CHAPITRE VI.

La philosophie de l’Âne.


On définit ordinairement un philosophe, un animal qui rumine ; l’âne ne rumine point, cependant il est excellent philosophe. Un auteur anonyme a écrit que l’âne a du courage sans cruauté, de la force sans fureur, du bon sens sans orgueil, et de l’esprit sans vanité. Cet auteur a raison : l’âne ne fait rien pour lui-même, il fait tout pour les autres : il est extrêmement patient, c’est la douceur même. Jamais on ne le voit se battre, jamais il n’a eu de procès ; bon ami, bon mari, bon père ; il est le modèle et le prototype de toutes les vertus.

L’âne est toujours égal à lui-même : il a aujourd’hui les mêmes inclinations qu’il avait hier ; et l’année prochaine, il aura le même train, la même allure que cette année. Il n’est ni gourmand, ni avaricieux, ni fainéant, ni délicat. Sa philosophie ne le rend ni sombre, ni bourru : il est animal de bonne société, et n’importune personne.

L’ingratitude, ce défaut que l’on reproche à bien des philosophes, lui est inconnue. L’âne reconnaît son maître, il lui obéit avec plaisir ; il en est de même de quiconque le traite bien. Il s’attache à eux, leur prouve par mille caresses, qu’il n’est pas insensible aux bons procédés.

Quoi qu’on dise que la vengeance est un plaisir digne d’un Dieu, l’âne lui préfère la clémence. Il ne s’amuse point non plus à décrier ses semblables : la médisance, la calomnie n’ont jamais eu d’accès dans son cœur.

Il ne fait point consister la philosophie, à prendre le contre-pied de la nature ; il sait qu’il est sorti de ses mains, qu’elle est sa mère, et que plus il suivra les sentiments qu’elle lui inspire, plus il se conformera aux vues qu’elle avait en le créant ; moins il sera malheureux.

Sans se grossir la tête d’une foule de systêmes ridicules, sans livrer son cœur à mille chimères qui le tourmenteraient sans cesse, il se renferme dans les justes bornes que la nature et son bon sens lui prescrivent. On ne l’a jamais vu entêté d’un mérite imaginaire, défier un rossignol à chanter ; ni disputer avec un paon, en beauté ; il se connaît, et rend justice aux autres.

Sans s’exhaler en regrets superflus sur le passé, ni s’effrayer sur l’avenir par cent mille réflexions chagrinantes, l’âne ne s’occupe que du soin de faire un bon emploi du présent : il naît robuste et enveloppé dans une peau fourrée. D’où est-il venu ? Où doit-il retourner ? C’est ce qui ne l’embarrasse guère : certain qu’il n’a rien à se reprocher, il vit sans inquiétude, il meurt de même.

Hélas ! faut-il qu’un animal si sage, si raisonnable, n’ait que quelques jours à vivre ! À peine trente ans sont écoulés, qu’il voit terminer sa carrière ; tandis qu’un vil corbeau, un inutile financier, un dangereux procureur, vivent souvent près de cent ans. Ô nature ! nature ! réforme tes lois, mesure sur le mérite nos destinées, et les baudets seront immortels.

Plus je réfléchis sur la philosophie de l’âne, plus je reconnais qu’on a eu tort de blâmer Heinsius, d’avoir avancé que l’âne était le sage des Stoïciens. Rien ne le trouble, rien ne l’inquiète ; il ne se laisse ni éblouir par le faste, ni corrompre par le plaisir, ni abattre par la douleur. Accablé sous les fardeaux les plus pesants, roué de coups, il n’en est point ému. Il suit toujours sa route, en arrachant par-ci, par-là, quelques brins d’herbe qu’il mange fort tranquillement. N’est-ce pas là cette impassibilité, cette indifférence absolue, si recommandable chez les Stoïciens, et qu’ils n’ont jamais eu qu’en idée.

L’âne est aussi de la secte de Diogène le Cinique : il vit au jour la journée, sans s’embarrasser du lendemain. Avoine, foin, chardon, il mange ce qu’on lui donne, ce qu’il trouve ; tout est bon pour lui : l’appétit assaisonne ses mets. Il n’a besoin de personne ; il ne demande jamais rien : c’est le moins incommode de tous les animaux. C’est aussi celui qui se gêne le moins ; quand le plaisir l’appelle, en quelque lieu qu’il soit, il déclare ses feux, il satisfait ses désirs.

Non, non, jamais Diogène n’a connu cette indépendance générale de l’esprit et du corps. Épicure, lui-même, ce partisan zélé de la pure volupté, ni aucun de ses sectateurs, n’a connu aussi parfaitement que l’âne, cette tranquillité d’ame, cette douce quiétude si vantée dans leurs écrits. Malgré leurs efforts pour bannir de leur cœur, les préjugés de l’éducation, ces soi-disants Philosophes payèrent tous le tribut à la frugalité humaine. Une cruelle incertitude les accompagna jusqu’au tombeau : ils vécurent dans la crainte, ils moururent dans le désespoir.