CHAPITRE VII.

Le Paradoxe.


D’après ce qu’on vient de lire, il est évident que l’âne n’est pas si bête qu’on pense. Il a du bon sens, le fait est certain ; il a de l’esprit, le fait est indubitable. Ceux qui soutiennent le contraire, confondent les objets, et cette confusion est la source de leur erreur. Je l’ai déjà dit, les ânes privés sont de deux espèces : ceux de Babylone et ceux de Montmartre ; je conviens que les premiers sont absolument dépourvus d’esprit : mais il n’en est pas de même des seconds, ils sont fort spirituels. En vain l’on m’objecterait que depuis que le monde existe, il n’y a eu parmi eux, ni académiciens, ni journalistes, ni auteurs ; cela n’est pas une preuve qu’ils soient imbéciles : de la naissance ou des protecteurs, en voilà assez pour faire un académicien. Recevoir les présents des auteurs, faire imprimer les extraits qu’ils font eux-mêmes de leurs ouvrages, voilà à quoi se réduit l’emploi d’un journaliste. Quant aux auteurs, il suffit de savoir barbouiller du papier pour le devenir : l’esprit n’entre pour rien dans tout cela.

J’ai entendu parler de l’académie des Fainéants ; voilà sans contredit une belle académie : on m’a assuré que le nombre des aspirants est très-grand, et qu’on doit en établir une à Babylone ; je ne doute point qu’elle ne soit bientôt remplie : on l’établirait vainement à Montmartre. Les ânes sont trop spirituels, trop laborieux pour y être admis. Il n’y a dans ma patrie, qu’une seule société ; c’est celle des êtres utiles : elle vaut bien, je crois, toutes les académies du monde.

Non-seulement les ânes ont de l’esprit, ils ont encore du goût. S’ils étaient riches ou puissants, je suis très-assuré que plusieurs académies en auraient déjà enrôlé un grand nombre dans la classe des amateurs. L’âne aime la musique : sa voix n’est pas trop agréable, mais il a l’oreille fine et surtout fort juste : un bon morceau de musique réjouit nos baudets, et les affecte au point qu’on s’en aperçoit : les opéras qu’on fait à présent ne produiraient peut-être pas cet effet : il ne faut point s’en étonner, Lully et Rameau nous ont un peu gâtés.

On a vu des ânes si passionnés pour les sciences, qu’ils en perdaient le boire et le manger. Origène et Porphire eurent pour camarades de classes, un âne célèbre dans l’histoire, il allait régulièrement écouter les leçons du célèbre Amonius d’Alexandrie. Son assiduité, son attention lui méritèrent l’honneur d’être proposé pour exemple aux disciples de ce grand maître : il est à présumer que si la mort ne l’eut pas enlevé à la fleur de son âge, il serait devenu l’âne le plus savant de son siècle.

Un autre, Amonius, qui a fleuri sous l’empereur Anastase, avait aussi un âne, dont le goût était si décidé pour la poésie, qu’il aimait mieux ne pas toucher à la nourriture qu’on lui présentait, que d’interrompre son attention, à la lecture d’un poème qu’il entendait réciter. Que d’Auteurs à Babylone, qui ne trouveront jamais d’auditeurs si complaisants !

Parlerai-je ici de l’âne de ce Grec nommé Rieule dont un auteur Espagnol nous a conservé la plaisante histoire. Il faut avoir de l’esprit pour faire peur au diable. Les sorciers eux-mêmes ne lui parlent qu’en tremblant : cependant cet âne, dont un esprit malin s’était emparé, le fit déloger comme un sot : cet âne n’était donc pas une bête.

Si les ânes n’avaient pas d’esprit, est-ce qu’Apulée serait convenu comme il l’a fait, qu’il n’est devenu digne d’être le prêtre d’Isis qu’après avoir été transformé quelques temps en âne. Lucien, le célèbre Lucien, avec tout son esprit, ne serait jamais parvenu à obtenir ce qu’on lui accorda, s’il n’avait pas pris la figure spirituelle d’un âne.

Convenez donc, Messieurs les Babyloniens, convenez que les ânes ont de l’esprit, puisque dans tous les temps ils en ont donné des preuves authentiques ; puisque les plus beaux esprits n’ont réussi qu’en devenant des ânes : et ce qui est encore plus extraordinaire, convenez que non-seulement ils ont de l’esprit, mais qu’ils ne le perdent jamais. L’âge ne l’affecte point, les maladies ne peuvent le déranger : Corneille en vieillissant, a fait de vieilles tragédies ; l’esprit baisse avec le corps ; quelquefois on le perd ; souvent il s’égare. L’âne n’est point sujet à ces accidents ; on n’a jamais vu un âne tomber en enfance ; on n’en a jamais mis aux petites maisons.