même académicien — et pourtant ce talent de dépotoir littéraire fait un tel tintamarre qu’il est mieux payé qu’un génie et qu’il touche le retentissant viager d’un grand talent ; c’est de la gloire touchée comptant et de l’honneur argent sonnant mis dans sa poche. Au reste, on ne peut lui en faire reproche, c’est gagné, et durement, péniblement. Zola a été le domestique de sa littérature, le placier de ses livres ; il a fait toutes les courses de ses volumes, ou plutôt tous les métiers, pour les vendre, critique littéraire aujourd’hui, chroniqueur hier, critique artistique demain, échotier toutes les semaines, reporter tous les jours ; il est le laquais de son succès ; il se tire le cordon à lui-même, partout où il peut faire entrer un de ses volumes, et, si, pour ne pas perdre une vente, il a besoin d’une mission et d’une fonction, il sera orateur à la réunion des Félibres à Sceaux, à l’Association des étudiants de Paris, représentant de la presse française à Londres, président… à sonnette de la Société des gens de lettres… et membre d’honneur du Touring-Club de France, car il pédale, en l’honneur du naturalisme et vélocipède à son profit… Il serait même académicien, au risque d’être le zéro, si les trente-neuf autres voulaient.

Bien vendre ses ouvrages est un plus rude métier que de les écrire. Le livre réussit toujours par un mérite, une cause, en dehors du talent de l’auteur. Une condamnation est le meilleur des articles et un scandale la plus belle des réclames ; avec l’un ou l’autre, le livre fait prime et l’auteur fortune. Zola se croit et se prétend indépendant, et aucun écrivain peut-être n’est plus que lui le valet de chambre de la publicité ; il la presse, la sollicite, la fatigue, la harcèle et la tient sur les dents jusqu’à ce qu’il lui ait arraché un bout d’annonce, un lambeau de réclame, un chiffon d’affiche. Quel chef de publicité avait là Hachette ! Il est le Mangin du boniment littéraire, le Napoléon du pallas naturaliste ! L’insuccès est pour lui le coup de queue du lion : il se dresse et s’étire, il aiguise ses ongles formidables, il essaie, dans un rugissement, sa mâchoire hurlante, il va bondir, un dernier rugissement annonce le combat… Sur qui va-t-il tomber ? quelle sera sa proie ? Est-ce le moucheron qui bourdonne à son oreille, l’oiseau qui l’effleure de son aile, l’herbe qu’il courbe sous son pas pesant, vous, cet autre, ou moi ! Il lui faut une victime, il lui faut du bruit, c’est son succès, c’est sa fortune, c’est son génie. Que la presse se taise, que le livre fasse silence, et l’actualité, n’entendant plus son nom pour le répéter, il disparaîtra, dans le tapage de chaque jour, plus vite encore qu’il n’y était venu… Il ramasse un peu partout le gain et le regain de sa renommée ; tout lui va, tout lui est bon : critique, éloge, discours, politique, théâtre, musique, vélocipédie, décès, actualités du jour, etc., pourvu que son nom se dise et se répète. Mon livre même qui, en plus d’un endroit, le juge, comme il a jugé les autres, lui agréera au fond plus qu’il ne le fâchera, parce qu’il lui fait de la réclame ; et s’il l’éreinte, ce ne sera pas tant la colère que le besoin d’affirmer et de corser la vente de ses œuvres, qui chargera sa plume de fiel et de rage. Aussi, tenez-vous bien, hôtes immobiles et silencieux de Mazarin, car il compte tirer de vos refus sa réclame la plus fructueuse. On a donné plus d’une raison de la mauvaise volonté de l’Académie à l’égard de Zola ; les uns ont dit qu’il y avait un filet de jalousie contre l’inventeur de la célèbre famille des Rougon-Maquart ; les autres, qu’il y a matière à réfléchir, avant de fréquenter l’inaltérable Coupeau et le venteux Jésus-Christ ; et tous, que Nana, Gervaise et leurs nombreuses amies et commères, sans compter leurs maris et leurs amants, ne pouvant, en raison de leur nombre, assister au triomphe académique de l’auteur qu’elles avaient illustrées, les académiciens avaient décidé de surseoir à sa nomination jusqu’à extinction complète de cette encombrante famille. Ces raisons sont peut-être bonnes, mais moi, qui, depuis longues années, suis le voisin des académiciens et qui les connais assez bien, j’incline à croire qu’il y a plutôt un peu de craintive paresse que tout autre motif dans l’exclusion persistante de Zola. Ils sont si en retard, ces pauvres immortels, avec leur Dictionnaire, qu’ils ont eu peur, en nommant ce forgeur infatigable de mots nouveaux de toutes sources, de toutes couleurs et de toutes odeurs, de ne pouvoir sortir de ce mauvais K et de tomber sur le Q le plus naturaliste du naturalisme. Cette explication n’est pas de moi, elle est d’un concierge de l’Institut ; il m’avait demandé le secret, je le viole : j’aime mieux être indiscret que coupable de semblables jeux de lettres ; j’accepte tout, excepté de subir les P… de la terre.

