Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 3/Chapitre 9


CHAPITRE IX.
Théorie de la terre ; examen de sa figure. — Histoire des opinions sur la figure de la terre. Découverte de Richer, et ses suites. Théorie de Huygens. Celle de Newton. Disputes en France sur la figure de la terre.

Je m’étendrai davantage sur la théorie de la terre.

D’abord j’examinerai sa figure, qui résulte nécessairement des lois de l’attraction et de la rotation de ce globe sur son axe.

Je ferai voir les mouvements qu’elle a, et je finirai cette théorie de notre globe par les preuves les plus évidentes de la cause des marées, phénomène inexplicable jusqu’à Newton, et devenu le plus beau témoignage des vérités qu’il a enseignées.

Je commence par la forme de notre globe.

Les premiers astronomes, en Asie et en Égypte, s’aperçurent bientôt, par la projection de l’ombre de la terre dans les éclipses de lune, que la terre est ronde ; les Hébreux, qui étaient de fort mauvais physiciens, l’imaginèrent plate ; il se figuraient le ciel comme un demi-cintre couvrant la terre, dont ils ne connaissaient ni la figure, ni la grandeur, mais dont ils espéraient être tôt ou tard les maîtres. Cette imagination d’une terre étroite et plate a longtemps prévalu parmi les chrétiens. Chez beaucoup de docteurs, au xve siècle, il était assez reçu que la terre était plate et longue d’orient en occident, et fort étroite du nord au sud. Un évêque d’Avila, qui écrivit en ce temps-là, traite l’opinion contraire d’hérésie et d’absurdité ; enfin la raison et le voyage de Christophe Colomb rendirent à la terre son ancienne forme sphérique. Alors on passa d’une extrémité à l’autre ; on crut la terre une sphère parfaite, comme on crut ensuite que les planètes faisaient leurs révolutions dans un vrai cercle.

Cependant, dès qu’on commença à bien savoir que notre globe tourne sur lui-même en vingt-quatre heures, on aurait pu juger de cela seul qu’une forme véritablement ronde ne saurait lui appartenir. Non-seulement la force centrifuge élève considérablement les eaux dans la région de l’équateur par le mouvement de la rotation en vingt-quatre heures, mais elles y sont encore élevées d’environ vingt-cinq pieds deux fois par jour par les marées ; il serait donc impossible que les terres vers l’équateur ne fussent perpétuellement inondées ; or, elles ne le sont pas : donc la région de l’équateur est beaucoup plus élevée à proportion que le reste de la terre ; donc la terre est un sphéroïde élevé à l’équateur, et ne peut être une sphère parfaite. Cette preuve si simple avait échappé aux plus grands génies, parce qu’un préjugé universel permet rarement l’examen.

On sait qu’en 1672, Richer, dans un voyage à la Cayenne, près de la ligne, entrepris par l’ordre de Louis XIV, sous les auspices de Colbert, le père de tous les arts ; Richer, dis-je, parmi beaucoup d’observations, trouva que le pendule de son horloge ne faisait plus ses oscillations, ses vibrations aussi fréquentes que dans la latitude de Paris, et qu’il fallait absolument raccourcir le pendule d’une ligne et de plus d’un quart.

La physique et la géométrie n’étaient pas alors, à beaucoup près, si cultivées qu’elles le sont aujourd’hui : quel homme eût pu croire que de cette remarque, si petite en apparence, et que d’une ligne de plus ou de moins pussent sortir les plus grandes vérités physiques ? On trouva d’abord qu’il fallait nécessairement que la pesanteur fût moindre sous l’équateur que dans notre latitude, puisque la seule pesanteur fait l’oscillation d’un pendule.

Par conséquent, puisque la pesanteur des corps est d’autant moins forte que ces corps sont plus éloignés du centre de la terre, il fallait absolument que la région de l’équateur fût beaucoup plus élevée que la nôtre, plus éloignée du centre ; ainsi la terre ne pouvait être une vraie sphère.

