Éloges de Voltaire/Édition Garnier/par Frédéric II

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ÉLOGE
DE VOLTAIRE

LU À L’ACADÉMIE ROYALE DES SCIENCES ET BELLES-LETTRES DE BERLIN,
DANS UNE ASSEMBLÉE PUBLIQUE EXTRAORDINAIRE
CONVOQUÉE POUR CET OBJET, LE 26 NOVEMBRE 1778[1].

Messieurs,

Dans tous les siècles, surtout chez les nations les plus ingénieuses et les plus polies, les hommes d’un génie élevé et rare ont été honorés pendant leur vie, et encore plus après leur mort. On les considérait comme des phénomènes qui répandaient leur éclat sur leur patrie. Les premiers législateurs qui apprirent aux hommes à vivre en société ; les premiers héros qui défendirent leurs concitoyens ; les philosophes qui pénétrèrent dans les abîmes de la nature, et qui découvrirent quelques vérités ; les poëtes qui transmirent les belles actions de leurs contemporains aux races futures : tous ces hommes furent regardés comme des êtres supérieurs à l’espèce humaine.

On les croyait favorisés d’une inspiration particulière de la Divinité. De là vint qu’on éleva des autels à Socrate, qu’Hercule passa pour un dieu, que la Grèce honorait Orphée, et que sept villes se disputèrent la gloire d’avoir vu naître Homère. Le peuple d’Athènes, dont l’éducation était la plus perfectionnée, savait l’Iliade par cœur, et célébrait avec sensibilité la gloire de ses anciens héros dans les chants de ce poëme. On voit également que Sophocle, qui remporta la palme du théâtre, fut en grande estime pour ses talents ; et de plus, que la république d’Athènes le revêtit des charges les plus considérables. Tout le monde sait combien Eschine, Périclès, Démosthène, furent estimés ; et que Périclès sauva deux fois la vie à Diagoras ; la première, en le garantissant contre la fureur des sophistes, et la seconde fois, en l’assistant par ses bienfaits. Quiconque en Grèce avait des talents était sûr de trouver des admirateurs, et même des enthousiastes : ces puissants encouragements développaient le génie, et donnaient à l’esprit cet essor qui l’élève, et lui fait franchir les bornes de la médiocrité. Quelle émulation n’était-ce pas pour les philosophes d’apprendre que Philippe de Macédoine choisit Aristote comme le seul précepteur digne d’élever Alexandre ! Dans ce beau siècle, tout mérite avait sa récompense, tout talent ses honneurs. Les bons auteurs étaient distingués ; les ouvrages de Thucydide, de Xénophon, se trouvaient entre les mains de tout le monde ; enfin chaque citoyen semblait participer à la célébrité de ces génies qui élevèrent alors le nom de la Grèce au-dessus de celui de tous les autres peuples.

Bientôt après, Rome nous fournit un spectacle semblable. On y voit Cicéron qui, par son esprit philosophique et par son éloquence, s’éleva au comble des honneurs. Lucrèce ne vécut pas assez pour jouir de sa réputation. Virgile et Horace furent honorés des suffrages de ce peuple roi ; ils furent admis aux familiarités d’Auguste, et participèrent aux récompenses que ce tyran adroit répandait sur ceux qui, célébrant ses vertus, faisaient illusion sur ses vices.

À l’époque de la renaissance des lettres dans notre Occident, l’on se rappelle avec plaisir l’empressement avec lequel les Médicis et quelques souverains pontifes accueillirent les gens de lettres. On sait que Pétrarque fut couronné poëte, et que la mort ravit au Tasse l’honneur d’être couronné dans ce même Capitole où jadis avaient triomphé les vainqueurs de l’univers. Louis XIV, avide de tout genre de gloire, ne négligea pas celui de récompenser ces hommes extraordinaires que la nature produisit sous son règne. Il ne se borna pas à combler de bienfaits Bossuet, Fénelon, Racine, Despréaux ; il étendit sa munificence sur tous les gens de lettres, en quelque pays qu’ils fussent[2], pour peu que leur réputation fût parvenue jusqu’à lui.

Tel est le cas qu’ont fait tous les âges de ces génies heureux qui semblent ennoblir l’espèce humaine, et dont les ouvrages nous délassent et nous consolent des misères de la vie. Il est donc bien juste que nous payions aux mânes du grand homme dont l’Europe déplore la perte le tribut d’éloges et d’admiration qu’il a si bien mérité.

Nous ne nous proposons pas, messieurs, d’entrer dans le détail de la vie privée de M. de Voltaire. L’histoire d’un roi doit consister dans l’énumération des bienfaits qu’il a répandus sur ses peuples ; celle d’un guerrier, dans ses campagnes ; celle d’un homme de lettres, dans l’analyse de ses ouvrages : les anecdotes peuvent amuser la curiosité ; les actions instruisent. Mais comme il est impossible d’examiner en détail la multitude d’ouvrages que nous devons à la fécondité de M. de Voltaire, vous voudrez bien, messieurs, vous contenter de l’esquisse légère que je vous en tracerai, me bornant d’ailleurs à n’effleurer qu’en passant les événements principaux de sa vie. Ce serait donc déshonorer M. de Voltaire que de s’appesantir sur des recherches qui ne concernent que sa famille. À l’opposé de ceux qui doivent tout à leurs ancêtres, et rien à eux-mêmes, il devait tout à la nature : il fut seul l’instrument de sa fortune et de sa réputation. On doit se contenter de savoir que ses parents, qui avaient des emplois dans la robe, lui donnèrent une éducation honnête ; il étudia au collége de Louis-le-Grand, sous les Pères Porée et Tournemine, qui furent les premiers à découvrir les étincelles de ce feu brillant dont ses ouvrages sont remplis.