Pour complèter le romancier, j’aurais encore à exposer ce qu’il entend par observation, évolution, milieux ambiants, milieu social, analyse, investigation, sociologie pratique, etc., dans le roman ; mais comme je n’ai déjà que trop sacrifié de pages à toute cette quincaillerie scientifico-naturaliste, je renvoie, pour leur signification, le lecteur à tous les dictionnaires ; il n’aura qu’à opérer, pour son usage particulier, l’adaptation qu’en a faite Zola. Quand le mot, employé littérairement, s’appliquera scientifiquement à une loi organique, à un fait physique, à une matière quelconque, on l’attribuera, selon l’occurrence, à l’esprit, au corps, aux phénomènes moraux ou aux phénomènes physiques ; matière ou âme, c’est tout un pour le naturaliste.

« Le vice et la vertu, a dit Taine, le philosophe analyste du genre, sont des produits comme le sucre et le vitriol. » — « Le sens moral, affirme Zola (Roman expérimental, p. 243), n’a pas d’absolu ; il se déforme et se transforme, selon les conditions ambiantes. Ce qui est une abomination dans la bourgeoisie n’est plus qu’une nécessité fâcheuse dans le peuple. La vérité des peintures, la personnalité du style, voilà le roman moderne. » Le roman peut et doit être vrai sans se condamner à reproduire invariablement une réalité exceptionnelle et grossie. Zola idéalise le naturel jusqu’au monstrueux, jusqu’à l’horrible : les documents humains sont faux et imaginaires, les exceptions présentées comme règles, les crimes et les vertus comme nécessités héréditaires ou originaires, les lois supérieures et éternelles de la pudeur et de la décence violées, les détails professionnels et les milieux conventionnels outrés jusqu’à l’invraisemblance, et tous les personnages de ses romans, non seulement calomniés, mais incompris et dénaturés dans leur vie, dans leur langage et dans leur métier. Chaque spécialité lui reproche une bévue ou une ignorance dans les faits de sa compétence, mais l’admire dans celle qu’elle ignore : on lui reproche ce qu’il ignore de chaque métier, mais on le félicite de ce qu’on ignore soi-même. Cette profusion de mots scientifiques, ce déploiement pompeux de bannières chargées d’inscriptions sonores, ces descriptions techniques et ronflantes donnent à tout ce bagage romanesque un air tellement imposant et respectable de science honnête et convaincue, qu’on ne peut croire à un charlatanisme si effronté et à une mystification si grotesque.

