La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 50-61).

X


Filippo et Antonio Filicchi avaient un esprit supérieur ; ils avaient aussi d’admirables vertus. Très riches et encore plus généreux, les deux banquiers faisaient un bien immense. Leur union était parfaite, leur foi humble et vive : et Mesdames Maria et Amabilia, toutes deux catholiques ferventes, faisaient aussi grand honneur à leur religion.

À cette époque douloureuse et solennelle de sa vie, il aurait été bien difficile de mieux entourer, de mieux placer Élisabeth ; et dans cet intérieur béni elle vit promptement s’évanouir beaucoup de ses préjugés.

L’affection des Filicchi pour William Seton avait été le premier mobile de leur empressement auprès de sa jeune veuve. Mais ils n’avaient pas tardé à reconnaître la valeur personnelle d’Élisabeth. Son courage, sa droiture extrême, sa fidélité héroïque à tous ses devoirs leur faisait espérer que la Providence avait tout disposé pour amener cette âme d’élite à la véritable Église.

Jamais encore Élisabeth n’avait été en rapports avec des catholiques ; elle était naturellement portée à s’enquérir des doctrines et des pratiques de l’Église romaine. Et un jour qu’elle avait fait à Antonio Filicchi quelques questions sur les différences des religions, il lui répondit qu’il n’y a qu’une religion véritable.

Cette parole jeta Mme Seton dans un grand trouble ; le doute était entré tout à coup dans son âme. M. Filicchi, qui s’en aperçut, ne craignit pas de revenir à la charge.

« Votre cher William a été le meilleur ami de ma jeunesse, lui dit-il, et vous avez pris sa place dans mon cœur. L’Océan va bientôt nous séparer, mais je veux vous avoir avec moi en paradis.

« Priez, priez, implorez la lumière. »

Mme Seton suivit ce conseil. Elle espérait voir ses doutes se dissiper, elle espérait recouvrer bientôt la paix et, confiante dans l’efficacité de la prière, elle redisait sans se lasser les vers de Pope :


If I am right, thy grace impart,
Still in the right to stay ;
If I am wrong, teach, oh ! teach my heart
To find the better way, »


Le Christ amoindri du protestantisme avait tenu en son cœur une grande place ; elle avait aimé le Dieu de la crèche, le Dieu du Calvaire : et Celui que son amour allait chercher au plus haut des cieux semblait se plaire à lui faire sentir qu’il n’a pas abandonné ses rachetés. Elle ne pouvait entrer dans une église sans se sentir envahie par une étrange et pieuse émotion, sans éprouver un sentiment extraordinaire de ferveur.

Elle tâchait de ne point trop s’arrêter à ces impressions et travaillait sérieusement, consciencieusement à s’éclairer. Les entretiens avec les Filicchi lui étaient d’un grand secours. Filippo écrivit pour elle une exposition de la foi catholique. Il y prouvait que le dogme bien compris de l’autorité et de l’infaillibilité de l’Eglise lève toutes les difficultés.

Que la véritable Église doive tirer son origine par une succession continue d’engendrements spirituels de la société même que fondèrent les apôtres, c’est un point de sens commun. « Il n’y a donc, disait Bossuet, qu’à ramener toutes les sectes séparées à leur origine. Nulle ne pourra remonter sans interruption à Jésus-Christ ; le point de la rupture demeure toujours sanglant, et le caractère de nouveauté que toutes les sectes portent sur leur front les rendra toujours reconnaissables. »

Avec la plus entière bonne foi, Élisabeth avait cru longtemps marcher dans la voie la meilleure. Ses convictions religieuses étaient fort ébranlées, et c’était surtout le dogme de la présence réelle de Jésus-Christ dans l’Eucharistie qui l’attirait vers le catholicisme.

Humainement parlant, il n’y avait plus pour elle que deuil en ce monde ; et, dans sa tristesse, elle se prenait souvent à songer au bonheur de ceux qui croient Jésus-Christ encore présent sur la terre : « Ah, disait-elle, je n’imagine pas qu’on puisse avoir quelque peine en ce monde, quand on croit ce que les catholiques croient. Ils sont presque aussi heureux que les anges. »

Un jour, elle s’était rendue avec ses amis à la délicieuse église de Monte-Nero et assistait à la messe qui se disait pour eux. Au moment de l’élévation, un Anglais qui se trouvait là, s’approcha d’elle et lui dit ironiquement : « Regardez, voilà ce qu’ils appellent leur présence réelle. »

