CHAPITRE XIII.

Imperfections du Cheval.


Le cheval est fougueux, téméraire, emporté : cette ressemblance avec la plupart des ânes de Babylone, leur a sans doute rendu cet animal précieux. Les gens graves et sensés ne sont pas de leur goût : il ne faut pas s’étonner si l’âne, le plus grave, le plus prudent des êtres, ne sympathise pas avec les Babyloniens. Il n’a pas l’avantage comme le cheval de tuer son maître, et d’estropier les passants ; avantage très-considérable et qui fait une des plus belles prérogatives de cet animal.

Il est vrai que dame justice[1] lui conteste ce privilège. Elle veut absolument qu’un cheval de quelque qualité qu’il soit, n’aille pas plus vite qu’un âne de Montmartre, ou un docteur, et elle a raison ; où en seraient les jambes, les bras, les têtes de ceux qui en ont, s’il était permis aux chevaux de suivre leurs fougueuses inclinations. La vie du citoyen ne serait pas en sûreté, et les chevaux enverraient plus de gens dans l’autre monde que les médecins ; cela n’est pas juste ; ils n’ont pas acheté ce droit, il ne leur appartient pas. J’approuve très-fort la loi qui leur ordonne de se conformer à la démarche des ânes ; elle fait honneur à nos baudets et rendra les chevaux moins orgueilleux.

Si ce qu’on m’a dit est vrai, ils n’ont pas lieu de l’être : on m’a rapporté qu’un certain seigneur, homme fort équitable et fort judicieux, fit pendre il y a quelque temps un cheval dans son écurie pour avoir cassé la jambe à son cocher. On ne reprochera point à nos baudets une pareille infâmie. Depuis que le monde existe, il n’y en a jamais eu de pendus.

Il y a plus, c’est que jamais on n’a rendu plainte contre eux : et sans une femme qui voulut il y a quelques années empêcher un âne de renouveler connaissance avec une jolie ânesse de ses amies, jamais la justice n’aurait entendu parler d’eux.

Ô combien de gens voudraient n’avoir jamais monté que des ânes ! l’univers aurait-il craint d’être rôti ? Jupiter aurait-il été obligé de foudroyer Phaeton, si quatre baudets avaient traîné le char du soleil ? Hélas ! quel avantage l’homme lui-même n’en tirerait-il pas ? La démarche grave et majestueuse de ces animaux, prolongerait la durée de leur course ; les jours seraient plus longs, on vivrait plus longtemps.

Quelle est cette jeune princesse que j’aperçois au pied de ces affreux rochers ; L’air retentit de ses cris : qu’avez-vous, belle infortunée, qu’avez-vous ? Mais toute la plaine est couverte de sang ; des membres épars çà et là, me glacent d’effroi. Où courent ces chevaux couverts d’écume ? D’où viennent les débris de ce char ? Ah ! je le vois, c’est la tendre Aricie qui pleure son cher Hippolyte que des coursiers furieux ont précipité à travers ces rochers ; puisse un Dieu propice le rendre à cette amante éplorée ! Puissent désormais les ânes être la monture des amants !

Je ne finirais pas si je voulais rapporter ici les tristes aventures de tous ceux qui ont été la victime de leurs chevaux. Toi qui dans ces derniers temps as fait tant de bruit dans l’Allemagne, Frédéric, le fer, le feu ont épargné ta vie, et dans le sein de la paix, un cheval fougueux te l’a presque ravie. Le cabriolet que tu conduisais est renversé, tes pieds embarrassés dans les rênes, ne peuvent se dégager, et tes chevaux te traînent impitoyablement dans la poussière : ô héros de la Prusse, continue de faire de jolis vers, de rendre tes peuples heureux, et ne conduis plus de cabriolets.

J’ai vu le Danemarck en pleurs : un cheval en était la cause : il avait cassé la jambe à ce prince, le dieu tutélaire du Nord, à Frédéric V, que la paix, la justice et l’humanité regretteront toujours.

