Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 2 - Théâtre (1) (p. 170-219).
PERSONNAGES

[1]

HÉRODE, roi de Palestine.

MARIAMNE, femme d'Hérode.

SALOME, soeur d'Hérode.

SOHÊME, prince de la race des Asmonéens.

MAZAEL, ministre d'Hérode.

IDAMAS, ministre d'Hérode.

NARBAS, ancien officier des rois asmonéens.

AMMON, confident de Sohême.

ÉLISE, confidente de Mariamne.

UN GARDE D'HÉRODE, parlant.

SUITE D'HÉRODE.

SUITE DE SOHÊME.

UNE SUIVANTE DE MARIAMNE, personnage muet.


La scène est à Jérusalem, dans le palais d’Hérode.
MARIAMNE
TRAGÉDIE

ACTE PREMIER.


Scène I.

Salome, Mazael.
MAZAEL.

Oui, cette autorité qu'Hérode vous confie,
Jusques à son retour est du moins affermie.
J'ai volé vers Azor, et repassé soudain
Des champs de Samarie aux sources du Jourdain :
Madame, il était temps que du moins ma présence
Des Hébreux inquiets confondît l'espérance.
Hérode votre frère, à Rome retenu,
Déjà dans ses États n'était plus reconnu.
Le peuple, pour ses rois toujours plein d'injustices,
Hardi dans ses discours, aveugle en ses caprices,
Publiait hautement qu'à Rome condamné
Hérode à l'esclavage était abandonné ;
Et que la reine, assise au rang de ses ancêtres,
Ferait régner sur nous le sang de nos grands-prêtres.
Je l'avoue à regret, j'ai vu dans tous les lieux
Mariamne adorée, et son nom précieux ;
La Judée aime encore avec idolâtrie
Le sang de ces héros dont elle tient la vie ;
Sa beauté, sa naissance, et surtout ses malheurs,
D'un peuple qui nous hait ont séduit tous les coeurs ;
Et leurs voeux indiscrets, la nommant souveraine,
Semblaient vous annoncer une chute certaine.
J'ai vu par ces faux bruits tout un peuple ébranlé ;
Mais j'ai parlé, madame, et ce peuple a tremblé :
Je leur ai peint Hérode avec plus de puissance,

Rentrant dans ses États suivi de la vengeance ;
Son nom seul a partout répandu la terreur,
Et les Juifs en silence ont pleuré leur erreur.

SALOME.

Mazaël, il est vrai qu'Hérode va paraître ;
Et ces peuples et moi nous aurons tous un maître.
Ce pouvoir, dont à peine on me voyait jouir,
N'est qu'une ombre qui passe et va s'évanouir.
Mon frère m'était cher, et son bonheur m'opprime ;
Mariamne triomphe, et je suis sa victime.

MAZAEL.

Ne craignez point un frère.

SALOME.

Eh ! que deviendrons-nous
Quand la reine à ses pieds reverra son époux ?
De mon autorité cette fière rivale
Auprès d'un roi séduit nous fut toujours fatale ;
Son esprit orgueilleux, qui n'a jamais plié,
Conserve encor pour nous la même inimitié.
Elle nous outragea, je l'ai trop offensée ;
À notre abaissement elle est intéressée.
Eh ! ne craignez-vous plus ces charmes tout-puissants,
Du malheureux Hérode impérieux tyrans ?
Depuis près de cinq ans qu'un fatal hyménée
D'Hérode et de la reine unit la destinée,
L'amour prodigieux dont ce prince est épris
Se nourrit par la haine et croît par le mépris.
Vous avez vu cent fois ce monarque inflexible
Déposer à ses pieds sa majesté terrible,
Et chercher dans ses yeux irrités ou distraits
Quelques regards plus doux qu'il ne trouvait jamais.
Vous l'avez vu frémir, soupirer et se plaindre ;
La flatter, l'irriter, la menacer, la craindre ;
Cruel dans son amour, soumis dans ses fureurs ;
Esclave en son palais, héros partout ailleurs.
Que dis-je ? en punissant une ingrate famille,
Fumant du sang du père, il adorait la fille :
Le fer encor sanglant, et que vous excitiez,
Était levé sur elle, et tombait à ses pieds.

MAZAEL.

Mais songez que dans Rome, éloigné de sa vue,
Sa chaîne de si loin semble s'être rompue.

SALOME.

Croyez-moi, son retour en resserre les noeuds ;
Et ses trompeurs appas sont toujours dangereux.

MAZAEL.

Oui ; mais cette âme altière, à soi-même inhumaine,
Toujours de son époux a recherché la haine :
Elle l'irritera par de nouveaux dédains,
Et vous rendra les traits qui tombent de vos mains.
La paix n'habite point entre deux caractères
Que le ciel a formés l'un à l'autre contraires.
Hérode, en tous les temps sombre, chagrin, jaloux,
Contre son amour même aura besoin de vous.

SALOME.

Mariamne l'emporte, et je suis confondue.

MAZAEL.

Au trône d'Ascalon vous êtes attendue ;
Une retraite illustre, une nouvelle cour,
Un hymen préparé par les mains de l'amour,
Vous mettront aisément à l'abri des tempêtes
Qui pourraient dans Solime éclater sur nos têtes.
Sohême est d'Ascalon paisible souverain,
Reconnu, protégé par le peuple romain,
Indépendant d'Hérode, et cher à sa province ;
Il sait penser en sage et gouverner en prince :
Je n'aperçois pour vous que des destins meilleurs ;
Vous gouvernez Hérode, ou vous régnez ailleurs.

SALOME.

Ah ! connais mon malheur et mon ignominie
Mariamne en tout temps empoisonne ma vie ;
Elle m'enlève tout rang, dignités, crédit ;
Et pour elle, en un mot, Sohême me trahit.

MAZAEL.

Lui, qui pour cet hymen attendait votre frère !
Lui, dont l'esprit rigide et la sagesse austère
Parut tant mépriser ces folles passions,
De nos vains courtisans vaines illusions !
Au roi son allié ferait-il cette offense ?

SALOME.

Croyez qu'avec la reine il est d'intelligence.

MAZAEL.

Le sang et l'amitié les unissent tous deux ;
Mais je n'ai jamais vu...

SALOME.

Vous n'avez pas mes yeux !
Sur mon malheur nouveau je suis trop éclairée :
De ce trompeur hymen la pompe différée,
Les froideurs de Sohême et ses discours glacés,
M'ont expliqué ma honte et m'ont instruite assez.

MAZAEL.

Vous pensez en effet qu'une femme sévère
Qui pleure encore ici son aïeul et son frère,
Et dont l'esprit hautain, qu'aigrissent ses malheurs,
Se nourrit d'amertume et vit dans les douleurs,
Recherche imprudemment le funeste avantage
D'enlever un amant qui sous vos lois s'engage !
L'amour est-il connu de son superbe coeur ?

SALOME.

Elle l'inspire au moins, et c'est là mon malheur.

MAZAEL.

Ne vous trompez-vous point ? cette âme impérieuse,
Par excès de fierté semble être vertueuse :
À vivre sans reproche elle a mis son orgueil.

SALOME.

Cet orgueil si vanté trouve enfin son écueil.
Que m'importe, après tout, que son âme hardie
De mon parjure amant flatte la perfidie ;
Ou qu'exerçant sur lui son dédaigneux pouvoir,
Elle ait fait mes tourments sans même le vouloir ?
Qu'elle chérisse ou non le bien qu'elle m'enlève,
Je le perds, il suffit ; sa fierté s'en élève ;
Ma honte fait sa gloire ; elle a dans mes douleurs
120 Le plaisir insultant de jouir de mes pleurs.
Enfin, c'est trop languir dans cette indigne gêne :
Je veux voir à quel point on mérite ma haine.
Sohême vient : allez, mon sort va s'éclaircir.



Scène II.

Salome, Sohême[2], Ammon.
SALOME.

Approchez ; votre coeur n'est point né pour trahir,

Et le mien n'est pas fait pour souffrir qu'on l'abuse.
Le roi revient enfin ; vous n'avez plus d'excuse :
Ne consultez ici que vos seuls intérêts,
Et ne me cachez plus vos sentiments secrets.
Parlez ; je ne crains point l'aveu d'une inconstance
Dont je mépriserais la vaine et faible offense ;
Je ne sais point descendre à des transports jaloux,
Ni rougir d'un affront dont la honte est pour vous.

SOHÊME.

Il faut donc m'expliquer, il faut donc vous apprendre
Ce que votre fierté ne craindra point d'entendre.
J'ai beaucoup, je l'avoue, à me plaindre du roi ;
Il a voulu, madame, étendre jusqu'à moi
Le pouvoir que César lui laisse en Palestine ;
En m'accordant sa soeur, il cherchait ma ruine :
Au rang de ses vassaux il osait me compter.
J'ai soutenu mes droits, il n'a pu l'emporter ;
J'ai trouvé, comme lui, des amis près d'Auguste ;
Je ne crains point Hérode, et l'empereur est juste ;
Mais je ne puis souffrir (je le dis hautement)
L'alliance d'un roi dont je suis mécontent.
D'ailleurs vous connaissez cette cour orageuse ;
Sa famille avec lui fut toujours malheureuse ;
De tout ce qui l'approche il craint des trahisons :
Son coeur de toutes parts est ouvert aux soupçons ;
Au frère de la reine il en coûta la vie ;
De plus d'un attentat cette mort fut suivie.
Mariamne a vécu, dans ce triste séjour,
Entre la barbarie et les transports d'amour,
Tantôt sous le couteau, tantôt idolâtrée,
Toujours baignant de pleurs une couche abhorrée ;
Craignant et son époux et de vils délateurs,
De leur malheureux roi lâches adulateurs.

SALOME.

Vous parlez beaucoup d'elle !

SOHÊME.

Ignorez-vous, princesse,
Que son sang est le mien, que son sort m'intéresse ?

SALOME.

Je ne l'ignore pas.

SOHÊME.

Apprenez encor plus :

J'ai craint longtemps pour elle, et je ne tremble plus.
Hérode chérira le sang qui la fit naître ;
Il l'a promis du moins à l'empereur son maître :
Pour moi ; loin d'une cour objet de mon courroux,
J'abandonne Solime, et votre frère, et vous ;
Je pars. Ne pensez pas qu'une nouvelle chaîne
Me dérobe à la vôtre et loin de vous m'entraîne.
Je renonce à la fois à ce prince, à sa cour,
À tout engagement, et surtout à l'amour.
Épargnez le reproche à mon esprit sincère
Quand je ne m'en fais point, nul n'a droit de m'en faire.

SALOME.