Quoique jeune, M. de Voltaire n’était pas regardé comme un enfant ordinaire ; sa verve s’était déjà fait connaître. C’est ce qui l’introduisit dans la maison de Mme de Rupelmonde[3] : cette dame, charmée de la vivacité d’esprit et des talents du jeune poëte, le produisit dans les meilleures sociétés de Paris. Le grand monde devint pour lui l’école où son goût acquit ce tact fin, cette politesse, et cette urbanité à laquelle n’atteignent jamais ces savants érudits et solitaires qui jugent mal de ce qui peut plaire à la société raffinée, trop éloignée de leur vue pour qu’ils puissent la connaître. C’est principalement au ton de la bonne compagnie, à ce vernis répandu dans les ouvrages de M. de Voltaire, que ceux-ci doivent la vogue dont ils jouissent.

Déjà sa tragédie d’Œdipe et quelques vers agréables de société avaient paru dans le public, lorsqu’il se débita à Paris une satire en vers indécents contre le duc d’Orléans, alors régent de France. Un certain Lagrange[4], auteur de cette œuvre de ténèbres, pour éviter d’être soupçonné, trouva le moyen de la faire passer sous le nom de M. de Voltaire. Le gouvernement agit avec précipitation ; le jeune poëte, tout innocent qu’il était, fut arrêté, et conduit à la Bastille, où il demeura quelques mois[5]. Mais, comme le propre de la vérité est de se faire jour tôt ou tard, le coupable fut puni[6], et M. de Voltaire justifié et relâché. Croiriez-vous, messieurs, que ce fut à la Bastille même que notre jeune poëte composa les deux premiers chants de sa Henriade ? cependant cela est vrai : sa prison devint un Parnasse pour lui, où les muses l’inspirèrent. Ce qu’il y a de certain, c’est que le second chant est demeuré tel qu’il l’avait d’abord minuté : faute de papier et d’encre, il en apprit les vers par cœur, et les retint.

Peu après son élargissement, soulevé contre les indignes traitements et les opprobres dont il avait enduré la honte dans sa patrie, il se retira en Angleterre[7], où il éprouva non-seulement l’accueil le plus favorable du public, mais où bientôt il forma un nombre d’enthousiastes. Il mit à Londres la dernière main à la Henriade, qu’il publia alors sous le nom du Poëme de la Ligue. Notre jeune poëte, qui savait tout mettre à profit, pendant qu’il fut en Angleterre s’appliqua principalement à l’étude de la philosophie. Les plus sages et les plus profonds philosophes y fleurissaient alors. Il saisit le fil avec lequel le circonspect Locke s’était conduit dans le dédale de la métaphysique, et, refrénant son imagination impétueuse, il l’assujettit aux calculs laborieux de l’immortel Newton. Il s’appropria si bien les découvertes de ce philosophe, et ses progrès furent tels, que, dans un abrégé[8], il exposa si clairement le système de ce grand homme qu’il le mit à la portée de tout le monde.

Avant lui, M. de Fontenelle était l’unique philosophe qui, répandant des fleurs sur l’aridité de l’astronomie, l’eût rendue susceptible d’amuser le loisir du beau sexe. Les Anglais étaient flattés de trouver un Français qui, non content d’admirer leurs philosophes, les traduisait dans sa langue. Tout ce qu’il y avait de plus illustre à Londres s’empressait à le posséder ; jamais étranger ne fut accueilli plus favorablement de cette nation ; mais, quelque flatteur que fût ce triomphe pour l’amour-propre, l’amour de la patrie l’emporta dans le cœur de notre poëte, et il retourna en France.

Les Parisiens, éclairés par les suffrages qu’une nation aussi savante que profonde avait donnés à notre jeune auteur, commencèrent à se douter que dans leur sein il était né un grand homme. Alors parurent les Lettres sur les Anglais[9], où l’auteur peint avec des traits forts et rapides les mœurs, les arts, les religions, et le gouvernement de cette nation. La tragédie de Brutus[10], faite pour plaire à ce peuple libre, succéda bientôt après, ainsi que Mariamne, et une foule d’autres pièces[11].

Il se trouvait alors en France une dame célèbre par son goût pour les arts et pour les sciences. Vous devinez bien, messieurs, que c’est de l’illustre marquise du Châtelet dont nous voulons parler. Elle avait lu les ouvrages philosophiques de notre jeune auteur ; bientôt elle fit sa connaissance ; le désir de s’instruire, et l’ardeur d’approfondir le peu de vérités qui sont à la portée de l’esprit humain, resserra les liens de cette amitié, et la rendit indissoluble. Mme du Châtelet abandonna tout de suite la Théodicée de Leibnitz, et les romans ingénieux de ce philosophe, pour adopter à leur place la méthode circonspecte et prudente de Locke, moins propre à satisfaire une curiosité avide qu’à contenter la raison sévère. Elle apprit assez de géométrie pour suivre Newton dans les calculs abstraits ; son application fut même assez persévérante pour composer un abrégé de ce système à l’usage de son fils. Cirey devint bientôt la retraite philosophique de ces deux amis. Ils y composaient, chacun de son côté, des ouvrages de genres différents qu’ils se communiquaient, tâchant, par des remarques réciproques, de porter leurs productions au degré de perfection où elles pouvaient probablement atteindre. Là furent composés Zaïre[12], Alzire, Mérope, Sémiramis, Catilina, Électre ou Oreste.

M. de Voltaire, qui faisait tout entrer dans la sphère de son activité, ne se bornait pas uniquement au plaisir d’enrichir le théâtre par ses tragédies. Ce fut proprement pour l’usage de la marquise du Châtelet qu’il composa son Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations ; l’Histoire de Louis XIV, et l’Histoire de Charles XII, avaient déjà paru[13].

