La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 62-66).

XI


La traversée fut longue.

Dans l’esprit de Mme  Seton, l’étude, la réflexion, la prière, avaient dissipé tous les doutes. Elle était arrivée à la conviction, et sa résolution était prise. Mais elle savait qu’aux États-Unis le fanatisme laissait à peine aux catholiques le droit de vivre, et de douloureux problèmes se dressaient devant elle.

Les Filicchi avaient eu la délicate bonté de lui cacher la ruine complète de son mari ; et, sous forme d’avance, ils lui avaient fait accepter une somme assez considérable.

Mais si Élisabeth ignorait encore sa ruine totale, elle savait parfaitement qu’elle allait se trouver, en arrivant à New-York, dans de terribles embarras d’affaires. Elle savait également que sa conversion au catholicisme allait la priver de tout conseil, de tout appui, de tout secours. Ni la famille de son mari, ni la sienne ne feraient plus rien pour elle.

Elle allait être abandonnée de tous. Seule, Rébecca lui resterait fidèle. Elle comptait sur son amitié à toute épreuve.


Filippo et Antonio Filicchi avaient sérieusement songé à ce qu’ils pourraient faire pour Élisabeth. Les États-Unis négociaient alors avec la France l’achat de la Louisiane. Bonaparte en demandait quatre-vingts millions, et les États-Unis consentaient à payer cette somme pourvu qu’on en détachât vingt millions qui seraient consacrés à indemniser les commerçants américains des captures illégalement faites par les croiseurs français. MM. Filicchi espéraient faire obtenir à Élisabeth une part de cette indemnité à laquelle lui donnaient droit les pertes subies par W. Seton durant la guerre. Mais cet espoir était bien faible, bien incertain.


3 juin.

Enfin, après cinquante-six jours de navigation, le Fiammingo arriva à New-York. Madame Seton trouva ses quatre petits enfants qui l’attendaient ; tous les siens étaient venus à sa rencontre, tous, excepté Rebecca. Ne la voyant point, Mme  Seton pressentit un grand malheur. Elle ne se trompait point. Rébecca était fort malade et la mort allait bientôt emporter cette amie incomparable.


JOURNAL D’ÉLISABETH.


4 juin 1804.

« C’est donc bien vrai, je serre encore mes chers enfants contre mon cœur. La nature me crie bien haut qu’ils n’ont plus de père ; mais en même temps Dieu me répond : Je suis le père de ceux qui n’ont plus de père, le protecteur de ceux qui n’ont plus de protecteur. J’ai bien sujet de m’attacher à vous, mon Dieu, quel autre que vous ai-je au ciel et sur la terre ? Mon cœur et ma chair ont défailli, mais vous êtes ma force et mon partage à jamais.

« La sœur de mon âme n’est pas venue à ma rencontre. Elle aussi a bien avancé son voyage vers sa demeure céleste. Je crois pourtant qu’elle ne voulait pas partir pour l’éternité, sans que je l’assiste au passage.

« Revoir celle qui a été la chère compagne de toutes mes joies et de toutes mes pensées, de mes chants d’actions de grâces et de mes hymnes de douleur ; celle qui fut toujours, pendant tant d’années, à travers tant d’épreuves, la chère, la fidèle, la tendre amie de mon âme, hélas ! la revoir perdue… l’ombre d’elle-même, prête à disparaître, avant peu de jours !

« Maison où tout semblait me sourire, intimité des deux sœurs, unies par la prière et par les célestes affections… hymnes du soir, lectures de chaque jour faites ensemble, contemplations au coucher du soleil ; office des jours sacrés récité avec elle ; baiser de paix, visite des pauvres veuves : tout est fini, fini pour toujours !… Et qu’aurai-je donc en échange ? la pauvreté, les chagrins !… Mon mari, ma sœur, ma maison, tout ce qui faisait le charme de mon existence, plus rien… seulement la pauvreté, les chagrins ! Eh bien ! vous aussi, pauvreté, chagrins, transformés par la grâce de Dieu, vous allez devenir mes amis les plus chers. Le monde n’aperçoit de vous que vos tristes livrées ; mais, sous ces froides réalités, mon âme voit la palme de la victoire, le triomphe de la foi, et les douces traces de mon Rédempteur, qui conduisent en droite ligne à son royaume éternel.