« Mon âme, disait plus tard Élisabeth, se sentit frémir à cette froide interruption. Tout était silence autour de moi, profond silence et adoration : presque tous étaient prosternés. Je me reculai par un mouvement involontaire, et j’allai m’agenouiller devant l’autel, pensant en secret et avec larmes à ces paroles de saint Paul : Ils ne discernent pas le corps et le sang du Seigneur. Puis il me vint cette pensée : Si ce corps et ce sang n’étaient pas là, réellement présents, comment l’apôtre aurait-il pu dire : Ils mangent et boivent leur propre condamnation parce qu’ils ne discernent pas le corps et le sang du Seigneur ? Il me vint cette autre pensée : Comment sa puissance a-t-elle pu unir mon âme à mon corps. Comment ? et cent autres comment auxquels je ne saurais répondre le premier mot…

Mme Seton désirait passionnément revoir ses petits enfants dont elle n’avait pas de nouvelles. Le 3 février, elle s’embarqua pour New-York, mais une miséricordieuse disposition de la Providence la ramena presque aussitôt à Livourne.



JOURNAL D’EÉISABETH.


(Écrit pour Rébecca Seton, 18 février 1804.)


« Ô mon Dieu, bien véritablement mon Dieu, car s’il en était autrement que deviendrais-je ? Comment vous dire, Rébecca, le temps qui se passera avant que nous puissions nous revoir ? Nous étions installées à bord du vaisseau prêt à mettre à la voile le lendemain matin. Nous nous étions séparées de nos amis si parfaits, comblées de leurs bontés et de leurs présents ; moi, toute chargée d’or, de passeports, de lettres de recommandation, crainte des pirates d’Alger, ou de relâche forcée dans quelque port de la Méditerranée. Mais tout cela s’est trouvé inutile. Une rude bourrasque, pendant la nuit, a fait heurter notre vaisseau contre un autre navire ; et, le lendemain matin, au lieu de faire voile pour l’Amérique, il a fallu revenir à terre. Les bons Filicchi nous ont reçues à bras ouverts ; mais que je me sentais le cœur abattu ! Figurez-vous après ce que ce fut, lorsque notre pauvre petite Anna, ne pouvant plus cacher ce qu’elle souffrait, on fit venir un médecin qui déclara qu’elle avait une forte fièvre et tous les symptômes de la scarlatine. Hélas ! hélas ! cette pauvre petite, qui essayait de cacher son mal tant qu’elle pouvait, n’en prévoyait pas toutes les conséquences. Car, dès le lendemain, le docteur déclara qu’il fallait renoncer à notre voyage, ajoutant qu’il y allait de la vie de l’enfant. Eh bien, maintenant, ce que je dois avoir uniquement en vue, c’est la main de Dieu. »


24 février.

« La petite Anna est encore bien malade ; mais nous avons passé le plus dangereux, entourées de tant de soins, de tant d’attentions de chacun ici, que j’en ai le cœur tout attendri. Pauvre Anna ! il me semble que mon âme est comme si elle avait passé dans la sienne. Je ne la quitte ni jour ni nuit, toujours assise ou couchée auprès de son lit, dans ce pays étranger et si beau. Ma sœur, ma chérie, que nous serions heureuses, si nous croyions ce qu’elles croient ces chères âmes !… Ils possèdent par leur foi leur Dieu dans le sacrement ; ils le trouvent dans leurs églises, ils le voient venir à eux lorsqu’ils sont malades. Hélas ! hélas ! quand le saint Sacrement passe sous mes fenêtres, et que je sens le complet isolement et la tristesse de ma situation, mes larmes ne peuvent plus s’arrêter. Mon Dieu, que je serais heureuse, même éloignée comme je le suis de tout ce qui m’est cher, si je pouvais comme eux vous trouver à l’église ! Et même ici, il y a une chapelle dans la maison même de M. Filicchi ; — que de choses je vous dirais des chagrins de mon cœur et des péchés de ma vie ! L’autre jour, dans un moment d’excessive détresse, je tombai à genoux sans y penser, tandis que le saint Sacrement passait ; je criai vers Dieu dans une sorte d’agonie, le suppliant de me bénir, s’il était là, vraiment présent. « Mon âme ne désire que vous ! » lui disais-je.