Jules Lemaître a écrit quelque part : « J’ai beau m’en défendre, ces brutalités mêmes m’imposent, je ne sais comment, par leur nombre, et ces ordures par leur masse ». Elles étonnent, c’est possible, il y en a assez pour cela, mais elles ne peuvent imposer, ce mot emportant avec lui une certaine idée d’admiration respectueuse qui ne peut s’accorder avec le mépris et la répugnance qu’inspirent ces choses. Son œuvre est une orgie malpropre où l’on ne voit que difformités physiques, curiosités physiologiques et pourritures morales, et des scènes triviales, inspirées par des instincts de luxure bestiale et de ripaille alcoolique qui semblent être l’obsession hystérique de la chair et la loi fatale de la vie. Un écrivain qui dépense aussi lucrativement un grand talent pour exciter ainsi, constamment, bassement, immoralement, les fibres honteuses de l’humanité, devrait être mis… hors la saine littérature, la littérature honnête. Sa place devrait être, non pas à la tête d’une société qui représente l’honneur, la dignité et les droits des lettres, mais à la queue. La salubrité… légale, pour épargner à quelques libertins une contagion dont ils pourraient facilement faire l’économie, réglemente sévèrement la provocation de la prostitution, mais elle tolère, ou plutôt elle encourage, par son indifférence, la contagion plus infectieuse et plus étendue du livre naturaliste. Que dirait Zola de son œuvre, si son intérêt lui permettait de penser… naturellement ? « M. E. Zola — dit le P. Cornut, dans les Malfaiteurs littéraires, p. 84 — est l’énorme et lourd scarabée qui s’abat, se traîne et s’enfouit gravement et grassement dans l’ordure. Il se délecte dans toutes les puanteurs physiques et morales. »

« Le naturalisme n’a pas même l’intérêt d’être une polissonnerie, dit Zola, dans Une Campagne, p. 132 ; hélas ! il n’agite que des questions de philosophie et de science, » Quel jésuite que cet hélas ! et combien naturaliste est le regret hypocrite qu’il semble manifester de ne pas être une polissonnerie ! Polisson, vous ! non, en effet, car, dans ce genre littéraire, le vice est encore de bonne compagnie, il a un certain savoir-vivre, et si, troublant la pudeur, il ne sait plus rougir lui-même, il ne fait pas rougir de honte la vertu. La polissonnerie est à votre procédé littéraire, vous le savez bien, ce qu’est, en médecine, la petite vérole par rapport à l’autre. Vous traitez, dites-vous, des questions de science et de philosophie, de littérature, j’ajouterai, lesquelles ? la quantité inexplicable de vos éditions, le nombre par conséquent considérable de vos lecteurs, est une preuve mathématique qu’on ne vous achète et ne vous lit, ni pour la littérature, ni pour la philosophie, ni pour la science, mais pour le reste. À combien d’éditions se tirent et se vendent les savants, les philosophes et les vrais littérateurs ? Je ne cite aucun nom parmi les hommes illustres qui ont honoré ou qui honorent la science et la philosophie, ils ne sont, hélas ! connus que de l’élite, assez restreinte, des érudits ; et vous-même vous ignorez si peu cette injustice de l’ignorance et de l’indifférence, que vous avez dépouillé ces savants de leur système, de leurs formules et de leur langage scientifiques et philosophiques, pour en enrichir vos inventions immorales, pensant que personne ne se douterait de cette supercherie, ou plutôt de cette contrefaçon. Donc, le nombre des lecteurs n’est pas une preuve de la moralité du livre, le contraire est plutôt la vérité. Autant la science éloigne l’acheteur, autant l’érotisme l’attire. Il ne faut pas demander au succès un certificat de bonne conduite ; un livre ne réussit près du public que comme certains types réussissent près des femmes, que parce qu’il est un mauvais sujet.

Le livre a une double portée : il peut être apprécié comme œuvre d’art ou être interprété comme œuvre d’actualité ; il a, en un mot, une valeur artistique et une valeur d’actualité. La première constitue son être littéraire, sa condition de durée ; la seconde procède du moment et du milieu où il paraît, et par conséquent ne lui constitue qu’une impression de modernité : celle-ci dépend du public, l’autre de l’auteur. La tendance inconsciente qui fait son succès, tendance qui est à la fois celle de l’individualité particulière de l’écrivain et celle plus anonyme du public qui l’entoure, sera, ou un succès éphémère, s’il est le résultat absolu des passions de l’actualité, ou un succès durable, ratifié plus tard par la postérité, si l’écrivain arrive à cette valeur absolue qui sacre son livre une œuvre d’art. La littérature contemporaine, domestiquée par les engouements et les idées du jour, s’est mise si platement au service d’une certaine école et d’une certaine science, qu’on se demande, en la voyant presque tourner en ridicule le beau qui est la substance de l’art et inonder de ses admirations le laid naturaliste qui en est la négation, si elle ne mérite pas mieux le titre de souteneuse de nouveautés littéraires, étranges et dangereuses, que celui de protectrice impartiale et éclairée des lettres.