Non, n'attendez de moi ni courroux ni dépit ;
J'en savais beaucoup plus que vous n'en avez dit.
Cette cour, il est vrai, seigneur, a vu des crimes :
Il en est quelquefois où des coeurs magnan


Scène III.

Sohême, Ammon.
SOHÊME.

Où tendait ce discours ? que veut-elle ? et pourquoi
Pense-t-elle en mon coeur pénétrer mieux que moi ?
Qui ? moi, que je soupire ! et que pour Mariamne
190 Mon austère amitié ne soit qu'un feu profane !
Aux faiblesses d'amour, moi, j'irais me livrer,
Lorsque de tant d'attraits je cours me séparer !

AMMON.

Salome est outragée ; il faut tout craindre d'elle.
La jalousie éclaire, et l'amour se décèle.

SOHÊME.

Non, d'un coupable amour je n'ai point les erreurs ;
La secte dont je suis forme en nous d'autres moeurs :
Ces durs Esséniens, stoïques de Judée,
Ont eu de la morale une plus noble idée.
Nos maîtres, les Romains, vainqueurs des nations,
Commandent à la terre, et nous aux passions.
Je n'ai point, grâce au ciel, à rougir de moi-même.
Le sang unit de près Mariamne et Sohême ;
Je la voyais gémir sous un affreux pouvoir,
J'ai voulu la servir ; j'ai rempli mon devoir.

AMMON.

Je connais votre coeur et juste et magnanime ;
Il se plaît à venger la vertu qu'on opprime
Puissiez-vous écouter, dans cette affreuse cour,
Votre noble pitié plutôt que votre amour !

SOHÊME.

Ah ! faut-il donc l'aimer pour prendre sa défense ?
Qui n'aurait, comme moi, chéri son innocence ?
Quel coeur indifférent n'irait à son secours ?
Et qui, pour la sauver, n'eut prodigué ses jours ?
Ami, mon coeur est pur, et tu connais mon zèle ;
Je n'habitais ces lieux que pour veiller sur elle.
Quand Hérode partit incertain de son sort,
Quand il chercha dans Rome ou le sceptre ou la mort,
Plein de sa passion forcenée et jalouse,
Il tremblait qu'après lui sa malheureuse épouse,
Du trône descendue, esclave des Romains,
Ne fût abandonnée à de moins dignes mains.
Il voulut qu'une tombe, à tous deux préparée,
Enfermât avec lui cette épouse adorée.
Phérore fut chargé du ministère affreux
D'immoler cet objet de ses horribles feux.
Phérore m'instruisit de ces ordres coupables :
J'ai veillé sur des jours si chers, si déplorables ;
Toujours armé, toujours prompt à la protéger,
Et surtout à ses yeux dérobant son danger.
J'ai voulu la servir sans lui causer d'alarmes ;
Ses malheurs me touchaient encor plus que ses charmes.

L'amour ne règne point sur mon coeur agité ;
Il ne m'a point vaincu ; c'est moi qui l'ai dompté :
Et, plein du noble feu que sa vertu m'inspire,
J'ai voulu la venger, et non pas la séduire.
Enfin l'heureux Hérode a fléchi les Romains :
Le sceptre de Judée est remis en ses mains ;
Il revient triomphant sur ce sanglant théâtre ;
Il revoie à l'objet dont il est idolâtre,
Qu'il opprima souvent, qu'il adora toujours ;
Leurs désastres communs ont terminé leur cours.
Un nouveau jour va luire à cette cour affreuse
Je n'ai plus qu'à partir... Mariamne est heureuse.
Je ne la verrai plus... mais à d'autres attraits
Mon coeur, mon triste coeur, est fermé pour jamais ;
Tout hymen à mes yeux est horrible et funeste :
Qui connaît Mariamne abhorre tout le reste ;
La retraite a pour moi des charmes assez grands :
J'y vivrai vertueux, loin des yeux des tyrans,
Préférant mon partage au plus beau diadème,
Maître de ma fortune, et maître de moi-même.


Scène IV.

Sohême, Élise, Ammon.
ÉLISE.

La mère de la reine, en proie à ses douleurs,
Vous conjure, Sohême, au nom de tant de pleurs,
De vous rendre près d'elle, et d'y calmer la crainte
Dont pour sa fille encore elle a reçu l'atteinte.

SOHÊME.

Quelle horreur jetez-vous dans mon coeur étonné !

ÉLISE.

Elle a su l'ordre affreux qu'Hérode avait donné ;
Par les soins de Salome elle en est informée.

SOHÊME.

Ainsi cette ennemie, au trouble accoutumée,
Par ces troubles nouveaux pense encor maintenir
Le pouvoir emprunté qu'elle veut retenir.
Quelle odieuse cour, et combien d'artifices !
On ne marche en ces lieux que sur des précipices.

Hélas ! Alexandra, par des coups inouïs,
Vit périr autrefois son époux et son fils ;
Mariamne lui reste, elle tremble pour elle :
La crainte est bien permise à l'amour maternelle.
Élise, je vous suis, je marche sur vos pas...
Grand Dieu, qui prenez soin de ces tristes climats,
De Mariamne encore écartez cet orage !
Conservez, protégez votre plus digne ouvrage !


ACTE DEUXIEME.


Scène I.

Salome, Mazael.
MAZAEL.

Ce nouveau coup porté, ce terrible mystère
Dont vous faites instruire et la fille et la mère,
Ce secret révélé, cet ordre si cruel
Est désormais le sceau d'un divorce éternel.
Le roi ne croira point que, pour votre ennemie,
Sa confiance en vous soit en effet trahie ;
Il n'aura plus que vous dans ses perplexités
Pour adoucir les traits par vous-même portés.
Vous seule aurez fait naître et le calme et l'orage :
Divisez pour régner, c'est là votre partage.

SALOME.

Que sert la politique où manque le pouvoir ?
Tous mes soins m'ont trahi ; tout fait mon désespoir.
Le roi m'écrit : il veut, par sa lettre fatale,
Que sa soeur se rabaisse aux pieds de sa rivale.
J'espérais de Sohême un noble et sûr appui :
Hérode était le mien ; tout me manque aujourd'hui.
Je vois crouler sur moi le fatal édifice
Que mes mains élevaient avec tant d'artifice ;
Je vois qu'il est des temps où tout l'effort humain
Tombe sous la fortune et se débat en vain,
Où la prudence échoue, où l'art nuit à soi-même ;
Et je sens ce pouvoir invincible et suprême,
Qui se joue à son gré, dans les climats voisins,
De leurs sables mouvants comme de nos destins.

MAZAEL.

Obéissez au roi, cédez à la tempête ;
Sous ses coups passagers il faut courber la tête.
Le temps peut tout changer.

SALOME.

Trop vains soulagements !
Malheureux qui n'attend son bonheur que du temps !
Sur l'avenir trompeur tu veux que je m'appuie,
Et tu vois cependant les affronts que j'essuie !

MAZAEL.

Sohême part au moins ; votre juste courroux
Ne craint plus Mariamne, et n'en est plus jaloux.

SALOME.

Sa conduite, il est vrai, paraît inconcevable ;
Mais m'en trahit-il moins ? en est-il moins coupable ?
Suis-je moins outragée ? ai-je moins d'ennemis,
Et d'envieux secrets, et de lâches amis ?
Il faut que je combatte et ma chute prochaine,
Et cet affront secret, et la publique haine.
Déjà, de Mariamne adorant la faveur,
Le peuple à ma disgrâce insulte avec fureur :
Je verrai tout plier sous sa grandeur nouvelle,
Et mes faibles honneurs éclipsés devant elle.
Mais c'est peu que sa gloire irrite mon dépit,
Ma mort va signaler ma chute et son crédit.
Je ne me flatte point ; je sais comme en sa place
De tous mes ennemis je confondrais l'audace :
Ce n'est qu'en me perdant qu'elle pourra régner,
Et son juste courroux ne doit point m'épargner.
Cependant, ô contrainte ! ô comble d'infamie !
Il faut donc qu'à ses yeux ma fierté s'humilie !
Je viens avec respect essuyer ses hauteurs,
Et la féliciter sur mes propres malheurs.

MAZAEL.

Elle vient en ces lieux.

SALOME.

Faut-il que je la voie ?


Scène II.

Mariamne, Élise, Salome, Mazael, Narbas.
SALOME.

Je viens auprès de vous partager votre joie :
Rome me rend un frère, et vous rend un époux

Couronné, tout-puissant, et digne enfin de vous,
Ses triomphes passés, ceux qu'il prépare encore,
Ce titre heureux de Grand dont l'univers l'honore,
Les droits du sénat même à ses soins confiés,
Sont autant de présents qu'il va mettre à vos pieds.
Possédez désormais son âme et son empire,
C'est ce qu'à vos vertus mon amitié désire ;
Et je vais par mes soins serrer l'heureux lien
Qui doit joindre à jamais votre coeur et le sien.

MARIAMNE.

Je ne prétends de vous ni n'attends ce service :
Je vous connais, madame, et je vous rends justice ;
Je sais par quels complots, je sais par quels détours
Votre haine impuissante a poursuivi mes jours.
Jugeant de moi par vous, vous me craignez peut-être ;
Mais vous deviez du moins apprendre à me connaître.
Ne me redoutez point ; je sais également
Dédaigner votre crime et votre châtiment :
J'ai vu tous vos desseins, et je vous les pardonne ;
C'est à vos seuls remords que je vous abandonne,
345 Si toutefois, après de si lâches efforts,
Un coeur comme le vôtre écoute des remords.

SALOME.

C'est porter un peu loin votre injuste colère :
Ma conduite, mes soins, et l'aveu de mon frère,
Peut-être suffiront pour me justifier.

MARIAMNE.

Je vous l'ai déjà dit, je veux tout oublier :
Dans l'état où je suis, c'est assez pour ma gloire ;
Je puis vous pardonner, mais je ne puis vous croire[3].

MAZAEL.

J'ose ici, grande reine, attester l'Éternel
Que mes soins à regret...

MARIAMNE.

Arrêtez, Mazaël ;
Vos excuses pour moi sont un nouvel outrage :
Obéissez au roi, voilà votre partage :
À mes tyrans vendu, servez bien leur courroux ;
Je ne m'abaisse pas à me plaindre de vous.

À Salome.

Je ne vous retiens point, et vous pouvez, madame,
Aller apprendre au roi les secrets de mon âme ;
Dans son coeur aisément vous pouvez ranimer
Un courroux que mes yeux dédaignent de calmer.
De tons vos délateurs armez la calomnie :
J'ai laissé jusqu'ici leur audace impunie,
Et je n'oppose encore à mes vils ennemis
Qu'une vertu sans tache et qu'un juste mépris.

SALOME.

