CHAPITRE XII.

Origine du Cheval.


Il a été un temps que la simplicité régnait dans les mœurs : l’orgueil et la mollesse n’avaient point encore amené l’usage de se faire traîner dans des chars dorés. Les noms de vis-à-vis, de désobligeante, de cabriolet, étaient des noms inconnus : les plus riches d’alors, les citoyens les plus distingués, ne rougissaient point de se servir de leurs pieds pour marcher ou de paraître dans l’occasion, assis sur un âne. Que les temps sont changés ! À peine peut-on faire un pas, sans être éclaboussé par le carrosse d’un fermier général, la demi-fortune d’un artiste protégé, et le vis-à-vis d’une nymphe de l’opéra. L’honneur, le savoir, la probité, rampent dans la boue : l’ignorance, l’intrigue, l’infamie, sont au rang des Dieux.

Ne vous affligez donc point, ô baudets ! Si dans ce temps de malheur et de perversité, on vous abandonne, on vous néglige ; il vaut mieux être ignoré, que de devenir l’esclave et la victime des sots ou des méchants.

Nous lisons dans l’histoire, que l’âne était autrefois la plus noble monture des princes Orientaux, et des plus grands seigneurs de leur cour. C’était dans les animaux de cette espèce, que consistaient leurs plus grandes richesses. Job n’avait que cinq cents ânes avant que le diable et sa femme l’eussent tourmenté : il en eut mille dans ses jours de prospérité et de bonheur. Selon Joseph, on avait coutume chez les juifs, le jour des noces, de conduire la nouvelle épouse à la maison de son mari, montée sur un âne galamment orné. Le même historien nous apprend que la charge d’intendant des ânes, était un des plus illustres emplois de la cour des rois d’Israël. Nous voyons par le dénombrement des principaux officiers de David, que sous son règne, Jadias Meronathides possédait cette charge éminente.

Le professeur Passerat a remarqué que l’âne était en si grande vénération parmi les romains, que les plus illustres familles de la République se firent une gloire d’en prendre le nom. Depuis que les papes ont monté sur le trône des Césars, ils ont eu aussi une estime particulière pour ces animaux. Célestin V, avait tant de vénération pour eux, qu’il fulmina un décret, par lequel il défendit à tous les cardinaux de se servir d’autre monture : lui-même il ne sortait jamais autrement qu’à pied, ou monté sur un âne. La mule de ses successeurs, est encore célèbre par tout l’univers.

En France, Jean de Mathea, docteur en Sorbonne, et fondateur des Mathurins, préférait aussi cette monture à toute autre : il enjoignit à ses disciples, par un article de sa règle, de ne jamais voyager sur d’autres animaux, que sur des ânes. C’est à cause de cet article qui fut scrupuleusement observé dans les premiers temps, qu’on décora les religieux de cet ordre, du titre de frères aux ânes : titre respectable qu’ils ont rejeté, et que les gens sensés regretteront toujours.

Les chevaux furent longtemps sans être domptés : errants dans les bois, on les plaçait dans la classe des animaux sauvages et dangereux. On regarda les premiers qui les montèrent comme des monstres ; on les nomma des centaures. D’abord on ne se servit du cheval, que pendant la guerre dans les combats : l’âne était la monture usitée pendant la paix. Les bœufs traînaient les chars des rois, et partageaient avec l’âne le service du public. Peu à peu on trouva le moyen de modérer la férocité du cheval ; on lui mit un mors entre les dents, on le mutila, et les hommes l’adoptèrent.

Le bœuf retourna dans les champs obéir aux utiles laboureurs ; l’âne resta encore dans les villes, mais ses travaux furent restreints. Le cheval lui enleva les postes brillants, ils partagèrent les utiles. On s’avisa même de les associer ensemble, et de cette bizarre alliance, sortit un nouvel être, qui les aurait surpassés peut-être tous deux, s’il eut pu se reproduire.

On se servit cependant encore des ânes dans certains endroits pour montures : le curieux Chardin assure qu’à la cour d’Ispahan, ces animaux ont toujours été maintenus dans la possession de servir les plus grands seigneurs, et de faire l’ornement des plus grandes fêtes. Il en est de même dans les Indes, où ces animaux sont plus grands, plus beaux, plus commodes que les chevaux. Ailleurs, l’âne est la monture ordinaire de presque toutes les femmes ; celles du grand Caire rendent leurs visites montées sur des ânes magnifiquement caparaçonnés. En France, il y a des provinces où l’on court la poste sur les ânes ; et il n’y a pas cent ans, qu’on voyait encore à Babylone, des magistrats, des médecins montés sur des mules, digne race des baudets.

Que le cheval ne se glorifie donc pas de l’espèce de préférence qu’on semble lui accorder ? l’âne a joui avant lui des mêmes honneurs dont il fait tant de parade. Il les partage encore aujourd’hui ; il viendra peut-être un temps, qu’un nouvel animal qu’on apprivoisera comme le cheval, le remplacera : que sais-je ? L’homme est si changeant, si divers : il se dégoûtera des chevaux, il reprendra les ânes : on a vu des changements plus surprenants. Si les Babyloniens étaient constants, ce serait un miracle.