Beaucoup de philosophes firent, à propos de ces découvertes, ce que font tous les hommes quand il faut changer son opinion : on disputa sur l’expérience de Richer ; on prétendit que nos pendules ne faisaient leurs vibrations moins promptes vers l’équateur que parce que la chaleur allongeait ce métal ; mais on vit que la chaleur du plus brûlant été l’allonge d’une ligne sur trente pieds de longueur, et il s’agissait ici d’une ligne et un quart, d’une ligne et demie, ou même de deux lignes sur une verge de fer longue de trois pieds huit lignes.

Quelques années après, MM. Varin, Deshayes, Feuillée, Couplet, répétèrent vers l’équateur la même expérience du pendule ; il le fallut toujours raccourcir, quoique la chaleur fût très-souvent moins grande sous la ligne même qu’à quinze ou vingt degrés de l’équateur. Cette expérience vient d’être confirmée de nouveau par les académiciens que M. le comte de Maurepas a fait partir pour le Pérou, et on apprend dans le moment que vers Quito, sur des montagnes où il gelait, il a fallu raccourcir le pendule à secondes d’environ deux lignes[1].

À peu près au même temps, les académiciens qui ont été mesurer un arc du méridien au nord ont trouvé qu’à Pello, par delà le cercle polaire, il faut allonger le pendule pour avoir les mêmes oscillations qu’à Paris : par conséquent la pesanteur est plus grande au cercle polaire que dans les climats de la France, comme elle est plus grande dans nos climats que vers l’équateur. Si la pesanteur est plus grande au nord, le nord est donc plus près du centre de la terre que l’équateur ; la terre est donc aplatie vers les pôles.

Jamais l’expérience et le raisonnement ne concoururent avec tant d’accord à prouver une vérité. Le célèbre Huygens, par le calcul des forces centrifuges, avait prouvé que la pesanteur devait être plus grande à l’équateur qu’aux régions polaires, et que par conséquent la terre devait être un sphéroïde aplati aux pôles. Newton, par les principes de l’attraction, avait trouvé les mêmes rapports à peu de chose près ; il faut seulement observer que Huygens croyait que cette force inhérente aux corps qui les détermine vers le centre du globe, cette gravité primitive est partout la même. Il n’avait pas encore vu les découvertes de Newton ; il ne considérait donc la diminution de la pesanteur que par la théorie des forces centrifuges. L’effet des forces centrifuges diminue la gravité primitive sous l’équateur. Plus les cercles, dans lesquels cette force centrifuge s’exerce, deviennent petits, plus cette force cède à celle de la gravité : ainsi, sous le pôle même, la force centrifuge, qui est nulle, doit laisser à la gravité primitive toute son action.

Mais ce principe d’une gravité toujours égale tombe en ruine par la découverte que Newton a faite, et dont nous avons tant parlé dans cet ouvrage, qu’un corps transporté, par exemple, à dix diamètres du centre de la terre, pèse cent fois moins qu’à un diamètre.

C’est donc par les lois de la gravitation, combinées avec celles de la force centrifuge, qu’on fait voir véritablement quelle figure la terre doit avoir. Newton et Grégory ont été si sûrs de cette théorie qu’ils n’ont pas hésité d’avancer que les expériences sur la pesanteur étaient plus sûres pour faire connaître la figure de la terre qu’aucune mesure géographique[2].

Louis XIV avait signalé son règne par cette méridienne qui traverse la France ; l’illustre Dominique Cassini l’avait commencée avec monsieur son fils ; il avait, en 1701, tiré du pied des Pyrénées, à l’Observatoire, une ligne aussi droite qu’on le pouvait, à travers les obstacles presque insurmontables que les hauteurs des montagnes, les changements de la réfraction dans l’air, et les altérations des instruments, opposaient sans cesse à cette vaste et délicate entreprise ; il avait donc, en 1701, mesuré 6 degrés 18 minutes de cette méridienne. Mais de quelque endroit que vînt l’erreur, il avait trouvé les degrés vers Paris, c’est-à-dire vers le nord, plus petits que ceux qui allaient aux Pyrénées vers le midi ; cette mesure démentait, et celle de Norvood, et la nouvelle théorie de la terre aplatie aux pôles.