Un auteur d’autant de génie, aussi varié que correct, n’échappa point à l’Académie française ; elle le revendiqua comme un bien qui lui appartenait. Il devint membre de ce corps illustre[14], dont il fut un des plus beaux ornements. Louis XV l’honora de la charge de son gentilhomme ordinaire, et de celle d’historiographe de France, qu’il avait, pour ainsi dire, déjà remplie, en écrivant l’Histoire de Louis XIV.

Quoique M. de Voltaire fût sensible à des marques d’approbation aussi éclatantes, il l’était pourtant davantage à l’amitié. Inséparablement lié avec Mme du Châtelet, le brillant d’une grande cour n’offusqua par ses yeux au point de lui faire préférer la splendeur de Versailles au séjour de Lunéville, bien moins à la retraite champêtre de Cirey. Ces deux amis y jouissaient paisiblement de la portion de bonheur dont l’humanité est susceptible, quand la mort de la marquise du Châtelet mit fin à cette belle union. Ce fut un coup assommant pour la sensibilité de M. de Voltaire, qui eut besoin de toute sa philosophie pour y résister.

Précisément dans le temps qu’il faisait usage de toutes ses forces pour apaiser sa douleur, il fut appelé à la cour de Prusse. Le roi, qui l’avait vu en l’année 1740, désirait de posséder ce génie aussi rare qu’éminent ; ce fut en 1752 qu’il vint à Berlin[15]. Rien n’échappait à ses connaissances ; sa conversation était aussi instructive qu’agréable, son imagination aussi brillante que variée, son esprit aussi prompt que présent ; il suppléait par les grâces de la fiction à la stérilité des matières ; en un mot, il faisait les délices de toutes les sociétés. Une malheureuse dispute qui s’éleva entre lui et M. de Maupertuis brouilla ces deux savants, qui étaient faits pour s’aimer, et non pour se haïr ; et la guerre qui survint en 1756 inspira à M. de Voltaire[16] le désir de fixer son séjour en Suisse. Il se rendit à Genève, à Lausanne ; ensuite il fit l’acquisition des Délices[17], et enfin il s’établit à Ferney. Son loisir se partageait entre l’étude et l’ouvrage ; il lisait et composait. Il occupait ainsi, par la fécondité de son génie, tous les libraires de ces cantons.

La présence de M. de Voltaire, l’effervescence de son génie, la facilité de son travail, persuada à tout son voisinage qu’il n’y avait qu’à le vouloir pour être bel esprit. Ce fut comme une espèce de maladie épidémique dont les Suisses, qui passent d’ailleurs pour n’être pas des plus déliés, furent atteints ; ils n’exprimaient plus les choses les plus communes que par antithèses ou en épigrammes. La ville de Genève fut le plus vivement atteinte de cette contagion ; les bourgeois, qui se croyaient au moins des Lycurgues, étaient tout disposés à donner de nouvelles lois à leur patrie ; mais aucun ne voulait obéir à celles qui subsistaient. Ces mouvements, causés par un zèle de liberté mal entendu, donnèrent lieu à une espèce d’émeute ou de guerre qui ne fut que ridicule. M. de Voltaire ne manqua pas d’immortaliser cet événement en chantant cette soi-disant guerre[18], sur le ton que celle des rats et des grenouilles l’avait été autrefois par Homère. Tantôt sa plume féconde enfantait des ouvrages de théâtre, tantôt des mélanges de philosophie et d’histoire, tantôt des romans allégoriques et moraux ; mais, en même temps qu’il enrichissait ainsi la littérature de ses nouvelles productions, il s’appliquait à l’économie rurale. On voit combien un bon esprit est susceptible de toute sorte de formes. Ferney était une terre presque dévastée quand notre philosophe l’acquit : il la remit en culture ; non-seulement il la repeupla, mais il y établit encore quantité de manufacturiers et d’artistes.

Ne rappelons pas, messieurs, trop promptement les causes de notre douleur ; laissons encore M. de Voltaire tranquillement à Ferney, et jetons, en attendant, un regard plus attentif et plus réfléchi sur la multitude de ses différentes productions. L’histoire rapporte que Virgile, en mourant, peu satisfait de l’Énéide, qu’il n’avait pu autant perfectionner qu’il aurait désiré, voulait la brûler. La longue vie dont jouit M. de Voltaire lui permit de limer et de corriger son poëme de la Ligue, et de le porter à la perfection où il est parvenu maintenant sous le nom de la Henriade.

Les envieux de notre auteur lui reprochèrent que son poëme n’était qu’une imitation de l’Énéide ; et il faut convenir qu’il y a des chants dont les sujets se ressemblent ; mais ce ne sont pas des copies serviles. Si Virgile dépeint la destruction de Troie, Voltaire étale les horreurs de la Saint-Barthélemy ; aux amours de Didon et d’Énée, on compare les amours d’Henri IV et de la belle Gabrielle d’Estrées ; à la descente d’Énée aux enfers, où Anchise lui découvre la postérité qui doit naître de lui, l’on oppose le songe d’Henri IV, et l’avenir que saint Louis dévoile en lui annonçant le destin des Bourbons. Si j’osais hasarder mon sentiment, j’adjugerais l’avantage de deux de ces chants au Français : savoir, celui de la Saint-Barthélemy et du songe de Henri IV. Il n’y a que les amours de Didon où il paraît que Virgile l’emporte sur Voltaire, parce que l’auteur latin intéresse et parle au cœur, et que l’auteur français n’emploie que des allégories.