Ah ! c'en est trop enfin ; vous auriez dû peut-être
Ménager un peu plus la soeur de votre maître.
L'orgueil de vos attraits pense tout asservir :
370 Vous me voyez tout perdre, et croyez tout ravir ;
Votre victoire un jour peut vous être fatale.
Vous triomphez... Tremblez, imprudente rivale !


Scène III.

Mariamne, Élise, Narbas.
ÉLISE.

Ah ! madame, à ce point pouvez-vous irriter
Des ennemis ardents à vous persécuter ?
La vengeance d'Hérode, un moment suspendue,
Sur votre tête encore est peut-être étendue ;
Et, loin d'en détourner les redoutables coups,
Vous appelez la mort qui s'éloignait de vous.
Vous n'avez plus ici de bras qui vous appuie ;
Ce défenseur heureux de votre illustre vie,
Sohême, dont le nom si craint, si respecté,
Longtemps de vos tyrans contint la cruauté,
Sohême va partir ; nul espoir ne vous reste.
Auguste à votre époux laisse un pouvoir funeste :
Qui sait dans quels desseins il revient aujourd'hui ?
Tout, jusqu'à son amour, est à craindre de lui :
Vous le voyez trop bien ; sa sombre jalousie
Au delà du tombeau portait sa frénésie ;
Cet ordre qu'il donna me fait encor trembler.
Avec vos ennemis daignez dissimuler :
La vertu sans prudence, hélas est dangereuse.

MARIAMNE.

Oui, mon âme, il est vrai, fut trop impérieuse ;
Je n'ai point connu l'art, et j'en avais besoin.
De mon sort à Sohême abandonnons le soin ;
Qu'il vienne, je l'attends ; qu'il règle ma conduite.
Mon projet est hardi ; je frémis de la suite.
Faites venir Sohême.

Élise sort.

Scène IV.

Mariamne, Narbas.
MARIAMNE.

Et vous, mon cher Narbas,
De mes voeux incertains apaisez les combats :
Vos vertus, votre zèle, et votre expérience,
Ont acquis dès longtemps toute ma confiance.
Mon coeur vous est connu, vous savez mes desseins,
Et les maux que j'éprouve, et les maux que je crains.
Vous avez vu ma mère, au désespoir réduite,
Me presser en pleurant d'accompagner sa fuite ;
Son esprit, accablé d'une juste terreur,
Croit à tous les moments voir Hérode en fureur,
Encor tout dégouttant du sang de sa famille,
Venir à ses yeux même assassiner sa fille.
Elle veut à mes fils, menacés du tombeau,
Donner César pour père, et Rome pour berceau.
On dit que l'infortune à Rome est protégée ;
Rome est le tribunal où la terre est jugée.
Je vais me présenter au roi des souverains.
Je sais qu'il est permis de fuir ses assassins,
Que c'est le seul parti que le destin me laisse :
Toutefois en secret, soit vertu, soit faiblesse,
Prête à fuir un époux, mon coeur frémit d'effroi,
Et mes pas chancelants s'arrêtent malgré moi.

NARBAS.

Cet effroi généreux n'a rien que je n'admire ;
Tout injuste qu'il est, la vertu vous l'inspire.
Ce coeur, indépendant des outrages du sort,
Craint l'ombre d'une faute, et ne craint point la mort.

Bannissez toutefois ces alarmes secrètes ;
Ouvrez les yeux, madame, et voyez où vous êtes :
C'est là que, répandu par les mains d'un époux,
Le sang de votre père a rejailli sur vous :
Votre frère en ces lieux a vu trancher sa vie ;
En vain de son trépas le roi se justifie,
En vain César trompé l'en absout aujourd'hui ;
L'Orient révolté n'en accuse que lui.
Regardez ; consultez les pleurs de votre mère,
L'affront fait à vos fils, le sang de votre père,
La cruauté du roi, la haine de sa soeur,
Et (ce que je ne puis prononcer sans horreur,
Mais dont votre vertu n'est point épouvantée)
La mort plus d'une fois à vos yeux présentée.
Enfin, si tant de maux ne vous étonnent pas,
Si d'un front assuré vous marchez au trépas,
Du moins de vos enfants embrassez la défense.
Le roi leur a du trône arraché l'espérance ;
Et vous connaissez trop ces oracles affreux
Qui depuis si longtemps vous font trembler pour eux.
Le ciel vous a prédit qu'une main étrangère
Devait un jour unir vos fils à votre père.
Un Arabe implacable a déjà, sans pitié,
De cet oracle obscur accompli la moitié :
Madame, après l'horreur d'un essai si funeste,
Sa cruauté, sans doute, accomplirait le reste ;
Dans ses emportements rien n'est sacré pour lui.
Eh ! qui vous répondra que lui-même aujourd'hui
Ne vienne exécuter sa sanglante menace,
Et des Asmonéens anéantir la race ?
Il est temps désormais de prévenir ses coups ;
Il est temps d'épargner un meurtre à votre époux,
Et d'éloigner du moins de ces tendres victimes
Le fer de vos tyrans, et l'exemple des crimes.
Nourri dans ce palais, près des rois vos aïeux,
Je suis prêt à vous suivre en tous temps, en tous lieux.
Partez, rompez vos fers ; allez, dans Rome même,
Implorer du sénat la justice suprême,
Remettez de vos fils la fortune en sa main,
Et les faire adopter par le peuple romain ;
Qu'une vertu si pure aille étonner Auguste.
Si l'on vante à bon droit son règne heureux et juste,

Si la terre avec joie embrasse ses genoux,
S'il mérite sa gloire, il fera tout pour vous.

MARIAMNE.

Je vois qu'il n'est plus temps que mon coeur délibère ;
Je cède à vos conseils, aux larmes de ma mère,
Au danger de mes fils, au sort, dont les rigueurs
470 Vont m'entraîner peut-être en de plus grands malheurs.
Retournez chez ma mère, allez ; quand la nuit sombre
Dans ces lieux criminels aura porté son ombre,
Qu'au fond de ce palais on me vienne avertir :
On le veut, il le faut, je suis prête à partir.


Scène V.

Mariamne, Sohême, Élise.
SOHÊME.

Je viens m'offrir, madame, à votre ordre suprême ;
Vos volontés pour moi sont les lois du ciel même :
Faut-il armer mon bras contre vos ennemis ?
Commandez, j'entreprends ; parlez, et j'obéis.

MARIAMNE.

Je vous dois tout, seigneur ; et, dans mon infortune,
Ma douleur ne craint point de vous être importune,
Ni de solliciter par d'inutiles voeux
Les secours d'un héros, l'appui des malheureux.
Lorsque Hérode attendait le trône ou l'esclavage,
Moi-même des Romains j'ai brigué le suffrage ;
Malgré ses cruautés, malgré mon désespoir,
Malgré mes intérêts, j'ai suivi mon devoir.
J'ai servi mon époux ; je le ferais encore.
Il faut que pour moi-même enfin je vous implore ;
Il faut que je dérobe à d'inhumaines lois
Les restes malheureux du pur sang de nos rois.
J'aurais dû dès longtemps, loin d'un lieu si coupable,
Demander au sénat un asile honorable ;
Mais, seigneur, je n'ai pu, dans les troubles divers
Dont la guerre civile a rempli l'univers,
Chercher parmi l'effroi, la guerre et les ravages,
Un port aux mêmes lieux d'où partaient les orages.

Auguste au monde entier donne aujourd'hui la paix ;
Sur toute la nature il répand ses bienfaits.
Après les longs travaux d'une guerre odieuse,
Ayant vaincu la terre, il veut la rendre heureuse.
Du haut du Capitole il juge tous les rois,
Et de ceux qu'on opprime il prend en main les droits.
Qui peut à ses bontés plus justement prétendre
Que mes faibles enfants, que rien ne peut défendre,
Et qu'une mère en pleurs amène auprès de lui
Du bout de l'univers implorer son appui ?
Pour conserver les fils, pour consoler la mère,
Pour finir tous mes maux, c'est en vous que j'espère :
Je m'adresse à vous seul, à vous, à ce grand coeur,
De la simple vertu généreux protecteur ;
À vous à qui je dois ce jour que je respire :
Seigneur, éloignez-moi de ce fatal empire.
Ma mère, mes enfants, je mets tout en vos mains ;
Enlevez l'innocence au fer des assassins.
Vous ne répondez rien ! Que faut-il que je pense
De ces sombres regards et de ce long silence ?
Je vois que mes malheurs excitent vos refus.

SOHÊME.

Non... je respecte trop vos ordres absolus.
Mes gardes vous suivront jusque dans l'Italie ;
Disposez d'eux, de moi, de mon coeur, de ma vie :
Fuyez le roi, rompez vos noeuds infortunés ;
Il est assez puni si vous l'abandonnez.
Il ne vous verra plus, grâce à son injustice ;
Et je sens qu'il n'est point de si cruel supplice...
Pardonnez-moi ce mot, il m'échappe à regret ;
La douleur de vous perdre a trahi mon secret.
J'ai parlé, c'en est fait ; mais malgré ma faiblesse,
Songez que mon respect égale ma tendresse.
Sohême en vous aimant ne veut que vous servir,
Adorer vos vertus, vous venger, et mourir.

MARIAMNE.

Je me flattais, seigneur, et j'avais lieu de croire
Qu'avec mes intérêts vous chérissiez ma gloire.
Quand Sohême en ces lieux a veillé sur mes jours,
J'ai cru qu'à sa pitié je devais son secours.
Je ne m'attendais pas qu'une flamme coupable
Dût ajouter ce comble à l'horreur qui m'accable,

Ni que dans mes périls il ne fallût jamais
Rougir de vos bontés et craindre vos bienfaits.
Ne pensez pas pourtant qu'un discours qui m'offense
Vous ait rien dérobé de ma reconnaissance :
Tout espoir m'est ravi, je ne vous verrai plus ;
J'oublierai votre flamme et non pas vos vertus.
Je ne veux voir en vous qu'un héros magnanime
Qui jusqu'à ce moment mérita mon estime :
Un plus long entretien pourrait vous en priver,
Seigneur, et je vous fuis pour vous la conserver.

SOHÊME.

Arrêtez, et sachez que je l'ai méritée.
Quand votre gloire parle, elle est seule écoutée :
À cette gloire, à vous, soigneux de m'immoler,
Épris de vos vertus, je les sais égaler.
Je ne fuyais que vous, je veux vous fuir encore.
Je quittais pour jamais une cour que j'abhorre ;
J'y reste, s'il le faut, pour vous désabuser,
Pour vous respecter plus, pour ne plus m'exposer
Au reproche accablant que m'a fait votre bouche.
Votre intérêt, madame, est le seul qui me touche ;
J'y sacrifierai tout. Mes amis, mes soldats,
Vous conduiront aux bords où s'adressent vos pas.
J'ai dans ces murs encore un reste de puissance :
D'un tyran soupçonneux je crains peu la vengeance ;
Et s'il me faut périr des mains de votre époux,
Je périrai du moins en combattant pour vous.
Dans mes derniers moments je vous aurai servie,
Et j'aurai préféré votre honneur à ma vie.