8 juillet 1804.

« Ce jour a été pour ma Rébecca son jour de naissance au ciel. Plus de veilles dans la douleur maintenant, sœur chérie ; plus de ces longues heures passées dans une angoisse voisine de la mort. Les prières de chaque moment, interrompues par les souffrances et les larmes, sont remplacées maintenant par l’alléluia éternel. Les anges bénis, qui furent si souvent témoins de nos faibles efforts, vous enseignent, maintenant les cantiques de Sion. Chère, chère âme, nous ne prolongerons plus nos prières, à genoux, l’une à côté de l’autre, à l’heure où le soleil est à son déclin, nos cœurs unissant leurs soupirs vers le Soleil de justice ; il vous a maintenant reçue dans sa lumière qui ne s’éteindra jamais ! Nous ne chanterons plus ensemble les louanges du Créateur, les yeux fixés sur les astres des nuits au fond des cieux calmes et purs ; vous êtes réveillée aux joies éternelles. Nous n’entendrons plus parmi nous cette voix chérie qui consolait le cœur de la veuve, avertissait l’âme oublieuse, inspirait l’amour de Dieu, et n’avait pour tous que des paroles de tendresse et de paix.

« La matinée de ce jour fut d’une beauté inaccoutumée. Quand les teintes roses de l’aurore commencèrent à resplendir au ciel, l’âme de Rébecca sembla se réveiller de cette torpeur qui précède souvent la mort, et qui, s’étant appesantie par degrés sur elle, lui avait apporté du calme pendant la nuit. Elle me montra du doigt, juste en face de sa fenêtre, un léger nuage, tout baigné de lumière et de soleil ; et souriant d’un doux sourire : « Chère sœur, me dit-elle, si ce rayon de gloire est si délicieux, que sera donc la présence de notre Dieu dans le ciel ! »…

« Elle disait : « Nous vous louons et nous vous glorifions avec les anges et les archanges et tous les habitants des cieux. Ce jour est le jour précieux du repos. Chère sœur, croyez-vous que ce soit ici le jour de mon bienheureux repos ? Ah ! vous m’avez désappointée hier, quand vous m’avez dit que mon pouls était plus fort. Mais Celui qui a promis est fidèle. Je puis bien l’assurer, il est fidèle… Nous parlâmes ensuite de la douce et constante tendresse que nous avions eue l’une pour l’autre, et nous demandâmes avec ferveur à Dieu que cette délicieuse affection, commencée sur la terre, reçût son perfectionnement au ciel. « Et maintenant, dit-elle, tout est prêt. Fermez les fenêtres, chère sœur, et remettez ma tête tout doucement sur l’oreiller, pour que je puisse un peu dormir. » Ce furent là ses propres paroles. Je lui dis : « Ma chère, je n’ose pas vous remuer, si je n’ai quelqu’un pour m’aider. — Et pourquoi donc pas ? demanda-t-elle, tout est prêt. » Elle comprit alors que j’avais peur de ce qui pourrait arriver si je la remuais. Ma tante entra dans sa chambre. Comme je vis qu’elle désirait tant qu’on la remuât, je soulevai sa tête, et je l’attirai un peu vers moi. À ce moment, elle poussa de grands soupirs, et elle passa entre mes bras, en moins de quelques minutes, sans un gémissement. Celui qui sonde les cœurs, et qui connaît la source de nos tendresses les plus intimes ; celui-là seul connaît ce que je perdis en cet instant. Mais la pensée du bonheur inexprimable qu’elle allait posséder me fit imposer silence à la voix de la nature. »


À cette heure accablante, la nature pourtant devait crier bien haut. Élisabeth savait quel affreux vide l’annonce de sa résolution allait faire autour d’elle. En perdant Rébecca, elle perdait la sympathie, le soutien sur lequel elle avait compté. « Pas une de mes peines, pas une de mes épreuves qu’elle n’eût fait tout sienne » disait-elle plus tard.