Mais si l’on veut examiner ces deux poëmes de bonne foi, sans préjugés pour les anciens ni pour les modernes, on conviendra que beaucoup de détails de l’Énéide ne seraient pas tolérés de nos jours dans les ouvrages de nos contemporains ; comme par exemple les honneurs funèbres qu’Énée rend à son père Anchise, la fable des Harpies, la prophétie qu’elles font aux Troyens qu’ils seront réduits à manger leurs assiettes, et cette prophétie qui s’accomplit ; la truie avec ses neuf petits, qui désigne le lieu d’établissement où Énée doit trouver la fin de ses travaux ; ses vaisseaux changés en nymphes ; un cerf tué par Ascagne qui occasionne la guerre des Troyens et des Hutules ; la haine que les dieux mettent dans le cœur d’Amate et de Lavinie contre cet Énée, que Lavinie épouse à la fin. Ce sont peut-être ces défauts, dont Virgile était lui-même mécontent, qui l’avaient déterminé à brûler son ouvrage, et qui, selon le sentiment des censeurs judicieux, doivent placer l’Énéide au-dessous de la Henriade.

Si les difficultés vaincues font le mérite d’un auteur, il est certain que M. de Voltaire en trouva plus à surmonter que Virgile. Le sujet de la Henriade est la réduction de Paris, due à la conversion de Henri IV. Le poëte n’avait donc pas la liberté de mouvoir à son gré le système merveilleux ; il était réduit à se borner aux mystères des chrétiens, bien moins féconds en images agréables et pittoresques que n’était la mythologie des gentils. Toutefois on ne saurait lire le dixième chant de la Henriade sans convenir que les charmes de la poésie ont le don d’ennoblir tous les sujets qu’elle traite. M. de Voltaire fut le seul mécontent de son poëme ; il trouvait que son héros n’était pas exposé à d’assez grands dangers, et que par conséquent il devait intéresser moins qu’Énée, qui ne sort jamais d’un péril sans retomber dans un autre.

En portant le même esprit d’impartialité à l’examen des tragédies de M. de Voltaire, l’on conviendra qu’en quelques points il est supérieur à Racine, et que dans d’autres il est inférieur à ce célèbre dramatique. Son Œdipe fut la première pièce qu’il composa ; son imagination s’était empreinte des beautés de Sophocle et d’Euripide, et sa mémoire lui rappelait sans cesse l’élégance continue et fluide de Racine : fort de ce double avantage, sa première production passa au théâtre comme un chef-d’œuvre. Quelques censeurs, peut-être trop sourcilleux, trouvèrent à redire qu’une vieille Jocaste sentît renaître à la présence de Philoctète une passion presque éteinte ; mais si l’on avait élagué le rôle de Philoctète, on n’aurait pas joui des beautés que produit le contraste de son caractère avec celui d’Œdipe.

On jugea que son Brutus était plutôt propre à être représenté sur le théâtre de Londres que sur celui de Paris, parce qu’en France un père qui de sang-froid condamne son fils à la mort est envisagé comme un barbare ; et qu’en Angleterre un consul qui sacrifie son propre sang à la liberté de sa patrie est regardé comme un dieu.

Sa Mariamne et un nombre d’autres pièces signalèrent encore l’art et la fécondité de sa plume. Cependant il ne faut pas déguiser que des critiques, peut-être trop sévères, reprochèrent à notre poète que la contexture de ses tragédies n’approchait pas du naturel et de la vraisemblance de celles de Racine. Voyez, disent-ils, représenter Iphigénie, Phèdre, Athalie : vous croyez assister à une action qui se développe sans peine devant vos yeux ; au lieu qu’au spectacle de Zaïre il faut vous faire illusion sur la vraisemblance, et couler légèrement sur certains défauts qui vous choquent. Ils ajoutent que le second acte est un hors-d’œuvre : vous êtes obligé d’endurer le radotage du vieux Lusignan, qui, se retrouvant dans son palais, ne sait où il est ; qui parle de ses anciens faits d’armes comme un lieutenant colonel du régiment de Navarre, devenu gouverneur de Péronne : on ne sait pas trop comment il reconnaît ses enfants ; pour rendre sa fille chrétienne, il lui raconte qu’elle est sur la montagne où Abraham sacrifia ou voulut sacrifier son fils Isaac au Seigneur ; il l’engage à se faire baptiser, après que Châtillon atteste l’avoir baptisée lui-même ; et c’est là le nœud de la pièce. Après que Lusignan a rempli cet acte froid et languissant, il meurt d’apoplexie, sans que personne s’intéresse à son sort. Il semble, puisqu’il fallait un prêtre et un sacrement pour former cette intrigue, qu’on aurait pu substituer au baptême la communion.

Mais quelque solides que puissent être ces remarques, on les perd de vue au cinquième acte : l’intérêt, la pitié, la terreur, que ce grand poëte a l’art d’exciter si supérieurement, entraînent l’auditeur, qui, agité de passions aussi fortes, oublie de petits défauts en faveur d’aussi grandes beautés.

On conviendra donc que M. Racine a l’avantage d’avoir quelque chose de plus naturel, de plus vraisemblable dans la texture de ses drames, et qu’il règne une élégance continue, une mollesse, un fluide dans sa versification, dont aucun poëte n’a pu approcher depuis. D’autre part, en exceptant quelques vers trop épiques dans les pièces de M. de Voltaire, il faut convenir qu’au cinquième acte près de Catilina, il a possédé l’art d’accroître l’intérêt de scène en scène, d’acte en acte, et de le pousser au plus haut point à la catastrophe : c’est bien là le comble de l’art.

Son génie universel embrassait tous les genres. Après s’être essayé contre Virgile, et l’avoir peut-être surpassé, il voulait se mesurer avec l’Arioste ; il composa la Pucelle dans le goût du Roland furieux. Ce poëme n’est point une imitation de l’autre ; la fable, le merveilleux, les épisodes, tout y est original, tout y respire la gaieté d’une imagination brillante.