MARIAMNE.

Il suffit, je vous crois : d'indignes passions
Ne doivent point souiller les nobles actions.
Oui, je vous devrai tout ; mais moi, je vous expose ;
Vous courez à la mort, et j'en serai la cause.
Comment puis-je vous suivre, et comment demeurer ?
Je n'ai de sentiment que pour vous admirer.

SOHÊME.

Venez prendre conseil de votre mère en larmes,
De votre fermeté plus que de ses alarmes,
Du péril qui vous presse, et non de mon danger.
Avec votre tyran rien n'est à ménager :
Il est roi, je le sais ; mais César est son juge.

Tout vous menace ici, Rome est votre refuge ;
Mais songez que Sohême, en vous offrant ses voeux,
S'il ose être sensible, en est plus vertueux ;
Que le sang de nos rois nous unit l'un et l'autre,
Et que le ciel m'a fait un coeur digne du vôtre.

MARIAMNE.

Je n'en veux. point douter ; et, dans mon désespoir,
Je vais consulter Dieu, l'honneur, et le devoir[4].

SOHÊME.

C'est eux que j'en atteste ; ils sont tous trois mes guides ;
Ils vous arracheront aux mains des parricides.

ACTE III


Scène I.

Sohême, Narbas, Ammon, suite.
NARBAS.

Le temps est précieux, seigneur, Hérode arrive :
Du fleuve de Judée il a revu la rive.
Salome, qui ménage un reste de crédit,
Déjà par ses conseils assiège son esprit.
Ses courtisans en foule auprès de lui se rendent ;
Les palmes dans les mains, nos pontifes l'attendent ;
Idamas le devance, et vous le connaissez.

SOHÊME.

Je sais qu'on paya mal ses services passés.
C'est ce même Idamas, cet Hébreu plein de zèle,
Qui toujours à la reine est demeuré fidèle,
Qui, sage courtisan d'un roi plein de fureur,
A quelquefois d'Hérode adouci la rigueur.

NARBAS.

Bientôt vous l'entendrez. Cependant Mariamne
Au moment de partir s'arrête, se condamne ;
Ce grand projet l'étonne, et, prête à le tenter,
Son austère vertu craint de l'exécuter.
Sa mère est à ses pieds, et, le coeur plein d'alarme
Lui présente ses fils, la baigne dans ses larmes,
La conjure en tremblant de ^presser son départ.
La reine flotte, hésite, et partira trop tard.
C’est vous dont la bonté peut hâter sa sortie;
Vous avez dans vos main la fortune et la vie
De l’objet le plus rare et le plus précieux
Que jamais à la terre aient accordé les cieux.
Protégez, conservez una auguste famille :
Sauvez de tant de rois la déplorable fille.

Vos gardes sont-il pr^ts ? puis-je enfin l’avertir

SOHÊME.

Oui, j’ai tout ordonné ; la reine peut partir.

NARBAS.

Souffrez donc qu’à l’instant un serviteur fidèle
Se prépare, seigneur, à marcher après elle

SOHÊME.

Allez ; loin de ces lieux je conduirai vos pas :
Ce séjour odieux ne la méritait pas.
Qu'un dépôt si sacré soit respecté des ondes !
Que le ciel, attendri par ses douleurs profondes,
Fasse lever sur elle un soleil plus serein !
Et vous, vieillard heureux, qui suivez son destin,
Des serviteurs des rois sage et parfait modèle,
Votre sort est trop beau, vous vivrez auprès d'elle.


Scène II.

Sohême, Ammon, suite de Sohême.
SOHÊME.

Mais déjà le roi vient ; déjà dans ce séjour
Le son de la trompette annonce son retour.
Quel retour, justes dieux ! que je crains sa présence !
Le cruel peut d'un coup assurer sa vengeance.
Plût au ciel que la reine eût déjà pour jamais
Abandonné ces lieux consacrés aux forfaits !
Oserai-je moi-même accompagner sa fuite ?
Peut-être en la servant il faut que je l'évite...
Est-ce un crime, après tout, de sauver tant d'appas ;
De venger sa vertu ?... Mais je vois Idamas.


Scène III.

Sohême, Idamas, Ammon, suite.
SOHÊME.

Ami, j'épargne au roi de frivoles hommages,
De l'amitié des grands importuns témoignages,

D'un peuple curieux trompeur amusement,
Qu'on étale avec pompe, et que le coeur dément.
Mais parlez ; Rome enfin vient de vous rendre un maître :
Hérode est souverain ; est-il digne de l'être ?
Vient-il dans un esprit de fureur ou de paix ?
Craint-on des cruautés ? attend-on des bienfaits ?

IDAMAS.

Veuille le juste ciel, formidable au parjure,
Écarter loin de lui l'erreur et l'imposture !
Salome et Mazaël s'empressent d'écarter
Quiconque a le coeur juste et ne sait point flatter.
Ils révèlent, dit-on, des secrets redoutables :
Hérode en a pâli ; des cris épouvantables
Sont sortis de sa bouche, et ses yeux en fureur
À tout ce qui l'entoure inspirent la terreur.
Vous le savez assez, leur cabale attentive
Tint toujours près de lui la vérité captive.
Ainsi ce conquérant qui fit trembler les rois,
Ce roi dont Rome même admira les exploits,
De qui la renommée alarme encor l'Asie,
Dans sa propre maison voit sa gloire avilie :
Haï de son épouse, abusé par sa soeur,
Déchiré de soupçons, accablé de douleur,
J'ignore en ce moment le dessein qui l'entraîne.
On le plaint, on murmure, on craint tout pour la reine ;
On ne peut pénétrer ses secrets sentiments,
Et de son coeur troublé les soudains mouvements ;
Il observe avec nous un silence farouche ;
Le nom de Mariamne échappe de sa bouche ;
Il menace, il soupire, il donne en frémissant
Quelques ordres secrets qu'il révoque à l'instant.
D'un sang qu'il détestait Mariamne est formée ;
Il voulut la punir de l'avoir trop aimée :
Je tremble encor pour elle.

SOHÊME.

Il suffit, Idamas.
La reine est en danger : Ammon, suivez mes pas ;
Venez, c'est à moi seul de sauver l'innocence.

IDAMAS.

Seigneur, ainsi du roi vous fuirez la présence ?
Vous de qui la vertu, le rang, l'autorité,
Imposeraient silence à la perversité ?

SOHÊME.

Un intérêt plus grand, un autre soin m'anime ;
Et mon premier devoir est d'empêcher le crime.

Il sort.
IDAMAS.

Quels orages nouveaux ! quel trouble je prévoi !
Puissant Dieu des Hébreux, changez le coeur du roi !


Scène IV.

Hérode, Mazael, Idamas, suite d'Hérode, Mariamne
HÉRODE.

Eh quoi ! Sohême aussi semble éviter ma vue !
Quelle horreur devant moi s'est partout répandue !
Ciel ! ne puis-je inspirer que la haine ou l'effroi ?
Tous les coeurs des humains sont-ils fermés pour moi ?
En horreur à la reine, à mon peuple, à moi-même,
À regret sur mon front je vois le diadème :
Hérode en arrivant recueille avec terreur
Les chagrins dévorants qu'a semés sa fureur.
Ah Dieu !

MAZAEL.

Daignez calmer ces injustes alarmes.

HÉRODE.

Malheureux ! qu'ai-je fait ?

MAZAEL.

Quoi ! vous versez des larmes !
Vous, ce roi fortuné, si sage en ses desseins !
Vous, la terreur du Parthe et l'ami des Romains !
Songez, seigneur, songez à ces noms pleins de gloire
Que vous donnaient jadis Antoine et la victoire ;
Songez que près d'Auguste, appelé par son choix,
Vous marchiez distingué de la foule des rois ;
Revoyez à vos lois Jérusalem rendue,
Jadis par vous conquise et par vous défendue,
Reprenant aujourd'hui sa première splendeur,
En contemplant son prince au faîte du bonheur.
Jamais roi plus heureux dans la paix, dans la guerre...

HÉRODE.

Non, il n'est plus pour moi de bonheur sur la terre.

Le destin m'a frappé de ses plus rudes coups,
Et, pour comble d'horreur, je les mérite tous.

IDAMAS.

Seigneur, m'est-il permis de parler sans contrainte ?
Ce trône auguste et saint, qu'environne la crainte,
Serait mieux affermi s'il l'était par l'amour :
En faisant des heureux, un roi l'est à son tour.
À d'éternels chagrins votre âme abandonnée
Pourrait tarir d'un mot leur source empoisonnée.
Seigneur, ne souffrez plus que d'indignes discours
Osent troubler la paix et l'honneur de vos jours,
Ni que de vils flatteurs écartent de leur maître
Des coeurs infortunés, qui vous cherchaient peut-être.
Bientôt de vos vertus tout Israël charmé..

HÉRODE.

Eh ! croyez-vous encor que je puisse être aimé ?
Qu'Hérode est aujourd'hui différent de lui-même !

MAZAEL.

Tout adore à l'envi votre grandeur suprême.

IDAMAS.

Un seul coeur vous résiste, et l'on peut le gagner.

HÉRODE.

Non ; je suis un barbare, indigne de régner.

IDAMAS.

Votre douleur est juste ; et si pour Mariamne...

HÉRODE.

Et c'est ce nom fatal, hélas ! qui me condamne ;
C'est ce nom qui reproche à mon coeur agité
L'excès de ma faiblesse et de mn cruauté

MAZAEL.

Elle sera toujours inflexible en sa haine :
Elle fuit votre vue.

HÉRODE.

Ah ! j'ai cherché la sienne.

MAZAEL.

Qui ? vous, seigneur ?

HÉRODE.

Eh quoi ! Mes transports furieux,
Ces pleurs que mes remords arrachent de mes yeux,
Ce changement soudain, cette douleur mortelle,
Tout ne te dit-il pas que je viens d'auprès d'elle ?
Toujours troublé, toujours plein de haine et d'amour,

J'ai trompé, pour la voir, une importune cour.
Quelle entrevue, ô cieux ! quels combats ! quel supplice !
Dans ses yeux indignés j'ai lu mon injustice ;
Ses regards inquiets n'osaient tomber sur moi ;
Et tout, jusqu'à mes pleurs, augmentait son effroi.

MAZAEL.

Seigneur, vous le voyez, sa haine envenim

HÉRODE.