Cependant cette nouvelle théorie commençait à être tellement reçue que le secrétaire de l’Académie n’hésita point, dans son histoire de 1701, à dire que les mesures nouvelles prises en France prouvaient que la terre est un sphéroïde dont les pôles sont aplatis. Les mesures de Dominique Cassini entraînaient à la vérité une conclusion toute contraire ; mais, comme la figure de la terre ne faisait pas encore en France une question, personne ne releva pour lors cette conclusion fausse. Les degrés du méridien de Collioure à Paris passèrent pour exactement mesurés, et le pôle qui, par ces mesures, devait nécessairement être allongé, passa pour aplati.

Un ingénieur nommé M. des Roubais, étonné de la conclusion, démontra que, par les mesures prises en France, la terre devait être un sphéroïde oblong, dont le méridien, qui va d’un pôle à l’autre, est plus long que l’équateur, et dont les pôles sont allongés[3]. Mais de tous les physiciens à qui il adressa sa dissertation, aucun ne voulut la faire imprimer, parce qu’il semblait que l’Académie eût prononcé, et qu’il paraissait trop hardi à un particulier de réclamer.

Quelque temps après, l’erreur de 1701 fut reconnue, on se dédit, et la terre fut allongée par une juste conclusion tirée d’un faux principe. La méridienne fut continuée sur ce principe de Paris à Dunkerque ; on trouva toujours les degrés du méridien plus petits en allant vers le nord.

Environ ce temps-là, des mathématiciens, qui faisaient les mêmes opérations à la Chine, furent étonnés de voir de la différence entre leurs degrés, qu’ils pensaient devoir être égaux, et de les trouver, après plusieurs vérifications, plus petits vers le nord que vers le midi. C’était encore une puissante raison pour croire le sphéroïde oblong, que cet accord des mathématiciens de France et de ceux de la Chine.

On fit plus encore en France, on mesura des parallèles à l’équateur. Il est aisé de comprendre que, sur un sphéroïde oblong, nos degrés de longitude doivent être plus petits que sur une sphère. M. de Cassini trouva le parallèle qui passe par Saint-Malo plus court de mille trente-sept toises qu’il n’aurait dû être dans l’hypothèse d’une terre sphérique. Ce degré était donc incomparablement plus court qu’il n’eût été sur un sphéroïde à pôles allongés.

Tant de mesures renversèrent pour un temps, en France, la démonstration de Newton et d’Huygens, et on ne douta pas que les pôles ne fussent d’une figure tout opposée à celle dont on les avait crus d’abord.

Enfin les nouveaux académiciens qui allèrent au cercle polaire en 1736, ayant trouvé, par les mesures prises avec la plus scrupuleuse exactitude, que le degré était dans ces climats beaucoup plus long qu’en France, on douta entre eux et MM. Cassini. Mais bientôt après on ne douta plus : car les mêmes astronomes qui revenaient du pôle examinèrent encore ce degré, mesuré en 1677 par Picard, au nord de Paris ; ils vérifièrent que ce degré est de 123 toises plus long que Picard ne l’avait déterminé. Si donc Picard, avec ses précautions, avait fait son degré de 123 toises trop court, il était fort vraisemblable qu’on eût ensuite trouvé les degrés vers le midi plus longs qu’ils ne devaient être. Ainsi la première erreur de Picard, qui servait de fondement aux mesures de la méridienne, servait aussi d’excuse aux erreurs presque inévitables que de très-bons astronomes avaient pu commettre dans ce grand ouvrage.

Les académiciens revenus du pôle avaient pour eux dans cette dispute la théorie et la pratique. L’une et l’autre furent confirmées par un aveu que fit, en 1740, à l’Académie, le petit-fils de l’illustre Cassini, héritier du mérite de son père et de son grand-père. Il venait d’achever la mesure d’un parallèle à l’équateur ; il avoua qu’enfin cette mesure, prise avec tout le soin qu’exigeait la dispute, donnait la terre aplatie. Cet aveu courageux doit terminer la querelle honorablement pour tous les partis.