Ses vers de société faisaient les délices de toutes les personnes de goût. L’auteur seul n’en tenait aucun compte, quoique Anacréon, Horace, Ovide, Tibulle, ni tous les auteurs de la belle antiquité, ne nous aient laissé aucun modèle en ces genres qu’il n’eût égalé. Son esprit enfantait ces ouvrages sans peine ; cela ne le satisfaisait point ; il croyait que, pour posséder une réputation bien méritée, il fallait l’acquérir en vainquant les plus grands obstacles.

Après vous avoir fait un précis des talents du poëte, passons à ceux de l’historien. L’Histoire de Charles XII fut la première qu’il composa ; il devint le Quinte-Curce de cet Alexandre. Les fleurs qu’il répand sur sa matière n’altèrent point le fond de la vérité : il peint la valeur brillante du héros du Nord avec les plus vives couleurs, sa fermeté dans de certaines occasions, son obstination en d’autres, sa prospérité et ses malheurs.

Après avoir éprouvé ses forces sur Charles XII, il essaya de hasarder l’histoire du Siècle de Louis XIV. Ce n’est plus le style romanesque de Quinte-Curce qu’il emploie : il y substitua celui de Cicéron, qui, plaidant pour la loi Manilia, fait l’éloge de Pompée. C’est un auteur français qui relève avec enthousiasme les événements fameux de ce beau siècle ; qui expose dans le jour le plus brillant les avantages qui donnèrent alors à sa nation une prépondérance sur d’autres peuples, les grands génies en foule qui se trouvèrent sous la main de Louis XIV, le règne des arts et des sciences protégés par une cour polie, les progrès de l’industrie en tout genre, et cette puissance intrinsèque de la France qui rendait en quelque sorte son roi l’arbitre de l’Europe.

Cet ouvrage unique méritait d’attirer à M. de Voltaire l’attachement et la reconnaissance de toute la nation française, qu’il a mieux relevée qu’elle ne l’a été par aucun de ses autres écrivains.

C’est encore un style différent qu’il emploie dans son Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations ; le style en est fort et simple ; le caractère de son esprit se manifeste plus dans la façon dont il a traité cette histoire que dans ses autres écrits. On y voit la fougue d’un génie supérieur qui voit tout dans le grand, qui s’attache à ce qu’il y a d’important, et néglige tous les petits détails. Cet ouvrage n’est pas composé pour apprendre l’histoire à ceux qui ne l’ont pas étudiée, mais pour en rappeler les faits principaux dans la mémoire de ceux qui la savent. Il s’attache à la première loi de l’histoire, qui est de dire la vérité ; et les réflexions qu’il y sème ne sont pas des hors-d’œuvre, elles naissent de la matière même.

Il nous reste une foule d’autres traités de M. de Voltaire qu’il est presque impossible d’analyser. Les uns roulent sur des sujets de critique ; dans d’autres ce sont des matières métaphysiques qu’il éclaircit ; dans d’autres encore, d’astronomie, d’histoire, de physique, d’éloquence, de poétique, de géométrie. Ses romans mêmes portent un caractère original : Zadig, Micromégas, Candide, sont des ouvrages qui, semblant respirer la frivolité, contiennent des allégories morales ou des critiques de quelques systèmes modernes, où l’utile est inséparablement uni à l’agréable.

Tant de talents, tant de connaissances diverses réunies en une seule personne, jettent les lecteurs dans un étonnement mêlé de surprise.

Récapitulez, messieurs, la vie des grands hommes de l’antiquité dont les noms nous sont parvenus, vous trouverez que chacun d’eux se bornait à son seul talent. Aristote et Platon étaient philosophes ; Eschine et Démosthène, orateurs ; Homère, poëte épique ; Sophocle, poëte tragique ; Anacréon, poëte agréable ; Thucydide et Xénophon, historiens ; de même que, chez les Romains, Virgile, Horace, Ovide, Lucrèce, n’étaient que poètes, Tite-Live et Varron, historiens ; Crassus, le vieil Antoine, et Hortensius, s’en tenaient à leurs harangues. Cicéron, ce consul orateur, défenseur et père de la patrie, est le seul qui ait réuni des talents et des connaissances diverses : il joignait au grand art de la parole, qui le rendait supérieur à tous ses contemporains, une étude approfondie de la philosophie, telle qu’elle était connue de son temps. C’est ce qui paraît par ses Tusculanes, par son admirable traité de la Nature des Dieux, par celui des Offices, qui est peut-être le meilleur ouvrage de morale que nous ayons. Cicéron fut même poëte ; il traduisit en latin les vers d’Aratus, et l’on croit que ses corrections perfectionnèrent le poëme de Lucrèce.

Il nous a donc fallu parcourir l’espace de dix-sept siècles pour trouver, dans la multitude des hommes qui composent le genre humain, le seul Cicéron dont nous puissions comparer les connaissances avec celles de notre illustre auteur. L’on peut dire, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi, que M. de Voltaire valait seul toute une académie. Il y a de lui des morceaux où l’on croit reconnaître Bayle armé de tous les arguments de sa dialectique ; d’autres, où l’on croit lire Thucydide ; ici, c’est un physicien qui découvre les secrets de la nature ; là, c’est un métaphysicien qui, s’appuyant sur l’analogie et l’expérience, suit à pas mesurés les traces de Locke. Dans d’autres ouvrages vous trouvez l’émule de Sophocle ; là, vous le voyez répandre des fleurs sur ses traces ; ici, il chausse le brodequin comique ; mais il semble que l’élévation de son esprit ne se plaisait pas à borner son essor à égaler Térence ou Molière. Bientôt vous le voyez monter sur Pégase, qui, en étendant ses ailes, le transporte au haut de l’Hélicon, où le dieu des muses lui adjuge sa place entre Homère et Virgile.

