CHAPITRE IX.

Disgression sur une bagatelle.


Quoique les ânes de Montmartre, ainsi que je le dirai par la suite, ne soient pas les vils adulateurs de leurs ânesses, ils ne sont pas cependant insensibles aux charmes de la beauté. Non, non l’empire des grâces s’étend également sur les ânes et les dieux. Ô fils de Vénus ! dieu de Paphos, amour, c’est à toi que je m’adresse ? Parles, as-tu dans l’univers des sujets plus soumis, plus dévoués que ceux dont je fais l’éloge. Qui plus souvent qu’eux, brûle sur tes autels l’encens dû à ta divinité ? Sans cesse ils te comblent de dons, et par des offrandes éternelles, ils célèbrent ta puissance et tes bienfaits.

Retirez-vous, animaux froids et langoureux ? Éloignez-vous débiles mortels ? C’est à l’âne seul, qu’il appartient de pénétrer dans le sanctuaire de l’amour ; à lui seul est dû la victoire. Il est ce phénix si célèbre dans les fastes du monde : il trouve la vie au milieu des flammes ; il renaît au milieu du bûcher.

C’est ici que les expressions me manquent, pour donner une juste idée de la supériorité de l’âne[1]. Quand j’aurais l’imagination de l’Aretin et le coloris de La Fontaine, mes efforts seraient encore superflus. Qu’après lui avoir dérobé quelques baisers, Tircis expire entre les bras de la trop voluptueuse Amaranthe ; que les maîtres du monde, les Marc-Antoines, les Césars, trouvent un obstacle invincible à satisfaire leurs impétueux désirs ; rien n’arrête l’âne, rien ne l’abat. Depuis la plus superbe des cavales, jusqu’à la plus simple des ânesses, tout éprouve son pouvoir.

Ce que l’on admire surtout dans les ânes de Montmartre, c’est qu’ils ne sont ni frisés ni musqués, lorsqu’ils font leur cour ; ils vont au solide ; la frivolité ne les occupe jamais : accoutumés à voyager dans l’île de Cythère, ils en évitent tous les détours, tous les labyrinthes. Ils connaissent le chemin qui conduit au temple de Gnide ; ils y parviennent toujours les premiers.

Je ne me rappelle pas d’avoir entendu dire qu’aucun d’eux se soit avisé de faire des vers pour déclarer ses feux. Ils ne se ruinent point en sérénades, en cadeaux ; ils disent que tout cela n’est pas de l’amour.

Les ânesses ne sont ni capricieuses, ni minaudières. Jamais elles ne trompent leurs amants : la sincérité est leur partage. Sensibles aux attraits du plaisir, un tendre aveu est toujours payé d’un tendre retour. Eh ! Qui pourrait résister à leurs amants ? C’est à eux que le dieu du plaisir a confié son sceptre redoutable. Ce sont eux que l’amour a fait dépositaires de son flambeau : flambeau merveilleux ! Plus on l’agite, plus il s’enflamme ; il ne s’éteint jamais.

Ô que de héros ont brigué vainement cet avantage ! Combien de fois les dieux eux-mêmes, méprisant les ridicules hommages des humains, ont-ils gémi de leur faiblesse, ont-ils envié le sort des baudets.

Voilà cependant ces animaux qu’une injuste prévention a rendus si vils, si méprisables aux yeux des Babyloniens. Qu’on les interroge ces orgueilleux mortels ? On verra qu’il n’en est pas un seul qui n’ait fait mille fois les mêmes vœux, que les héros et les dieux.

Consolez-vous, chers baudets ; ce cri général, cet aveu unanime de vos talents, est un titre authentique de votre supériorité. Et vous, belles ânesses ! Ne vous affligez point : il est rare d’avoir de pareils époux.


  1. Buffon dit que l’âne n’est ardent que pour le plaisir, ou plutôt il en est furieux, au point que rien ne peut le retenir, et qu’on en a vu s’excéder et mourir quelque temps après. Il faut convenir que les on voient toujours de belles choses.