Au reste, la différence de la sphère au sphéroïde ne donne point une circonférence plus grande ou plus petite : car un cercle changé en ovale n’augmente ni ne diminue de superficie. Quant à la différence d’un axe à l’autre, elle n’est pas de sept lieues : différence immense pour ceux qui prennent parti, mais insensible pour ceux qui ne considèrent les mesures du globe terrestre que par les usages utiles qui en résultent ; il n’y a aucun géographe qui pût, dans une carte, faire apercevoir cette différence, ni aucun pilote qui pût jamais savoir s’il fait route sur un sphéroïde ou sur une sphère. Mais entre les mesures qui faisaient le sphéroïde oblong, et celles qui le faisaient aplati[4] la différence était d’environ cent lieues[5], et alors elle intéressait la navigation[6].


  1. Ceci était écrit en 1736. (Note de Voltaire.)
  2. Cela ne peut être dit que dans l’hypothèse de la terre homogène, ayant une figure régulière, et seulement pour de grandes mesures, les variations de la pesanteur étant insensibles à de petites distances. (K.)
  3. Son mémoire est dans le Journal littéraire. (Note de Voltaire.)
  4. Il est bon de remarquer que si l’observation et la théorie s’accordent à montrer que la terre est aplatie vers les pôles, l’on ne peut rien prononcer encore avec exactitude sur la quantité de son aplatissement ; qu’il est impossible d’accorder même et les mesures des degrés entre elles, et les résultats des expériences sur les pendules, sans supposer à la terre une forme irrégulière. Ceux qui désireraient d’être éclairés sur cette grande question doivent lire les différents mémoires que M. d’Alembert a donnés sur cet objet. On y verra que la question est beaucoup plus compliquée que la plupart des géomètres ne l’avaient pensé ; et on y trouvera en même temps et les principes nécessaires pour la résoudre, et des remarques utiles pour éviter de se laisser entraîner à des conclusions incertaines et trop précipitées. (K.)
  5. Voici les nombres admis aujourd’hui, et résultant de la discussion des mesures par Bessel :

    Rayon équatorial = R = 6,377,398 mètres.
    polaire. . . = r = 6,356,680
    Différence. . . . . . = R — r = 21,318
    Aplatissement de R. (D.)

  6. L’édition de 1741 avait ici deux chapitres que je vais transcrire, et qui ont été supprimés en 1748. De ces deux chapitres, le second existait dans les éditions de 1738, avec quelques différences que je ne donne point, pour ne pas surcharger cette édition de variantes. Quelques idées se retrouvent dans la Dissertation sur les changements arrivés dans notre globe, dernière pièce du présent volume.
    CHAPITRE X.
    De la figure de la terre, considérée par rapport aux changements qui ont pu y
    survenir. Les inégalités de notre globe ne sont point une suite d’un prétendu bouleversement. Le déluge ne peut être expliqué physiquement.

    « Quelques écrivains, frappés de la prodigieuse irrégularité qui paraît sur notre globe, ont cru que nous n’habitions que des ruines, et que c’est tout ce qui convient à des êtres coupables comme nous ; ces lacs issus au milieu des terres, l’Océan répandu par le détroit de Gibraltar en Europe et en Asie, tout leur paraît débris et bouleversement. Quelques philosophes plus éclairés voient au contraire un ordre admirable et nécessaire dans cette confusion apparente. Ils envisagent sur le sommet des montagnes les neiges formées par les nuages, destinées à remplir les lits des rivières ; le sein des montagnes leur offre des mines ; les mers, les lacs, les rivières, fournissent les vapeurs répandues par les vents sur le globe, retombant en pluie, et amenant la fertilité : tout paraît aux uns désordre et vengeance, tout semble aux autres arrangement et bonté.

    « C’est une étrange idée, dans Burnet et dans tant d’autres auteurs, d’imaginer qu’avant le déluge la terre était une belle sphère unie sans aucune inégalité ; si cet auteur et d’autres, qui adoptent de semblables imaginations, faisaient seulement réflexion que la terre, telle qu’elle est, a encore une surface beaucoup plus unie que ceux de nos fruits qui paraissent unis et ronds, par exemple qu’une orange, ils changeraient de langage. La chose est aisée à prouver : la terre a neuf mille lieues de circonférence, et il n’y a pas une montagne haute d’une lieue et demie ; le pic de Ténériffe n’a pas trois mille pas de hauteur. Or, qu’est-ce qu’une lieue sur neuf mille ? quelle est l’orange dont les grains ne surpassent pas de beaucoup cette proportion dans leur hauteur ? Je voudrais bien savoir d’ailleurs où auraient été les réservoirs des rivières avant le déluge dans une terre parfaitement sphérique à la rigueur ! C’est bien mal connaître la nature que de lui supposer ainsi des figures si régulières : il n’y en a qu’en mathématiques.