Tant de productions différentes et d’aussi grands efforts de génie produisirent à la fin une vive sensation sur les esprits ; et l’Europe applaudit aux talents supérieurs de M. de Voltaire. Il ne faut pas croire que la jalousie et l’envie l’épargnassent ; elles aiguisèrent tous leurs traits pour l’accabler. Cet esprit d’indépendance, inné dans les hommes, qui leur inspire une aversion contre l’autorité la plus légitime, les révoltait avec bien plus d’aigreur contre une supériorité de talents à laquelle leur faiblesse ne put atteindre. Mais les cris de l’envie étaient étouffés par de plus forts applaudissements ; les gens de lettres s’honoraient de la connaissance de ce grand homme. Quiconque était assez philosophe pour n’estimer que le mérite personnel plaçait M. de Voltaire bien au-dessus de ceux dont les ancêtres, les titres, l’orgueil et les richesses, font tout le mérite. M. de Voltaire était du petit nombre des philosophes qui pouvaient dire : Omnia mea mecum porto. Des princes, des souverains, des rois, des impératrices, le comblèrent des marques de leur estime et de leur admiration. Ce n’est pas que nous prétendions insinuer que les grands de la terre soient les meilleurs appréciateurs du mérite, mais cela prouve au moins que la réputation de notre auteur était si généralement établie que les chefs des peuples, loin de contredire la voix publique, croyaient devoir s’y conformer.

Cependant, comme dans ce monde le mal se trouve partout mêlé au bien, il arrivait que M. de Voltaire, sensible à l’applaudissement universel dont il jouissait, ne l’était pas moins aux piqûres de ces insectes qui croupissent dans les fanges de l’Hippocrène. Loin de les punir, il les immortalisait en plaçant leurs noms obscurs dans ses ouvrages. Mais il ne recevait d’eux que des éclaboussures légères, en comparaison des persécutions plus violentes qu’il eut à souffrir des ecclésiastiques, qui, par état, n’étant que des ministres de paix, n’auraient dû pratiquer que la charité et la bienfaisance : aveuglés par un faux zèle autant qu’abrutis par le fanatisme, ils s’acharnèrent sur lui, et voulurent l’accabler en le calomniant. Leur ignorance fit échouer leur projet ; faute de lumières, ils confondaient les idées les plus claires ; de sorte que les passages où notre auteur insinue la tolérance furent interprétés par eux comme contenant les dogmes de l’athéisme. Et ce même Voltaire, qui avait employé toutes les ressources de son génie pour prouver avec force l’existence d’un Dieu, s’entendit accuser, à son grand étonnement, d’en avoir nié l’existence.

Le fiel que ces âmes dévotes répandirent si maladroitement sur lui trouva des approbateurs chez les gens de leur espèce, et non pas chez ceux qui avaient la moindre teinture de dialectique. Son crime véritable consistait en ce qu’il n’avait pas lâchement déguisé dans son histoire les vices de tant de pontifes qui ont déshonoré l’Église ; de ce qu’il avait dit avec Fra-Paolo, avec Fleury, et tant d’autres, que souvent les passions influent plus sur la conduite des prêtres que l’inspiration du Saint-Esprit ; que dans ses ouvrages il inspire de l’horreur contre ces massacres abominables qu’un faux zèle a fait commettre, et qu’enfin il traitait avec mépris ces querelles inintelligibles et frivoles auxquelles les théologiens de toute secte attachent tant d’importance. Ajoutons à ceci, pour achever ce tableau, que tous les ouvrages de M. de Voltaire se débitaient aussitôt qu’ils sortaient de la presse, et que, dans ce même temps, les évêques voyaient avec un saint dépit leurs mandements rongés des vers, ou pourrir dans les boutiques de leurs libraires.

Voilà comme raisonnent des prêtres imbéciles. On leur pardonnerait leur bêtise, si leurs mauvais syllogismes n’influaient pas sur le repos des particuliers : tout ce que la vérité oblige de dire, c’est qu’une aussi fausse dialectique suffit pour caractériser ces êtres vils et méprisables qui, faisant profession de captiver leur raison, font ouvertement divorce avec le bon sens.

Puisqu’il s’agit ici de justifier M. de Voltaire, nous ne devons dissimuler aucune des accusations dont on le chargea. Les cagots lui imputèrent donc encore d’avoir exposé les sentiments d’Épicure, de Hobbes, de Woolston, du lord Bolingbroke, et d’autres philosophes. Mais n’est-il pas clair que, loin de fortifier ces opinions par ce que tout autre y aurait pu ajouter, il se contente d’être le rapporteur d’un procès dont il abandonne la décision à ses lecteurs ? Et de plus, si la religion a pour fondement la vérité, qu’a-t-elle à appréhender de tout ce que le mensonge peut inventer contre elle ? M. de Voltaire en était si convaincu qu’il ne croyait pas que les doutes de quelques philosophes pussent l’emporter sur les inspirations divines.

Mais allons plus loin, comparons la morale répandue dans ses ouvrages à celle de ses persécuteurs : Les hommes doivent s’aimer comme des frères, dit-il ; leur devoir est de s’aider mutuellement à supporter le fardeau de la vie, où la somme des maux l’emporte sur celle des biens ; leurs opinions sont aussi différentes que leurs physionomies ; loin de se persécuter parce qu’ils ne pensent pas de même, ils doivent se borner à rectifier le jugement de ceux qui sont dans l’erreur, par le raisonnement, sans substituer aux arguments le fer et les flammes ; en un mot, ils doivent se conduire envers leur prochain comme ils voudraient qu’il en usât envers eux. Est-ce M. de Voltaire qui parle ? ou est-ce l’apôtre saint Jean, ou est-ce le langage de l’Évangile ?