Elle me hait ! ah Dieu ! je l'ai trop mérité !
Je lui pardonne, hélas ! dans le sort qui l'accable,
De haïr à ce point un époux si coupable.

MAZAEL.

Vous coupable ? Eh ! seigneur, pouvez-vous oublier
Ce que la reine a fait pour vous justifier ?
Ses mépris outrageants, sa superbe colère,
Ses desseins contre vous, les complots de son père ?
Le sang qui la forma fut un sang ennemi ;
Le dangereux Hircan vous eût toujours trahi :
Et des Asmonéens la brigue était si forte
Que, sans un coup d'État, vous n'auriez pu...

HÉRODE.

N'importe ; Hircan était son père, il fallait l'épargner ;
Mais je n'écoutai rien que la soif de régner ;
Ma politique affreuse a perdu sa famille ;
J'ai fait périr le père, et j'ai proscrit la fille ;
J'ai voulu la haïr ; j'ai trop su l'opprimer :
Le ciel, pour m'en punir, me condamne à l'aimer.

IDAMAS.

Seigneur, daignez m'en croire ; une juste tendresse
Devient une vertu, loin d'être une faiblesse :
Digne de tant de biens que le ciel vous a faits,
Mettez votre amour même au rang de ses bienfaits.

HÉRODE.

Hircan, mânes sacrés ! fureurs que je déteste !

IDAMAS.

Perdez-en pour jamais le souvenir funeste.

MAZAEL.

Puisse la reine aussi l'oublier comme vous !

HÉRODE.

Ô père infortuné ! plus malheureux époux !
Tant d'horreur, tant de sang, le meurtre de son père,
Les maux que je lui fais, me la rendent plus chère.
Si son coeur... Si sa foi... mais c'est trop différer.
Idamas, en un mot, je veux tout réparer.
Va la trouver ; dis-lui que mon âme asservie
Met à ses pieds mon trône, et ma gloire, et ma vie.
Je veux dans ses enfants choisir un successeur.
Des maux qu'elle a soufferts elle accuse ma soeur :
C'en est assez ; ma soeur, aujourd'hui renvoyée,
À ce cher intérêt sera sacrifiée.
Je laisse à Mariamne un pouvoir absolu.

MAZAEL.

Quoi ! seigneur, vous voulez...

HÉRODE.

Oui, je l'ai résolu ;
Oui, mon coeur désormais la voit, la considère
Comme un présent des cieux qu'il faut que je révère.
Que ne peut point sur moi l'amour qui m'a vaincu !
À Mariamne enfin je devrai ma vertu.
Il le faut avouer, on m'a vu dans l'Asie
Régner avec éclat, mais avec barbarie.
Craint, respecté du peuple, admiré, mais haï,
J'ai des adorateurs, et n'ai pas un ami.
Ma soeur, que trop longtemps mon coeur a daigné croire,
Ma soeur n'aima jamais ma véritable gloire ;
Plus cruelle que moi dans ses sanglants projets,
Sa main faisait couler le sang de mes sujets,
Les accablait du poids de mon sceptre terrible ;
Tandis qu'à leurs douleurs Mariamne sensible,
S'occupant de leur peine, et s'oubliant pour eux,
Portait à son époux les pleurs des malheureux.
C'en est fait je prétends, plus juste et moins sévère,
Par le bonheur public essayer de lui plaire.
L'État va respirer sous un règne plus doux ;
Mariamne a changé le coeur de son époux.
Mes mains, loin de mon trône écartant les alarmes,
Des peuples opprimés vont essuyer les larmes.
Je veux sur mes sujets régner en citoyen,
Et gagner tous les coeurs, pour mériter le sien.
Va la trouver, te dis-je, et surtout à sa vue

Peins bien le repentir de mon âme éperdue :
Dis-lui que mes remords égalent ma fureur.
Va, cours, vole, et reviens. Que vois-je ? c'est ma soeur.

À Mazaël.

Sortez... A quels chagrins ma vie est condamnée !


Scène V.

Hérode, Salome.
SALOME.

Je les partage tous ; mais je suis étonnée
Que la reine et Sohême, évitant votre aspect,
Montrent si peu de zèle et si peu de respect.

HÉRODE.

L'un m'offense, il est vrai... mais l'autre est excusable.
N'en parlons plus.

SALOME.

Sohême, à vos yeux condamnable,
A toujours de la reine allumé le courroux.

HÉRODE.

Ah ! trop d'horreurs enfin se répandent sur nous ;
Je cherche à les finir. Ma rigueur implacable,
En me rendant plus craint, m'a fait plus misérable.
Assez et trop longtemps sur ma triste maison
La vengeance et la haine ont versé leur poison ;
De la reine et de vous les discordes cruelles
Seraient de mes tourments les sources éternelles.
Ma soeur, pour mon repos, pour vous, pour toutes deux,
Séparons-nous, quittez ce palais malheureux ;
Il le faut.

SALOME.

Ciel ! qu'entends-je ? Ah ! fatale ennemie !

HÉRODE.

Un roi vous le commande ; un frère vous en prie.
Que puisse désormais ce frère malheureux
N'avoir point à donner d'ordre plus rigoureux,
N'avoir plus sur les siens de vengeances à prendre,
De soupçons à former, ni de sang à répandre !
Ne persécutez plus mes jours trop agités.
Murmurez, plaignez-vous, plaignez-moi ; mais partez.

SALOME.

Moi, seigneur, je n'ai point de plaintes à vous faire.
Vous croyez mon exil et juste et nécessaire ;
À vos moindres désirs instruite à consentir,
Lorsque vous commandez je ne sais qu'obéir.
Vous ne me verrez point, sensible à mon injure,
Attester devant vous le sang et la nature ;
Sa voix trop rarement se fait entendre aux rois,
Et, près des passions, le sang n'a point de droits.
Je ne vous vante plus cette amitié sincère,
Dont le zèle aujourd'hui commence à vous déplaire,
Je rappelle encor moins mes services passés ;
Je vois trop qu'un regard les a tous effacés :
Mais avez-vous pensé que Mariamne oublie
Cet ordre d'un époux donné contre sa vie ?
Vous, qu'elle craint toujours, ne la craignez-vous plus ?
Ses voeux, ses sentiments, vous sont-ils inconnus ?
Qui préviendra jamais, par des avis utiles,
De son coeur outragé les vengeances faciles ?
Quels yeux intéressés à veiller sur vos jours
Pourront de ses complots démêler les détours ?
Son courroux aura-t-il quelque frein qui l'arrête ?
Et pensez-vous enfin que, lorsque votre tête
Sera par vos soins même exposée à ses coups,
L'amour qui vous séduit lui parlera pour vous ?
Quoi donc ! tant de mépris, cette horreur inhumaine...

HÉRODE.

Ah ! laissez-moi douter un moment de sa haine !
Laissez-moi me flatter de regagner son coeur ;
Ne me détrompez point, respectez mon erreur.
Je veux croire et je crois que votre haine altière
Entre la reine et moi mettait une barrière ;
Que par vos cruautés son coeur s'est endurci ;
Et que sans vous enfin j'eusse été moins haï.

SALOME.

Si vous pouviez savoir, si vous pouviez comprendre
À quel point...

HÉRODE.

Non, ma soeur, je ne veux rien entendre.
Mariamne à son gré peut menacer mes jours,
Ils me sont odieux ; qu'elle en tranche le cours,
Je périrai du moins d'une main qui m'est chère.

SALOME.

Ah ! c'est trop l'épargner, vous tromper, et me taire.
Je m'expose à me perdre et cherche à vous servir :
Et je vais vous parler, dussiez-vous m'en punir.
Époux infortuné qu'un vil amour surmonte !
Connaissez Mariamne, et voyez votre honte :
C'est peu des fiers dédains dont son coeur est armé,
C'est peu de vous haïr ; un autre en est aimé.

HÉRODE.

Un autre en est aimé ! Pouvez-vous bien, barbare,
Soupçonner devant moi la vertu la plus rare ?
Ma soeur, c'est donc ainsi que vous m'assassinez !
Laissez-vous pour adieux ces traits empoisonnés,
Ces flambeaux de discorde, et la honte et la rage,
Qui de mon coeur jaloux sont l'horrible partage ?
Mariamne... Mais non, je ne veux rien savoir :
Vos conseils sur mon âme ont eu trop de pouvoir.
Je vous ai longtemps crue, et les cieux m'en punissent.
Mon sort était d'aimer des coeurs qui me haïssent.
Oui, c'est moi seul ici que vous persécutez.

SALOME.

Eh bien donc ! loin de vous...

HÉRODE.

Non, madame, arrêtez.
Un autre en est aimé ! montrez-moi donc, cruelle,
Le sang que doit verser ma vengeance nouvelle ;
Poursuivez votre ouvrage, achevez mon malheur.

SALOME.

Puisque vous le voulez...

HÉRODE.

Frappe, voilà mon coeur.
Dis-moi qui m'a trahi ; mais, quoi qu'il en puisse être,
Songe que cette main t'en punira peut-être.
Oui, je te punirai de m'ôter mon erreur.
Parle à ce prix.

SALOME.

N'importe.

HÉRODE.

Eh bien !

SALOME.

C'est...


Scène VI.

Hérode, Salome, Mazael.
MAZAEL.

Ah ! Seigneur,
Venez, ne souffrez pas que ce crime s'achève :
Votre épouse vous fuit ; Sohême vous l'enlève.

HÉRODE.

Mariamne ! Sohême ! où suis-je ? justes cieux !

MAZAEL.

Sa mère, ses enfants, quittaient déjà ces lieux.
Sohême a préparé cette indigne retraite ;
Il a près de ces murs une escorte secrète :
Mariamne l'attend pour sortir du palais ;
Et vous allez, seigneur, la perdre pour jamais.

HÉRODE.

Ah ! le charme est rompu ; le jour enfin m'éclaire.
Venez ; à son courroux connaissez votre frère :
Surprenons l'infidèle ; et vous allez juger
S'il est encore Hérode, et s'il sait se venger.

ACTE IV


Scène I.

Salome, Mazael.
MAZAEL.

Quoi ! lorsque sans retour Mariamne est perdue,
Quand la faveur d'Hérode à vos voeux est rendue,
Dans ces sombres chagrins qui peut donc vous plonger ?
Madame, en se vengeant, le roi va vous venger :
Sa fureur est au comble, et moi-même je n'ose
Regarder sans effroi les malheurs que je cause.
Vous avez vu tantôt ce spectacle inhumain ;
Ces esclaves tremblants égorgés de sa main ;
Près de leurs corps sanglants la reine évanouie ;
Le roi, le bras levé, prêt à trancher sa vie ;
Ses fils baignés de pleurs, embrassant ses genoux,
Et présentant leur tête au-devant de ses coups.
Que vouliez-vous de plus ? que craignez-vous encore ?