« Quand je me relevai, après bien des soupirs et des larmes, le petit livre de prières, que Mme Filicchi avait donné à Annina, se trouvait ouvert sous mes yeux à l’endroit de la prière de saint Bernard à la sainte Vierge : Memorare. Avec quelle ferveur je le récitai ! Pendant que je priais, je sentis que j’avais une mère… Vous savez les rêveries de mon pauvre cœur, qui se lamentait si souvent de ce que j’avais perdu ma mère aux jours de ma tendre enfance. Quand je remonte aux souvenirs les plus lointains de mon jeune âge, je me vois toujours, au plus fort de mes jeux et de leur enivrement, levant les yeux vers les nuages, pour y chercher ma mère. Je venais de la trouver ce jour-là. J’avais trouvé même plus qu’une mère pour la tendresse et la compassion. Je pleurais ; et tout en pleurant, je m’endormis doucement. »


18 mars.
« Votre sœur vient d’être longtemps hors d’état de tenir sa plume. Le jour même où Anna quittait le lit, je tombai malade à mon tour. Oh ! la patience et la bonté plus qu’humaines de ces chers Filicchi. Vous eussiez dit qu’ils recevaient Notre-Seigneur lui-même en notre personne, nous, étrangères, pauvres et malades ! Maintenant me voici en état de quitter ma chambre, après une maladie qui a duré vingt jours, le même temps qu’avait duré la maladie d’Anna…

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« Ce soir, j’étais assise auprès de ma croisée ; la lune éclairait de tous ses rayons le visage d’Antonio Filicchi. Il a levé les yeux au ciel, et il m’a appris faire le signe de la croix. Très chère Rébecca, je suis demeurée immobile et comme anéantie sous l’impression de respect que m’a causée ce premier signe de croix… Le signe de la croix sur moi !… Il a fait naître en mon cœur je ne sais quel ardent désir de m’unir à Celui qui mourut sur ce bois, et de voir ce jour, le dernier des jours, où il portera sa croix en triomphe…

« Est-il jamais venu à votre pensée, ma très chère, que la lettre T, dont l’ange doit nous marquer au front, a la forme d’une croix ? La religion catholique est remplie de ces symboles ; je trouve qu’ils ont un intérêt si touchant ! Ah ! Rébecca, ils croient que toutes nos actions, que toutes nos souffrances, peuvent, nous servir d’expiation, si nous les offrons pour nos péchés. »

« Je tiendrai donc encore mes chers petits enfants contre mon cœur. Père céleste, quel moment que celui-là ! mes enfants chéris, mes enfants qui n’ont plus de père ! des orphelins aux yeux du monde ; mais de riches enfants en Dieu leur Père ; car il ne nous abandonnera jamais. »

« Je suis allée à la tombe de mon cher William, et j’y ai longtemps pleuré de toute mon âme, dans une émotion de tendresse inexprimable, mêlant le souvenir de ses dernières souffrances au souvenir de notre passé et de nos heureuses années. Il me semblait que je l’aimais plus qu’on ne peut aimer sur terre. Quand vous lirez tout ce que j’ai écrit pour vous, depuis mon départ de New-York, vous comprendrez quel a été mon amour ; et vous reconnaîtrez qu’il ne pouvait trouver de secours qu’en Dieu seul, à travers tant d’épreuves auxquelles il a été soumis. »

« Ô joie ! ô joie ! nous allons partir ! C’est un capitaine Blagg qui va nous conduire en Amérique ; mais imaginez-vous la bonté de M. Filicchi ? Comme ce capitaine est un très jeune homme et un étranger, et que nous aurons pendant le voyage beaucoup de risques à courir à cause des pirates et des croisières’ennemies, M. Filicchi nous accompagnera. Il y a longtemps qu’il pensait à faire ce voyage à cause de ses affaires. Anna est folle de joie ; pourtant elle me dit tout bas, bien souvent : « Maman, est-ce qu’il n’y a pas des catholiques en Amérique ? Maman, est-ce que nous irons à l’église quand nous serons revenues chez nous ? » Petite chérie ! elle est sortie en ce moment pour aller visiter quelque sanctuaire avec les enfants de Mme Filicchi et leur gouvernante. Croiriez-vous que chaque fois que nous sortons pour la promenade, nous allons d’abord à quelque église ou chapelle de couvent que nous trouvons sur notre chemin ? Nous les reconnaissons de loin à la croix qui les surmonte ; nous y faisons une petite prière, et nous poursuivons. Ici, les hommes, comme les femmes, visitent ainsi les églises ; vous savez, chez nous, un homme aurait honte si on le voyait à genoux, surtout un autre jour que le dimanche. Oh ! ma chère !… mais je vous verrai bientôt. Encore deux jours, et nous partons pour revenir vers vous. »


6 avril.