Opposons à ceci la morale pratique de l’hypocrisie ou du faux zèle ; elle s’exprime ainsi : Exterminons ceux qui ne pensent pas ce que nous voulons qu’ils pensent, accablons ceux qui dévoilent notre ambition et nos vices ; que Dieu soit le bouclier de nos iniquités, que les hommes se déchirent, que le sang coule, qu’importe, pourvu que notre autorité s’accroisse ? Rendons Dieu implacable et cruel, pour que la recette des douanes du purgatoire et du paradis augmente nos revenus.

Voilà comme la religion sert souvent de prétexte aux passions des hommes, et comme par leur perversité la source la plus pure du bien devient celle du mal !

La cause de M. de Voltaire étant aussi bonne que nous venons de l’exposer, il emporta les suffrages de tous les tribunaux où la raison était plus écoutée que les sophismes mystiques. Quelque persécution qu’il endurât de la haine théologale, il distingua toujours la religion de ceux qui la déshonorent ; il rendait justice aux ecclésiastiques dont les vertus ont été le véritable ornement de l’Église ; il ne blâmait que ceux dont les mœurs perverses les rendirent l’abomination publique.

M. de Voltaire passa donc ainsi sa vie entre les persécutions de ses envieux et l’admiration de ses enthousiastes, sans que les sarcasmes des uns l’humiliassent, et que les applaudissements des autres accrussent l’opinion qu’il avait de lui-même ; il se contentait d’éclairer le monde, et d’inspirer par ses ouvrages l’amour des lettres et de l’humanité. Non content de donner des préceptes de morale, il prêchait la bienfaisance par son exemple. Ce fut lui dont l’appui courageux vint au secours de la malheureuse famille des Calas ; qui plaida la cause des Sirven, et les arracha des mains barbares de leurs juges ; il aurait ressuscité le chevalier de La Barre, s’il avait eu le don des miracles. Il est beau qu’un philosophe, du fond de sa retraite, élève sa voix, et que l’humanité, dont il est l’organe, force les juges à réformer des arrêts iniques. Si M. de Voltaire n’avait par devers lui que cet unique trait, il mériterait d’être placé parmi le petit nombre des véritables bienfaiteurs de l’humanité.

La philosophie et la religion enseignent donc de concert le chemin de la vertu. Voyez lequel est le plus chrétien, ou le magistrat qui force cruellement une famille à s’expatrier, ou le philosophe qui la recueille et la soutient ; le juge qui se sert du glaive de la loi pour assassiner un étourdi, ou le sage qui veut sauver la vie du jeune homme pour le corriger ; le bourreau de Calas, ou le protecteur de sa famille désolée ?

Voilà, messieurs, ce qui rendra la mémoire de M. de Voltaire à jamais chère à ceux qui sont nés avec un cœur sensible et des entrailles capables de s’émouvoir. Quelque précieux que soient les dons de l’esprit, de l’imagination, l’élévation du génie, et les vastes connaissances, ces présents, que la nature ne prodigue que rarement, ne l’emportent cependant jamais sur les actes de l’humanité et de la bienfaisance : on admire les premiers, et l’on bénit et vénère les seconds.

Quelque peine que j’aie, messieurs, de me séparer à jamais de M. de Voltaire, je sens cependant que le moment approche où je dois renouveler la douleur que vous cause sa perte. Nous l’avons laissé tranquille à Ferney ; des affaires d’intérêt l’engagèrent à se transporter à Paris, où il espérait venir encore assez à temps pour sauver quelques débris de sa fortune d’une banqueroute dans laquelle il se trouvait enveloppé. Il ne voulut pas reparaître dans sa patrie les mains vides ; son temps, qu’il partageait entre la philosophie et les belles-lettres, fournissait un nombre d’ouvrages dont il avait toujours quelques-uns en réserve : ayant composé une nouvelle tragédie dont Irène est le sujet, il voulut la produire sur le théâtre de Paris.

Son usage était d’assujettir ses pièces à la critique la plus sévère, avant de les exposer en public. Conformément à ses principes, il consulta à Paris tout ce qu’il y avait de gens de goût de sa connaissance, sacrifiant un vain amour-propre au désir de rendre ses travaux dignes de la postérité. Docile aux avis éclairés qu’on lui donna, il se porta avec un zèle et une ardeur singulière à la correction de cette tragédie ; il passa des nuits entières à refondre son ouvrage, et soit pour dissiper le sommeil, soit pour ranimer ses sens, il fit un usage immodéré du café : cinquante tasses[19] par jour lui suffirent à peine. Cette liqueur, qui mit son sang dans la plus violente agitation, lui causa un échauffement si prodigieux que, pour calmer cette espèce de fièvre chaude, il eut recours aux opiates, dont il prit de si fortes doses que, loin de soulager son mal, elles accélérèrent sa fin. Peu après ce remède pris avec si peu de ménagement, se manifesta une espèce de paralysie qui fut suivie du coup d’apoplexie qui termina ses jours.

Quoique M. de Voltaire fût d’une constitution faible ; quoique le chagrin, le souci, et une grande application, aient affaibli son tempérament, il poussa pourtant sa carrière jusqu’à la quatre-vingt-quatrième année. Son existence était telle qu’en lui l’esprit l’emportait en tout sur la matière. C’était une âme forte qui communiquait sa vigueur à un corps presque diaphane : sa mémoire était étonnante, et il conserva toutes les facultés de la pensée et de l’imagination jusqu’à son dernier soupir. Avec quelle joie vous rappellerai-je, messieurs, les témoignages d’admiration et de reconnaissance que les Parisiens rendirent à ce grand homme durant son dernier séjour dans sa patrie ! Il est rare, mais il est beau que le public soit équitable, et qu’il rende justice de leur vivant à ces êtres extraordinaires que la nature ne se complaît de produire que de loin en loin, afin qu’ils recueillent de leurs contemporains mêmes les suffrages qu’ils sont sûrs d’obtenir de la postérité !

