CHAPITRE VIII.

L’heureuse découverte.


Quand je pense aux recherches des Babyloniens, et surtout de ceux qui prennent le titre fastueux de savants, je ne puis m’empêcher de m’écrier qu’ils ont bien moins d’esprit que les ânes. En effet, à quoi s’occupent ces beaux génies, ces superbes académiciens ? L’un se met en quatre pour chercher la quadrature du cercle ; l’autre, vis-à-vis du fourneau se chauffe, aux dépens de son patrimoine qui s’évapore en fumée : celui-ci remue ciel et terre pour trouver le mouvement perpétuel : celui-là court après une autre chimère. … Vains et frivoles mortels, contribuez à nos besoins, travaillez à faire des heureux, cette occupation est seule digne de vous !

Ô Noé, cher patriarche, qui le premier as goûté le fruit de la vigne cultivée par les mains, et toi qui la transplanta dans les Gaules, divin Trajan, recevez tous deux mes hommages ! Mon cœur en a toujours offert aux amis de l’humanité, vous en êtes les bienfaiteurs.

Mais à propos de Noé[1], savez-vous, Messieurs les Babyloniens, que c’est à l’âne à qui vous devez l’art précieux de tailler la vigne ? Les hommes, dit un savant auteur, s’étant aperçus que les ânes rongeaient des branches de vigne en certains endroits, et que ces branches ainsi rongées rapportaient plus de fruit, que celles qui restaient entières, mirent à profit cette heureuse découverte. Ils apprirent par ce moyen, l’art de tailler la vigne, et de multiplier les raisins.

La reconnaissance d’un si grand bienfait, continue cet auteur, porta les habitants d’une principale ville de la Grèce, à ériger au milieu d’une place publique, une statue de pierre en l’honneur de l’âne. Les génies les plus distingués se disputèrent la gloire d’en composer les inscriptions, et l’on n’épargna rien pour témoigner à l’ingrate postérité, les obligations qu’on avait à un animal si utile.

C’était sans doute pour la même raison que l’âne était si cher à Silène, le père nourricier de Bacchus, c’était pour cela que les Romains décoraient leurs salles à manger, avec des têtes d’ânes entrelacées de branches de vigne ; et que les Syriens, ainsi que les Hébreux[2], se servaient presque du même mot pour signifier un âne et le vin.

La mémoire d’un bienfait si grand, avait rendu l’âne vénérable à toutes les nations ; on ne pensait à lui qu’avec joie, on n’en parlait qu’avec attendrissement. Pour moi, s’écrie l’anonyme que j’ai déjà cité et que je citerai encore, quand je songe à l’avantage que nous tirons de cette utile invention, je ne saurais rencontrer un âne, que je me sente le cœur ému à son aspect, d’une tendresse mêlée de je ne sais quel respect pour un si auguste bienfaiteur. Où est l’animal, je ne dis pas à Babylone, mais dans l’univers qui nous ait enseigné une science si nécessaire ? L’araignée, a dit-on, donné l’idée de la toile, l’hirondelle a fait naître les architectes, le rossignol a formé les musiciens, des chèvres[3] ont introduit l’usage du café, l’hypotopame de la saignée. Une foule d’autres animaux ont indiqué les propriétés de plusieurs autres simples ; et sans le bec d’une cigogne, il n’y aurait pas un seul apothicaire sur la terre. Ces découvertes, je l’avoue, ont leur mérite, mais que c’est éloigné de l’invention de tailler la vigne, dont l’âne est l’auteur.

Palemon a inventé ou perfectionné la grammaire ; Apollon la poésie ; Gorgias la rhétorique ; Aristote la logique ; Esculape la médecine ; Zoroastre l’astrologie. Hélas ! De quelle utilité sont au monde ces vaines sciences, en comparaison du vin qui réjouit le cœur de l’homme ? Quels vers froids et languissants, les poètes ne feraient-ils pas, s’ils ne changeaient souvent l’eau d’Hippocrène avec le lait de Santeuil ? Qui parle mieux, qui fait de plus belles figures de rhétorique, qu’un homme qui a quelques bouteilles de vin sur la conscience ? Qui pousse mieux que lui, un argument en ferio ou en baroco ? Quelqu’un osera-t-il me contester que depuis qu’il y a des médecins dans le monde, tous ensemble n’ont pas fait par hasard le tiers des cures que le vin a fait par sa propre vertu ? Quant à l’astrologie, il n’y a point de bon buveur qui ne s’en moque. Oui, oui, le vin est la clef des sciences, le père des chefs-d’œuvre, la source de tous les plaisirs ! Vous qui avez appris à le multiplier, utiles baudets, qui pourra jamais reconnaître de si grands bienfaits.

Sans votre heureuse découverte, que deviendraient les plus beaux repas ; en vain le docteur Sangrado envoie ses malades se désaltérer avec les grenouilles, il aura peu de sectateurs ; en vain la Normandie prône partout le jus de ses pommes, la Hollande sa bière, l’Angleterre son punch… Le vin, le vin seul, est le restaurateur de la vie, l’ame des festins, le nectar des mortels. Sans l’âne, que de gens cependant seraient privés de ce jus délicieux ! La vigne qu’on ne taille point, rapporte peu de raisin, le vin serait donc encore plus rare, plus cher qu’il n’est. Courtilles, Porcherons, la Rapée, lieux charmants, vous seriez déserts ; Saint-Denis malgré sa grande mesure, ne serait plus visité par les riboteurs ; le vin se vendrait au prix de l’or. Eh ! Qui pourrait en boire impunément, si ce n’est les Financiers, les Prélats, les… oui… cela s’entend, l’or et l’argent ne leur coûte rien ; elles n’en manquent jamais.

Ô baudets, chers baudets ! Se peut-il qu’après une découverte si utile, si nécessaire, on vous blâme, on vous méprise encore ! Est-il injustice comparable à celle des Babyloniens.


  1. Vid. Joannes Pierius Valerianus Hieroglific. Lib. 12, cap. 20.
  2. En hébreu on appelle un âne, Chamor ; et le vin Chomer. Isidor. Lib. 2. Orig. fait venir le mot âne, du verbe latin assidere, qui signifie être assis ; parce que la manière la plus usitée de s’en servir autrefois, était de s’asseoir dessus.

    Lemery, dans son dictionnaire, fait descendre l’âne d’un mot grec, qui signifie lent, paresseux ; c’est une pure méchanceté de sa part ; car dans la même langue, il pouvait le faire venir d’un autre mot qui signifie, sans défaut. Cette étymologie est préférable à l’autre ; elle est conforme à la chose.

  3. Un berger de la Palestine qui gardait les chèvres d’un couvent, s’étant aperçu que lorsque ces animaux avaient mangé d’un certain arbuste, nommé café, ils ne faisaient que cabrioler pendant la nuit ; il fit part de ce prodige au prieur du couvent, qui se douta que ce fruit contenait une vertu insomnifique. Comme ces moines étaient de grands dormeurs, il tenta sur eux une expérience ; elle réussit au-delà de ses desseins : aucun des moines qui avait goûté du fruit, ne put dormir, tous assistèrent à matines. Le prieur leur révéla son secret. Bientôt il courut de monastère en monastère : et grâces au café, on ne manqua plus les matines. Telle est, à ce qu’on dit, l’origine du café ; c’est ainsi que s’en est introduit l’usage.