« La douce soirée de ce jour, une soirée vraiment céleste, me fait penser au temps où, si souvent appuyées l’une contre l’autre, nous suivions des yeux le soleil à son déclin ; parfois avec des larmes silencieuses et tant de soupirs vers cette patrie où la tristesse n’a point d’accès. Hélas ! je vais retrouver ma patrie sur terre ! qu’aura-t-elle à m’offrir ? une foule de chagrins. J’en parlais l’autre soir avec Antonio Filicchi ; il me dit dans son anglais un peu brusque : « Ma petite sœur, le Dieu tout-puissant sourit de vos chagrins. Il prend soin des petits oiseaux, il fait croître les lis des champs, et vous craignez qu’il ne vous oublie ! Je vous dis qu’il prendra soin de vous. » Je l’espère aussi, très chère Rébecca… Vous souvenez-vous que nous avions coutume d’envier les pauvres, parce qu’eux n’ont rien à faire avec le monde ? »


8 avril.

« Cette heure est la dernière que je passerai à Livourne. Oh ! pensez combien ce cœur tremble ! Les étoiles étaient encore toutes brillantes au ciel, quand Mme Filicchi est venue me dire que nous allions entendre la messe ; et puis qu’elle se séparerait de son Antonio. Oh, l’admirable femme ! Comme nous entrions dans l’église, le canon du Fiammingo donna le signal ; nous devions être à bord dans deux heures. Quelques instants après, nous étions tous prosternés en la présence de Dieu.

« Mon amie, que l’offrande de ce sacrifice fut solennelle ! je demandai bénédiction pour notre voyage, pour mes enfants chéris ; pour mes sœurs, pour tout ce qui m’est cher ; plus encore pour l’âme de mon cher mari et pour l’âme de mon père. Nos ferventes prières s’élevaient vers Dieu, s’unissant à l’auguste sacrifice afin d’être favorablement reçues par les mérites de Celui qui s’est donné lui-même à nous. Avec quelle ardeur je désirais d’être à Lui ! Comme de grand cœur j’aurais affronté tous les chagrins qui m’attendent, pour obtenir de participer à ce corps sacré et à ce sang précieux ! Mon Seigneur ! Mon Sauveur ! Antonio et, sa femme ! Leurs adieux ! leur séparation et leur communion en Dieu !… pauvre créature que je suis ! Mais quoi ! ne lui ai-je pas demandé de me donner leur foi ?… Ne lui ai-je pas tout offert en retour pour un tel don ?… La petite Anna et moi, nous avions d’étranges larmes de joie et de tristesse. Mon Dieu, épargnez-moi, ayez pitié de moi ! »


8 avril. — Continué à bord du Fiammingo.

« Quand nous rentrâmes à la maison, nos cœurs étaient agités de mille impressions différentes. Pour moi, j’étais partagée entre la douleur de dire adieu à ces incomparables amis et à leurs chers anges que j’aime si tendrement, et la joie de m’embarquer de nouveau pour revenir vers vous. Nous étions tous sur le balcon. Tandis que j’embrassais la chère Amabilia pour la dernière fois, le soleil parut à l’orient dans toute la gloire de ses rayons, et nos pensées s’élevèrent vers l’heure où le Soleil de justice se lèvera et nous réunira dans l’éternité.

« Le dernier signal était donné, le batelier nous attendait… Les derniers vœux et les adieux de Filippo, couronnement de ce qu’il a toujours été, le plus véritable ami. »


À bord du Fiammingo, 8 avril 1804.

« À huit heures, j’étais paisiblement assise sur le pont, avec la petite Anna et le cher Antonio. L’ancre était levée ; le cri chantant des matelots, le cher Yo ! Yo ! se faisait entendre de toutes parts. J’ai senti se réveiller en moi le souvenir du 3 octobre de l’an passé, accompagné d’une douleur, si poignante, que je ne croyais pas possible de la supporter. Très cher William, où es-tu maintenant ? Je perds de vue la terre où reposent tes restes chéris, et ton âme est dans cette région de l’immensité où je ne puis aller te trouver. Mon Dieu ! mon Père ! Et cependant mon souvenir ne doit-il pas se rappeler avec amour toutes les dispositions de votre Providence ? Être conduite à une si énorme distance, dans une poursuite désespérée ; soutenue des consolations de votre grâce à travers une suite d’épreuves où la nature, abandonnée à elle-même, aurait succombé ; amenée à la lumière de votre vérité, quand les premières affections de mon cœur et de ma propre volonté lui étaient opposées ; secourue et recueillie par l’amitié la plus tendre, tandis que j’étais si loin de tous ceux que j’avais jusqu’alors aimés ! Ô mon Père et mon Dieu ! souffrez que je vous bénisse tant que je vivrai ; souffrez que je vous serve et vous adore tant que je respirerai ! »


20 avril.