Que dirai-je du cheval de Sejan[2], si fatal à son maître, et à tous ceux qui le possédèrent ? Parlerai-je de Camille, qui, au rapport de Tite-Live, s’attira l’envie du peuple romain, parce qu’après la prise de Véïe, il parut à Rome sur un char traîné par quatre chevaux blancs ? La possession, le seul usage, tout est funeste.

Au contraire, la seule rencontre d’un âne est d’un bon augure : Auguste l’éprouva à la célèbre bataille d’Axium. En sortant de son camp, le premier objet qu’il aperçut fut un âne : charmé de cet heureux présage, il ne douta point que le ciel ne favorisa son entreprise : il combattit sous les auspices de l’ânesse, et sortit vainqueur du combat.

Auguste ne fut point ingrat. Pour immortaliser cette heureuse rencontre, il fit dresser une statue à l’âne dans la ville qu’on bâtit à la place de son camp, et cette statue fut longtemps un des plus précieux monuments de Nicopolis.

Cheval, fatale monture[3], tu me fais frêmir lorsque je pense au sort de ce jeune prince, les délices de son père et l’espoir de la France. Ah ! Philippe, rentrez dans votre palais, ne sortez point aujourd’hui : le jour est triste, le soleil n’ose paraître, la nature entière semble présager quelque sinistre malheur. Mes cris se perdent dans les airs : le prince fait préparer son cheval ; il monte, le voilà parti : que les dieux favorables dirigent ses pas. Ô ciel, qu’ai-je vu ? le cheval a fléchi, le prince est étendu par terre, on vole à son secours : soins superflus ; il jette un soupir : il n’est plus.

Ô chevaux, osez après cela disputer la préférence aux baudets ! cette rapidité dont vous faites tant d’étalage, est une qualité redoutable : en vain vous imiterez la démarche des ânes, vous serez toujours dangereux. Un animal naturellement doux et paisible doit l’emporter sur vous. Vos jambes hautes et déliées n’auront jamais la solidité de celles de l’âne. Si malheureusement il bronche, la secousse n’est pas violente : si l’on tombe, le danger n’est pas grand : moins on est élevé, moins les chûtes sont à craindre.


  1. Le Parlement par un arrêt de réglement du 30 mars 1635, a fait défense de courir à cheval dans les rues de Paris. Un gagne-denier a été condamné, par un arrêt du 5 décembre 1731, confirmatif d’une sentence du Châtelet de Paris, à être attaché avec cet écriteau au carcan… Pour avoir renversé un homme et blessé une femme, en faisant galoper un cheval qu’il ramenait de l’abreuvoir.
  2. Aulugelle L. 3. ch. 9. nous apprend que ce cheval était d’Argos ; c’était le plus beau cheval qu’on eut vu à Rome. Celui qui le posséda le premier, fut Cneus Sejus, que Marc-Antoine fit mourir. Dolabella l’acheta dix mille sexterces, et Dolabella fut tué pendant la guerre civile. Il passa successivement entre les mains de Cassius et de Marc-Antoine, qui tous deux périrent de mort violente. D’où vint le proverbe : cet homme a le cheval de Sejan, pour désigner un homme malheureux. On a remarqué que le connétable de Bourbon, dont les malheurs et la mort funeste pendant le siège de Rome sont assez connus, avait pour devise : Equo-Sejano. Dans tous les siècles, il semble que le hasard a concouru à accréditer les préjugés et la superstition.
  3. Un cochon qui s’embarrassa dans les jambes du cheval de ce jeune prince, fut cause de cet accident. Louis le Gros, donna aussitôt une ordonnance par laquelle il défendit de laisser à l’avenir des cochons divaguer dans les rues de Paris. M.  de Sainte-Foix observe à ce sujet, que l’abbaye de St -Antoine fit des représentations sur cette ordonnance, et prétendit qu’en considération de son patron, qui avait un de ces animaux pour toute compagnie, elle avait le droit d’entretenir des cochons, soit dans l’enceinte du monastère, soit ailleurs. Son privilège fut confirmé.