SALOME.

Je crains le roi ; je crains ces charmes qu'il adore,
Ce bras prompt à punir, prompt à se désarmer,
Cette colère enfin facile à s'enflammer,
Mais qui, toujours douteuse et toujours aveuglée,
En ses transports soudains s'est peut-être exhalée.
Quel fruit me revient-il de ses emportements ?
Sohême a-t-il pour moi de plus doux sentiments ?
Il me hait encor plus ; et mon malheureux frère,
Forcé de se venger d'une épouse adultère,
Semble me reprocher sa honte et son malheur.
Il voudrait pardonner ; dans le fond de son coeur
Il gémit en secret de perdre ce qu'il aime ;
Il voudrait, s'il se peut, ne punir que moi-même :
Mon funeste triomphe est encore incertain.
J'ai deux fois en un jour vu changer mon destin ;
Deux fois j'ai vu l'amour succéder à la haine ;
Et nous sommes perdus s'il voit encor la reine.


Scène II.

Hérode, Salome, Mazael, Gardes.
MAZAEL.

Il vient : de quelle horreur il paraît agité !

SALOME.

Seigneur, votre vengeance est-elle en sûreté ?

MAZAEL.

Me préserve le ciel que ma voix téméraire,
D'un roi clément et sage irritant la colère,
Ose se faire entendre entre la reine et lui !
Mais, seigneur, contre vous Sohême est son appui.
Non, ne vous vengez point, mais veillez sur vous-même ;
Redoutez ses complots et la main de Sohême.

HÉRODE.

Ah ! je ne le crains point.

MAZAEL.

Seigneur, n'en doutez pas,
De l'adultère au meurtre il n'est souvent qu'un pas.

HÉRODE.

Que dites-vous ?

MAZAEL.

Sohême, incapable de feindre,
Fut de vos ennemis toujours le plus à craindre ;
Ceux dont il s'assura le coupable secours
Ont parlé hautement d'attenter à vos jours.

HÉRODE.

Mariamne me hait, c'est là son plus grand crime.
Ma soeur, vous approuvez la fureur qui m'anime ;
Vous voyez mes chagrins, vous en avez pitié ;
Mon coeur n'attend plus rien que de votre amitié.
Hélas ! plein d'une erreur trop fatale et trop chère,
950 Je vous sacrifiais au seul soin de lui plaire :
Je vous comptais déjà parmi mes ennemis ;
Je punissais sur vous sa haine et ses mépris.
Ah ! j'atteste à vos yeux ma tendresse outragée
Qu'avant la fin du jour vous en serez vengée ;
Je veux surtout, je veux, dans ma juste fureur,
La punir du pouvoir qu'elle avait sur mon coeur.

Hélas ! jamais ce coeur ne brûla que pour elle ;
J'aimai, je détestai, j'adorai l'infidèle.
Et toi, Sohême, et toi, ne crois pas m'échapper !
Avant le coup mortel dont je dois te frapper,
Va, je te punirai dans un autre toi-même :
Tu verras cet objet qui m'abhorre et qui t'aime,
Cet objet à mon coeur jadis si précieux,
Dans l'horreur des tourments expirant à tes yeux :
Que sur toi, sous mes coups, tout son sang rejaillisse !
Tu l'aimes, il suffit, sa mort est ton supplice.

MAZAEL.

Ménagez, croyez-moi, des moments précieux ;
Et, tandis que Sohême est absent de ces lieux,
Que par lui, loin des murs, sa garde est dispersée,
Saisissez, achevez une vengeance aisée.

SALOME.

Mais au peuple surtout cachez votre douleur.
D'un spectacle funeste épargnez-vous l'horreur ;
Loin de ces tristes lieux, témoins de votre outrage,
Fuyez de tant d'affronts la douloureuse image.

HÉRODE.

Je vois quel est son crime et quel fut son projet.
Je vois pour qui Sohême ainsi vous outrageait,

SALOME.

Laissez mes intérêts ; songez à votre offense.

HÉRODE.

Elle avait jusqu'ici vécu dans l'innocence ;
Je ne lui reprochais que ses emportements,
Cette audace opposée à tous mes sentiments,
Ses mépris pour ma race, et ses altiers murmures.
Du sang asmonéen j'essuyai trop d'injures.
Mais a-t-elle en effet voulu mon déshonneur ?

SALOME.

Écartez cette idée : oubliez-la, seigneur ;
Calmez-vous.

HÉRODE.

Non ; je veux la voir et la confondre :
Je veux l'entendre ici, la forcer à répondre :
Qu'elle tremble en voyant l'appareil du trépas ;
Qu'elle demande grâce, et ne l'obtienne pas.

SALOME.

Quoi ! seigneur, vous voulez vous montrer à sa vue ?

Ah ! ne redoutez rien, sa perte est résolue :
Vainement l'infidèle espère en mon amour,
Mon coeur à la clémence est fermé sans retour ;
Loin de craindre ces yeux qui m'avaient trop su plaire,
Je sens que sa présence aigrira ma colère.
Gardes, que dans ces lieux on la fasse venir.
Je ne veux que la voir, l'entendre, et la punir.
Ma soeur, pour un moment souffrez que je respire.
Qu'on appelle la reine ; et vous, qu'on se retire.


Scène III.

HÉRODE.

Tu veux la voir, Hérode ; à quoi te résous-tu ?
Conçois-tu les desseins de ton coeur éperdu ?
Quoi ! son crime à tes yeux n'est-il pas manifeste ?
N'es-tu pas outragé ? que t'importe le reste ?
Quel fruit espères-tu de ce triste entretien ?
Ton coeur peut-il douter des sentiments du sien ?
Hélas ! tu sais assez combien elle t'abhorre.
Tu prétends te venger ! pourquoi vit-elle encore ?
Tu veux la voir ! ah ! lâche, indigne de régner,
Va soupirer près d'elle, et cours lui pardonner.
Va voir cette beauté si longtemps adorée.
Non, elle périra ; non, sa mort est jurée.
Vous serez répandu, sang de mes ennemis,
Sang des Asmonéens dans ses veines transmis,
Sang qui me haïssez, et que mon coeur déteste.
Mais la voici : grand Dieu ! quel spectacle funeste !


Scène IV.

Mariamne, Hérode, Élise, Gardes.
ÉLISE.

Reprenez vos esprits, madame, c'est le roi.

MARIAMNE.

Où suis-je ? où vais-je ? Ô Dieu ! Je me meurs ! je le vois.

HÉRODE.

D'où vient qu'à son aspect mes entrailles frémissent ?

MARIAMNE.

Élise, soutiens-moi, mes forces s'affaiblissent.

ÉLISE.

Avançons.

MARIAMNE.

Quel tourment !

HÉRODE.

Que lui dirai-je ? ô cieux !

MARIAMNE.

Pourquoi m'ordonnez-vous de paraître à vos yeux ?
Voulez-vous de vos mains m'ôter ce faible reste
D'une vie à tous deux également funeste ?
Vous le pouvez : frappez, le coup m'en sera doux ;
Et c'est l'unique bien que je tiendrai de vous.

HÉRODE.

Oui, je me vengerai, vous serez satisfaite :
Mais parlez, défendez votre indigne retraite.
Pourquoi, lorsque mon coeur si longtemps offensé,
Indulgent pour vous seule, oubliait le passé,
Lorsque vous partagiez mon empire et ma gloire
Pourquoi prépariez-vous cette fuite si noire ?
Quel dessein, quelle haine a pu vous posséder ?

MARIAMNE.

Ah ! seigneur, est-ce vous à me le demander ?
Je ne veux point vous faire un reproche inutile :
Mais si, loin de ces lieux, j'ai cherché quelque asile,
Si Mariamne enfin, pour la première fois,
Du pouvoir d'un époux méconnaissant les droits,
A voulu se soustraire à son obéissance,
Songez à tous ces rois dont je tiens la naissance,
À mes périls présents, à mes malheurs passés,
Et condamnez ma fuite après, si vous l'osez.

HÉRODE.

Quoi ! lorsqu'avec un traître un fol amour vous lie !
Quand Sohême...

MARIAMNE.

Arrêtez ; il suffit de ma vie.
D'un si cruel affront cessez de me couvrir ;
Laissez-moi chez les morts descendre sans rougir.
N'oubliez pas du moins qu'attachés l'un à l'autre,
L'hymen qui nous unit joint mon honneur au vôtre.
Voilà mon coeur, frappez : mais en portant vos coups,

Respectez Mariamne, et même son époux.

HÉRODE.

Perfide ! il vous sied bien de prononcer encore
Ce nom qui vous condamne et qui me déshonore !
Vos coupables dédains vous accusent assez,
Et je crois tout de vous, si vous me haïssez.

MARIAMNE.

Quand vous me condamnez, quand ma mort est certaine,
Que vous importe, hélas ! ma tendresse ou ma haine ?
Et quel droit désormais avez-vous sur mon coeur,
Vous qui l'avez rempli d'amertume et d'horreur ;
Vous qui, depuis cinq ans, insultez à mes larmes,
Qui marquez sans pitié mes jours par mes alarmes,
Vous, de tous mes parents destructeur odieux ;
Vous, teint du sang d'un père expirant à mes yeux ?
Cruel ! ah ! si du moins votre fureur jalouse
N'eût jamais attenté qu'aux jours de votre épouse,
Les cieux me sont témoins que mon coeur tout à vous
Vous chérirait encore en mourant par vos coups.
Mais qu'au moins mon trépas calme votre furie ;
N'étendez point mes maux au delà de ma vie :
Prenez soin de mes fils, respectez votre sang ;
Ne les punissez pas d'être nés dans mon flanc ;
Hérode, ayez pour eux des entrailles de père :
Peut-être un jour, hélas ! vous connaîtrez leur mère ;
Vous plaindrez, mais trop tard, ce coeur infortuné
Que seul dans l'univers vous avez soupçonné ;
Ce coeur qui n'a point su, trop superbe peut-être,
Déguiser ses douleurs et ménager un maître,
Mais qui jusqu'au tombeau conserva sa vertu,
Et qui vous eût aimé si vous l'aviez voulu.

HÉRODE.

Qu'ai-je entendu ? quel charme et quel pouvoir suprême
Commande à ma colère et m'arrache à moi-même ?
Mariamne...

MARIAMNE.

Cruel !...

HÉRODE.

Ô faiblesse ! ô fureur !

MARIAMNE.

De l'état où je suis voyez du moins l'horreur.
Otez-moi par pitié cette odieuse vie.

HÉRODE.