L’on devait s’attendre qu’un homme qui avait employé toute la sagacité de son génie à célébrer la gloire de sa nation en verrait rejaillir quelques rayons sur lui-même : les Français l’ont senti, et, par leur enthousiasme, ils se sont rendus dignes de partager le lustre que leur compatriote a répandu sur eus et sur le siècle. Mais croirait-on que ce Voltaire, auquel la profane Grèce aurait élevé des autels, qui eût eu dans Rome des statues, auquel une grande impératrice[20], protectrice des sciences, voulait ériger un monument à Pétersbourg ; qui croira, dis-je, qu’un tel être pensa manquer dans sa patrie d’un peu de terre pour couvrir ses cendres ? Eh quoi ! dans le dix huitième siècle, où les lumières sont plus répandues que jamais, où l’esprit philosophique a tant fait de progrès, il se trouve des hiérophantes plus barbares que les Hérules, plus dignes de vivre avec les peuples de la Taprobane qu’au milieu de la nation française ! Aveuglés par un faux zèle, ivres de fanatisme, ils empêchent qu’on ne rende les derniers devoirs de l’humanité à un des hommes les plus célèbres que jamais la France ait portés. Voilà cependant ce que l’Europe a vu avec une douleur mêlée d’indignation.

Mais, quelle que soit la haine de ces frénétiques, et la lâcheté de leur vengeance de s’acharner ainsi sur des cadavres, ni les cris de l’envie, ni leurs hurlements sauvages, ne terniront la mémoire de Voltaire. Le sort le plus doux qu’ils peuvent attendre est qu’eux et leurs vils artifices demeurent ensevelis à jamais dans les ténèbres de l’oubli ; tandis que la mémoire de Voltaire s’accroîtra d’âge en âge, et transmettra son nom à l’immortalité.

FIN DE L’ÉLOGE DE VOLTAIRE PAR LE ROI DE PRUSSE.



  1. Tel est le titre de cet Éloge, dans les éditions séparées qui on furent faites en 1778, et dans les Œuvres de Frédéric II, roi de Prusse, qui en est l’auteur. Dans les éditions de Kehl, cet Éloge est imprimé dans le dernier volume (tome LXX, in-8°, ou tome XCII, in-12). Depuis lors on l’a imprimé le plus souvent dans le même volume que la Vie de Voltaire, disposition que nous avons suivie.

    Frédéric l’avait composé au camp de Schazlar, pendant la guerre de 1778 pour la succession de la Bavière.

    Grimm, en annonçant cet Éloge, dit dans sa Correspondance (janvier 1779) :

    « S’il était beau de voir, comme le dit M. de Voltaire, le grand Condé pleurant aux vers du grand Corneille, il est encore plus beau de voir le grand Frédéric au milieu du tumulte des armes consacrer quelques-unes de ses veilles à la mémoire du grand Voltaire.

    « Toute l’Europe sait que cet éloge est du roi de Prusse, et ce titre seul suffirait pour en faire un monument éternellement précieux aux lettres. Si l’on s’est permis de désirer quelque chose dans cet ouvrage, c’est que la forme en fût moins oratoire, moins académique ; on croit qu’un style plus abandonné lui eut laissé davantage l’empreinte du caractère et du génie de son auguste autour. Le plus grand prix dont cet éloge pouvait être susceptible, c’était de montrer sans cesse Frédéric à côté de Voltaire, le héros à côté de l’homme de lettres, unis par la même passion pour les arts, et se couvrant mutuellement de l’éclat de leur gloire. »

  2. Voyez tome XIV, page 443.
  3. À qui Voltaire adressa l’Épître à Uranie : voyez tome IX, page 308.
  4. Lagrange-Chancel est auteur des Philippiques, odes pour lesquelles il fut emprisonné plusieurs années, mais qui n’ont jamais été attribuées à Voltaire. La pièce qui fit, dit-on, mettre Voltaire à la Bastille était intitulée Les j’ai vu ; elle est dans les Documents biographiques, n° III, à la suite de la Vie de Voltaire, dans le présent volume.
  5. Entré à la Bastille le 17 mai 1717, Voltaire n’en sortit que le 11 avril 1718.
  6. Il ne paraît pas que Le Brun ait été puni. Mais Frédéric croyait que c’était l’ouvrage de Lagrange qu’on avait attribué à Voltaire.
  7. Le voyage de Voltaire en Angleterre n’est que de 1726.
  8. Les Éléments de la Philosophie de Newton ; voyez tome XXII, page 393.
  9. Ou Lettres philosophiques ; voyez tome XXII, page 75.
  10. Tome II, page 301.
  11. Mariamne, jouée le 6 mars 1724, est antérieure de deux ans au voyage de Voltaire à Londres.
  12. Zaïre fut jouée en 1732 : Voltaire ne connut Mme du Châtelet que l’année suivante.
  13. L’Histoire de Charles XII parut en 1731 (voyez tome XVI). Le Siècle de Louis XIV ne parut que lors du voyage de Voltaire à Berlin, après la mort de Mme du Châtelet.
  14. Son Discours de réception est tome XXIII, page 205.
  15. Le voyage de Voltaire est de 1750.
  16. Le départ de Voltaire de la cour de Prusse est de mars 1753.
  17. En février 1755.
  18. Voyez la Guerre civile de Genève, tome IX, page 515.
  19. À la séance de l’Académie française où Voltaire lut le plan d’un dictionnaire (voyez tome XXXI, page 161), il prit, en cinq fois, deux tasses et demie de café. « On a induit le roi de Prusse en erreur, ajoute Wagnière ; et j’ai eu l’honneur de le dire à Sa Majesté » (voyez page 153 du tome 1er des Mémoires sur Voltaire, 1826, deux volumes in-8°).
  20. Catherine II survécut vingt ans à cet éloge.