« Il y a aujourd’hui trente-sept ans que mon William venait au monde. Ce jour de sa naissance, le passe-t-il au ciel ? Ô mon ami bien-aimé, que mon âme serait heureuse si elle était, réunie à la tienne ! Quelle joie, si elle se retrouvait avec toi devant le trône de Dieu ! Ah ! si tu es encore dans les chaînes de la justice, comme je voudrais pouvoir partager ta peine et l’adoucir ! Ne vous irritez pas contre moi, mon Sauveur ; mais voyez mon désir et soyez-moi miséricordieux !

« Mes chers petits enfants, point de fête joyeuse pour vous aujourd’hui ! Et toi, chère Rébecca, sœur de mon âme, je ne sais quoi de plus fort que moi me dit que, toi aussi, tu es au ciel. »


21 avril.

« Tant de jours passés à bord, et point de courage pour me mettre à écrire à mon journal ! Ô mon Dieu ! écoutez favorablement ma prière, acceptez mes larmes.

« Vous ne serez point tenté au delà de vos forces. Au sein même de votre épreuve, une voie se trouvera par où vous pourrez échapper. Cette voie, Seigneur, il faut que je la cherche, ou je suis perdue. Point de ressources du dehors : c’est en votre saint nom, en lui seul que doit être mon refuge. Nous voilà donc en chemin une fois de plus, ne comptant que sur vous seul, précédés de votre bannière, et portant votre croix. Si cet ennemi que nous ne pouvons fuir paraît devant nous, nous le regarderons en face, en invoquant votre saint nom : Jésus, Jésus, Jésus !

« Seigneur, fortifiez nos âmes ! que tant de fermes propos ne soient pas de vaines paroles. Seigneur Jésus-Christ, ayez pitié de nous !

« Quand mon âme met son espérance en son Dieu, se sentant prête à renoncer à tout en ce monde, et à tenir les plus chers liens de la vie pour moins que rien, au prix de son amour ; quand cette âme, sincèrement résolue à servir Dieu et à lui obéir, se voit assiégée par les bas mouvements de la nature ; et malgré ses prières, ses larmes, ses pénitences les plus rigoureuses, tentée, du moins en apparence, de céder aux humiliantes suggestions du mal, ah ! c’est l’œuvre assurément de l’ennemi du salut… Mais quoi ! ne le sait-il donc pas ? nous avons juré fidélité inviolable à notre Dieu. Le Seigneur est avec nous.


23 avril.

« Cette journée, nous l’avons passée toute entière en vue des Pyrénées. Je ne pouvais me lasser de les contempler avec délices depuis leur base, noire comme le jais, jusqu’à leurs sommets éblouissants, couverts de neige et perdus au-dessus des nuages. Elles me parlaient si haut de Dieu ! Mon âme leur répondait involontairement dans le doux langage de la louange. Le paisible mouvement de la mer, si calme qu’on pouvait y voir comme en un miroir la cime blanche des montagnes, colorée des feux du soleil ; la lune qui apparaissait de l’autre côté du rivage ; plus encore ce doux état d’une âme en paix avec elle-même, d’une âme fidèle à son cher Seigneur : tout a fait revivre en moi le souvenir des heures qui me furent les plus précieuses. Mon Dieu, mon Dieu ! ne m’abandonnez pas !… Les Pyrénées séparent l’Espagne d’avec la France. Hélas ! des centaines de lieues me séparent des chers Highlands de mon pays. Dieu ! patience ! espérance ! »


26 avril.

« Nous avons passé les détroits, et j’ai vu Gibraltar, avec mille souvenirs amers de ce qu’avait souffert mon William à notre passage ici.

« Il y a deux journées dont je n’ai rien écrit, et pourtant je ne veux pas les oublier : l’une, où nous eûmes en vue les grandes Alpes, qui séparent l’Italie de la France ; l’autre, où nous fûmes arrêtés par un calme plat, en face de la ville de Valence, entourés de tous côtés par la flotte de lord Nelson. Nous fûmes abordés par le Belle-Isle ; et le soir d’avant, nous l’avions été par l’Excellent, de soixante-quatorze canons. »


25 mai.

« Le corail dans l’Océan est une branche d’un vert pâle. Retirez-la de son lit natal, elle devient ferme, ne fléchit plus, c’est presque une pierre. Sa tendre couleur est changée en un brillant vermillon : ainsi de nous, submergés dans l’océan de ce monde, soumis à la vicissitude de ses flots, prêts à céder sous l’effort de chaque vague et de chaque tentation.

« Mais aussitôt que notre âme s’élève, et qu’elle respire vers le ciel, le pâle vert de nos maladives espérances se change en ce pur vermillon du divin et constant amour. Alors, nous regardons le bouleversement de la nature et la chute des mondes avec une constance et une confiance inébranlables. »