Ah ! la mienne à la vôtre est pour jamais unie.
C'en est fait, je me rends : bannissez votre effroi,
Puisque vous m'avez vu, vous triomphez de moi.
Vous n'avez plus besoin d'excuse et de défense ;
Ma tendresse pour vous vous tient lieu d'innocence.
En est-ce assez, ô ciel ! en est-ce assez, amour ?
C'est moi qui vous implore et qui tremble à mon tour.
Serez-vous aujourd'hui la seule inexorable ?
Quand j'ai tout pardonné, serai-je encor coupable ?
Mariamne, cessons de nous persécuter :
Nos coeurs ne sont-ils faits que pour se détester ?
Nous faudra-t-il toujours redouter l'un et l'autre ?
Finissons à la fois ma douleur et la vôtre.
Commençons sur nous-même à régner en ce jour ;
Rendez-moi votre main, rendez-moi votre amour.

MARIAMNE.

Vous demandez ma main ! Juste ciel que j'implore,
Vous savez de quel sang la sienne fume encore !

HÉRODE.

Eh bien ! j'ai fait périr et ton père et mon roi ;
J'ai répandu son sang pour régner avec toi ;
Ta haine en est le prix, ta haine est légitime :
Je n'en murmure point, je connais tout mon crime.
Que dis-je ? son trépas, l'affront fait à tes fils,
Sont les moindres forfaits que mon coeur ait commis.
Hérode a jusqu'à toi porté sa barbarie ;
Durant quelques moments je t'ai même haïe :
J'ai fait plus, ma fureur a pu te soupçonner ;
Et l'effort des vertus est de me pardonner.
D'un trait si généreux ton coeur seul est capable ;
Plus Hérode à tes yeux doit paraître coupable,
Plus ta grandeur éclate à respecter en moi
Ces noeuds infortunés qui m'unissent à toi.
Tu vois où je m'emporte, et quelle est ma faiblesse ;
Garde-toi d'abuser du trouble qui me presse.
Cher et cruel objet d'amour et de fureur,
Si du moins la pitié peut entrer dans ton coeur,
Calme l'affreux désordre où mon âme s'égare.
Tu détournes les yeux... Mariamne...

MARIAMNE.

Ah ! Barbare !

Un juste repentir produit-il vos transports,
Et pourrai-je, en effet, compter sur vos remords ?

HÉRODE.

Oui, tu peux tout sur moi, si j'amollis ta haine.
Hélas ! ma cruauté, ma fureur inhumaine,
C'est toi qui dans mon coeur as su la rallumer ;
Tu m'as rendu barbare en cessant de m'aimer ;
Que ton crime et le mien soient noyés dans mes larmes !
Je te jure...


Scène V.

Hérode, Mariamne, Élise, Un Garde.
LE GARDE.

Seigneur, tout le peuple est en armes ;
Dans le sang des bourreaux il vient de renverser
L'échafaud que Salome a déjà fait dresser.
Au peuple, à vos soldats, Sohême parle en maître :
Il marche vers ces lieux, n vient, il va paraître.

HÉRODE.

Quoi ! Dans le moment même où je suis à vos pieds,
Vous auriez pu, perfide !...

MARIAMNE.

Ah ! Seigneur, vous croiriez...

HÉRODE.

Tu veux ma mort ! eh bien ! je vais remplir ta haine :
Mais au moins dans ma tombe il faut que je t'entraîne,
Et qu'unis malgré toi... Qu'on la garde, soldats.


Scène VI.

Hérode, Mariamne, Salome, Mazael, Élise, Gardes.
SALOME.

Ah ! mon frère, aux Hébreux ne vous présentez pas.
Le peuple soulevé demande votre vie ;
Le nom de Mariamne excite leur furie ;
De vos mains, de ces lieux, ils viennent l'arracher.

HÉRODE.

Allons ; ils me verront, et je cours les chercher.
De l'horreur où je suis tu répondras, cruelle !
Ne l'abandonnez pas, ma soeur, veillez sur elle.

MARIAMNE.

Je ne crains point la mort ; mais j'atteste les cieux...

MAZAEL.

Seigneur, vos ennemis sont déjà sous vos yeux.

HÉRODE.

Courons... Mais quoi ! laisser la coupable impunie !
Ah ! je veux dans son sang laver sa perfidie ;
Je veux, j'ordonne... Hélas ! Dans mon funeste sort,
Je ne puis rien résoudre, et vais chercher la mort.

ACTE V


Scène I.

Mariamne, Élise, Gardes.
MARIAMNE.

Éloignez-vous, soldats ; daignez laisser du moins
Votre reine un moment respirer sans témoins.
Les gardes se retirent au coin du théâtre.
Voilà donc, juste Dieu, quelle est ma destinée !
La splendeur de mon sang, la pourpre où je suis née,
Enfin ce qui semblait promettre à mes beaux jours
D'un bonheur assuré l'inaltérable cours ;
Tout cela n'a donc fait que verser sur ma vie
Le funeste poison dont elle fut remplie !
Ô naissance ! ô jeunesse ! et toi, triste beauté,
Dont l'éclat dangereux enfla ma vanité,
Flatteuse illusion dont je fus occupée,
Vaine ombre de bonheur, que vous m'avez trompée !
Sur ce trône coupable un éternel ennui
M'a creusé le tombeau que l'on m'ouvre aujourd'hui.
Dans les eaux du Jourdain j'ai vu périr mon frère ;
Mon époux à mes yeux a massacré mon père ;
Par ce cruel époux condamnée à périr,
Ma vertu me restait, on ose la flétrir.
Grand Dieu ! dont les rigueurs éprouvent l'innocence,
Je ne demande point ton aide ou ta vengeance ;
J'appris de mes aïeux, que je sais imiter,
À voir la mort sans crainte et sans la mériter ;
Je t'offre tout mon sang : défends au moins ma gloire ;
Commande à mes tyrans d'épargner ma mémoire ;
Que le mensonge impur n'ose plus m'outrager.
Honorer la vertu, c'est assez la venger.
Mais quel tumulte affreux ! quels cris ! quelles alarmes !
Ce palais retentit du bruit confus des armes.

Hélas ! j'en suis la cause, et l'on périt pour moi.
On enfonce la porte. Ah ! qu'est-ce que je vois ?


Scène II.

Mariamne, Sohême, Élise, Ammon, soldats d'Hérode, soldats de Sohême.
SOHÊME.

Fuyez, vils ennemis qui gardez votre reine !
Lâches, disparaissez ! Soldats, qu'on les enchaîne.
Les gardes et les soldats d'Hérode s'en vont.
Venez, reine, venez, secondez nos efforts ;
Suivez mes pas, marchons dans la foule des morts.
A vos persécuteurs vous n'êtes plus livrée :
Ils n'ont pu de ces lieux me défendre l'entrée.
Dans son perfide sang Mazaël est plongé,
Et du moins à demi mon bras vous a vengé.
D'un instant précieux saisissez l'avantage ;
Mettez ce front auguste à l'abri de l'orage :
Avançons.

MARIAMNE.

Non, Sohême, il ne m'est plus permis
D'accepter vos bontés contre mes ennemis,
Après l'affront cruel et la tache trop noire
Dont les soupçons d'Hérode ont offensé ma gloire :
Je les mériterais, si je pouvais souffrir
Cet appui dangereux que vous venez m'offrir.
Je crains votre secours, et non sa barbarie.
Il est honteux pour moi de vous devoir la vie :
L'honneur m'en fait un crime, il le faut expier ;
Et j'attends le trépas pour me justifier.

SOHÊME.

Que faites-vous, hélas ! malheureuse princesse ?
Un moment peut vous perdre. On combat ; le temps presse :
Craignez encore Hérode armé du désespoir.

MARIAMNE.

Je ne crains que la honte, et je sais mon devoir.

SOHÊME.

Faut-il qu'en vous servant toujours je vous offense ?
Je vais donc, malgré vous, servir votre vengeance :

Je cours à ce tyran qu'en vain vous respectez ;
Je revole au combat ; et mon bras...

MARIAMNE.

Arrêtez :
Je déteste un triomphe à mes yeux si coupable :
Seigneur, le sang d'Hérode est pour moi respectable.
C'est lui de qui les droits...

SOHÊME.

L'ingrat les a perdus.

MARIAMNE.

Par les noeuds les plus saints...

SOHÊME.

Tous vos noeuds sont rompus.

MARIAMNE.

Le devoir nous unit.

SOHÊME.

Le crime vous sépare.
N'arrêtez plus mes pas ; vengez-vous d'un barbare :
Sauvez tant de vertus...

MARIAMNE.

Vous les déshonorez.

SOHÊME.

Il va trancher vos jours.

MARIAMNE.

Les siens me sont sacrés.

SOHÊME.

Il a souillé sa main du sang de votre père.

MARIAMNE.

Je sais ce qu'il a fait, et ce que je dois faire ;
De sa fureur ici j'attends les derniers traits,
Et ne prends point de lui l'exemple des forfaits.

SOHÊME.

Ô courage ! Ô constance ! Ô coeur inébranlable !
Dieu ! que tant de vertu rend Hérode coupable !
Plus vous me commandez de ne point vous servir,
Et plus je vous promets de vous désobéir.
Votre honneur s'en offense, et le mien me l'ordonne ;
Il n'est rien qui m'arrête, il n'est rien qui m'étonne ;
Et je cours réparer, en cherchant votre époux,
Ce temps que j'ai perdu sans combattre pour vous.

MARIAMNE.

Seigneur...


Scène III.

Mariamne, Élise, Gardes.
MARIAMNE.

Mais il m'échappe, il ne veut point m'entendre.
Ciel ! Ô ciel ! épargnez le sang qu'on va répandre !
Épargnez mes sujets ; épuisez tout sur moi !
Sauvez le roi lui-même !


Scène IV.

Mariamne, Élise, Narbas, Gardes.
MARIAMNE.

Ah ! Narbas, est-ce toi ?
Qu'as-tu fait de mes fils, et que devient ma mère ?

NARBAS.

Le roi n'a point sur eux étendu sa colère ;
Unique et triste objet de ses transports jaloux,
Dans ces extrémités ne craignez que pour vous.
Le seul nom de Sohême augmente sa furie ;
Si Sohême est vaincu, c'est fait de votre vie :
Déjà même, déjà le barbare Zarès
A marché vers ces lieux, chargé d'ordres secrets.
Osez paraître, osez vous secourir vous-même ;
Jetez-vous dans les bras d'un peuple qui vous aime ;
Faites voir Mariamne à ce peuple abattu ;
Vos regards lui rendront son antique vertu.
Appelons à grands cris nos Hébreux et nos prêtres,
Tout Juda défendra le pur sang de ses maîtres ;
Madame, avec courage il faut vaincre ou périr.
Daignez...

MARIAMNE.

Le vrai courage est de savoir souffrir,Non d'aller exciter une foule rebelle
A lever sur son prince une main criminelle.
Je rougirais de moi si, craignant mon malheur,
Quelques voeux pour sa mort avaient surpris mon coeur ;
Si j'avais un moment souhaité ma vengeance,
Et fondé sur sa perte un reste d'espérance.

Narbas, en ce moment le ciel met dans mon sein
Un désespoir plus noble, un plus digne dessein.
Le roi, qui me soupçonne, enfin va me connaître.
Au milieu du combat on me verra paraître :
De Sohême et du roi j'arrêterai les coups ;
Je remettrai ma tête aux mains de mon époux.
Je fuyais ce matin sa vengeance cruelle ;
Ses crimes m'exilaient, son danger me rappelle.
Ma gloire me l'ordonne, et, prompte à l'écouter,
Je vais sauver au roi le jour qu'il veut m'ôter.

NARBAS.

Hélas ! où courez-vous ? dans quel désordre extrême ?...

MARIAMNE.

Je suis perdue, hélas ! c'est Hérode lui-même.


Scène V.

Hérode, Mariamne, Élise, Narbas, Idamas, Gardes.
HÉRODE.

Ils se sont vus : ah Dieu !... Perfide, tu mourras.

MARIAMNE.

Pour la dernière fois, seigneur, ne souffrez pas...

HÉRODE.

Sortez... Vous, qu'on la suive.

NARBAS.

Ô justice éternelle !


Scène VI.

Hérode, Idamas, Gardes.
HÉRODE.

Que je n'entende plus le nom de l'infidèle.
Eh bien ! braves soldats, n'ai-je plus d'ennemis ?

IDAMAS.

Seigneur, ils sont défaits ; les Hébreux sont soumis :
Sohême tout sanglant vous laisse la victoire :
Ce jour vous a comblé d'une nouvelle gloire.

HÉRODE.

Quelle gloire !

IDAMAS.

Elle est triste ; et tant de sang versé,
Seigneur, doit satisfaire à votre honneur blessé.
Sohême a de la reine attesté l'innocence.

HÉRODE.

De la coupable enfin je vais prendre vengeance.
Je perds l'indigne objet que je n'ai pu gagner,
Et de ce seul moment je commence à régner.
J'étais trop aveuglé ; ma fatale tendresse
Était ma seule tache et ma seule faiblesse.
Laissons mourir l'ingrate ; oublions ses attraits ;
Que son nom dans ces lieux s'efface pour jamais :
Que dans mon coeur surtout sa mémoire périsse.
Enfin tout est-il prêt pour ce juste supplice ?

IDAMAS.

Oui, seigneur.

HÉRODE.

Quoi ! sitôt on a pu m'obéir ?
Infortuné monarque ! elle va donc périr !
Tout est prêt, Idamas ?

IDAMAS.

Vos gardes l'ont saisie ;
Votre vengeance, hélas ! sera trop bien servie.

HÉRODE.

Elle a voulu sa perte ; elle a su m'y forcer.
Que l'on me venge. Allons, il n'y faut plus penser.
Hélas ! j'aurais voulu vivre et mourir pour elle.
A quoi m'as-tu réduit, épouse criminelle ?


Scène VII.

Hérode, Idamas, Narbas.
HÉRODE.

Narbas, où courez-vous ? juste ciel ! vous pleurez !
De crainte, en le voyant, mes sens sont pénétrés.

NARBAS.

Seigneur...

HÉRODE.

Ah ! malheureux ! que venez-vous me dire ?

NARBAS.

Ma voix en vous parlant sur mes lèvres expire.

HÉRODE.

Mariamne...

NARBAS.

Ô douleur ! Ô regrets superflus !

HÉRODE.

Quoi ! c'en est fait ?

NARBAS.

Seigneur, Mariamne n'est plus.

HÉRODE.

Elle n'est plus ? grand Dieu !

NARBAS.

Je dois à sa mémoire,
A sa vertu trahie, à vous, à votre gloire,
De vous montrer le bien que vous avez perdu,
Et le prix de ce sang par vos mains répandu.
Non, seigneur, non, son coeur n'était point infidèle.
Hélas ! lorsque Sohême a combattu pour elle,
Votre épouse, à mes yeux détestant son secours,
Volait pour vous défendre au péril de ses jours.

HÉRODE.

Qu'entends-je ? ah ! malheureux ! ah ! désespoir extrême !
Narbas, que m'as-tu dit ?

NARBAS.

C'est dans ce moment même
Où son coeur se faisait ce généreux effort,
Que vos ordres cruels l'ont conduite à la mort.
Salome avait pressé l'instant de son supplice.

HÉRODE.

Ô monstre, qu'à regret épargna ma justice !
Monstre, quels châtiments sont pour toi réservés ?
Que ton sang, que le mien... Ah ! Narbas, achevez,
Achevez mon trépas par ce récit funeste.

NARBAS.

Comment pourrai-je, hélas ! vous apprendre le reste ?
Vos gardes de ces lieux ont osé l'arracher.
Elle a suivi leurs pas sans vous rien reprocher,
Sans affecter d'orgueil, et sans montrer de crainte ;
La douce majesté sur son front était peinte ;

La modeste innocence et l'aimable pudeur
Régnaient dans ses beaux yeux ainsi que dans son coeur ;
Son malheur ajoutait à l'éclat de ses charmes.
Nos prêtres, nos Hébreux, dans les cris, dans les larmes,
Conjuraient vos soldats, levaient les mains vers eux,
Et demandaient la mort avec des cris affreux.
Hélas ! de tous côtés, dans ce désordre extrême,
En pleurant Mariamne, on vous plaignait vous-même :
On disait hautement qu'un arrêt si cruel
Accablerait vos jours d'un remords éternel.

HÉRODE.

Grand Dieu ! que chaque mot me porte un coup terrible !

NARBAS.

Aux larmes des Hébreux Mariamne sensible
Consolait tout ce peuple en marchant au trépas :
Enfin vers l'échafaud on a conduit ses pas ;
C'est là qu'en soulevant ses mains appesanties,
Du poids affreux des fers indignement flétries :
« Cruel, a-t-elle dit, et malheureux époux !
Mariamne en mourant ne pleure que sur vous ;
Puissiez-vous par ma mort finir vos injustices !
Vivez, régnez heureux sous de meilleurs auspices ;
Voyez d'un oeil plus doux mes peuples et mes fils ;
Aimez-les : je mourrai trop contente à ce prix. »
En achevant ces mots, votre épouse innocente
Tend au fer des bourreaux cette tête charmante
Dont la terre admirait les modestes appas.
Seigneur, j'ai vu lever le parricide bras ;
J'ai vu tomber...

HÉRODE.

Tu meurs, et je respire encore !
Mânes sacrés, chère ombre, épouse que j'adore,
Reste pâle et sanglant de l'objet le plus beau,
Je te suivrai du moins dans la nuit du tombeau.
Quoi ! vous me retenez ? quoi ! citoyens perfides,
Vous arrachez ce fer à mes mains parricides ?
Ma chère Mariamne, arme-toi, punis-moi ;
Viens déchirer ce coeur qui brûle encor pour toi.
Je me meurs.

Il tombe dans un fauteuil.
NARBAS.

De ses sens il a perdu l'usage ;

Il succombe à ses maux.

HÉRODE.

Quel funeste nuage
S'est répandu soudain sur mes esprits troublés !
D'un sombre et noir chagrin mes sens sont accablés.
D'où vient qu'on m'abandonne au trouble qui me gêne ?
Je ne vois point ma soeur, je ne vois point la reine
Vous pleurez ! vous n'osez vous approcher de moi !
Triste Jérusalem, tu fuis devant ton roi !
Qu'ai-je donc fait ? pourquoi suis-je en horreur au monde ?
Qui me délivrera de ma douleur profonde ?
Par qui ce long tourment sera-t-il adouci ?
Qu'on cherche Mariamne, et qu'on l'amène ici.

NARBAS.

Mariamne, Seigneur !

HÉRODE.

Oui, je sens que sa vue
Va rendre un calme heureux à mon âme éperdue ;
Toujours devant ses yeux, que j'aime et que je crains,
Mon coeur est moins troublé, mes jours sont plus sereins :
Déjà même à son nom mes douleurs s'affaiblissent ;
Déjà de mon chagrin les ombres s'éclaircissent ;
Qu'elle vienne.

NARBAS.

Seigneur...

HÉRODE.

Je veux la voir.

NARBAS.

Hélas !
Avez-vous pu, seigneur, oublier son trépas ?

HÉRODE.

Cruel ! Que dites-vous ?

NARBAS.

La douleur le transporte ;
Il ne se connaît plus.

HÉRODE.

Quoi ! Mariamne est morte ?
Ah ! funeste raison, pourquoi m'éclaires-tu ?
Jour triste, jour affreux, pourquoi m'es-tu rendu ?
Lieux teints de ce beau sang que l'on vient de répandre,
Murs que j'ai relevés, palais, tombez en cendre ;
Cachez sous les débris de vos superbes tours

La place où Mariamne a vu trancher ses jours.
Quoi ! Mariamne est morte, et j'en suis l'homicide !
Punissez, déchirez un monstre parricide,
Armez-vous contre moi, sujets qui la perdez ;
Tonnez, écrasez-moi, cieux qui la possédez !

  1. Noms des acteurs qui jouèrent le premier soir dans Mariamm et dans le Deuil* : Legrand, Dangeville, Lavoy, Fontenay, Quinault aîné (Varus), Dufresne (Hérode), Duchemin, Legrand fils, La Thorillère fils, Poisson fils, Armand ; Mmes Duclos (Salome), Jouvenot (Élise), Lecouvreur (Mariamne), Dubreuil,, Duchemin, La Bath, Du Boccage. — Recette : 3,539 liv. — Dans sa nouveauté, elle eut dix-seipt représentations. (G. A.) *Sur les registres tic la Comédie-Française, les acleurs des deux pièces sont toujours confondus. Nous nous contenterons de mentionner aussi bien que possible la distribution des principaux rôles. (G. A.)
  2. A propos de ce Sohême : « Nous verrez, écrit Voltaire à d’Argental on 1762, une espèce de janséniste, essénien de son métier, que j’ai substitué à Varuss. Ce Varus m’avait paru prodigieusement fade. »
  3. C’est ce que dit Louis XIII à Anne d’Autriche, qui voulait se justifier d’avoir
    trempé dans la conspiration de Chalais.
  4. « Vous me disiez, écrit Voltaire à d’Argental en 1762, que le second acte
    n’était pas fini. Cependant Mariamne sort pour aller consulter Dieu, l’honneur et
    le devoir. N’est-ce pas une raison de sortir quand on a de telles consultations à
    faire ? Et ne voilà-t-il pas l’acte fini ? »