    « On allègue en vain les changements que le déluge universel a pu faire. Il faudrait prouver qu’il les a faits. Les philosophes qui nous ont dit comment Dieu s’y était pris physiquement pour créer le monde ne sont guère plus hardis que ceux qui nous expliquent par quelle sorte de physique Dieu s’y est pris pour le noyer. L’un et l’autre est un miracle du premier ordre ; j’entends par miracle un effet qu’aucune mécanique ne peut opérer, et qu’un être infini peut seul exécuter par une volonté particulière. Le docteur Halley a démontré par des calculs très-justes que l’eau, élevée des mers et des lacs par l’action du soleil, suffit à entretenir les nuages, les rivières et les fontaines ; et on sait que les nuages ne sont autre chose que les eaux atténuées flottantes dans l’air à une très-petite distance de la terre.

    « Quand tous les nuages auraient répandu jusqu’à la dernière particule de leurs vapeurs, cela n’opérerait sur la terre que de la fertilité ; et si elles tombaient dans une distribution égale, elles ne pourraient pas inonder cent toises de surface.

    « Si, pour expliquer physiquement l’inondation universelle, on suppose que toute l’eau des mers s’est répandue sur la terre, on fait une supposition encore plus ridicule : car si l’eau couvre un nouveau terrain, elle abandonne le sien, et laisse à sec précisément autant de terre d’un côté qu’elle en submerge de l’autre. « On compte que la profondeur de la mer, tant sur les côtes, où elle n’est quelquefois que de 4 à 5 pieds, qu’au milieu de l’Océan, où l’on ne peut trouver le fond, est en général de 1,500 pieds ; elle couvre la moitié du globe. Si donc elle avait pu, malgré les lois de la gravitation, se répandre uniformément, tout le globe (dans cette supposition impossible), aurait été caché sous 750 pieds d’eau. Mais les montagnes vers Quito s’élèvent au-dessus du niveau de la mer de plus de dix mille pieds : il aurait donc fallu, pour que le déluge, par les lois de la physique ordinaire, eût couvert toutes les montagnes, qu’il eût excédé partout la hauteur de dix mille pieds. « Or, comme tout notre Océan ne pouvait couvrir le globe que de 750 pieds (en supposant encore qu’il agît contre les lois des liquides), il suit évidemment qu’il aurait fallu, non pas huit océans, comme le dit Burnet, mais plus de quarante océans pour opérer le déluge. C’est donc en vain qu’on veut expliquer par la physique un des plus grands mystères qui confondent notre raison. Il vaudrait beaucoup mieux se borner à dire, avec tous les docteurs des premiers siècles, que la bande rouge de l’arc-en-ciel signifie que le monde périra par le feu, et que la bande bleuâtre signifie qu’il a été submergé. « On voit par là quels usages on peut tirer de la physique newtonienne, je veux dire de la vraie physique. Après avoir examiné la figure de la terre, venons à ses mouvements : commençons par celui qu’on soupçonne former une période de deux millions d’années.

    CHAPITRE XI.
    De la période d’environ deux millions d’années nouvellement inventée. — Premières idées sur cette période. Première idée confuse sur cette période. Mal conçue par Hérodote. Accord du calcul fait à Babylone avec celui du chevalier de Louville.

    « L’Égypte et une partie de l’Asie, d’où nous sont venues toutes les sciences qui semblent circuler dans l’univers, conservaient autrefois une tradition immémoriale, vague, incertaine, mais qui ne pouvait être sans fondement. On disait qu’il s’était fait des changements prodigieux dans notre globe et dans le ciel par rapport à notre globe. La seule inspection de la terre donnait un grand poids à cette opinion.

    « On voit que les eaux ont successivement couvert et abandonné les lits qui les contiennent ; des végétaux, des poissons des Indes, trouvés dans les pétrifications de notre Europe, des coquillages entassés sur les montagnes, rendent, dit-on, témoignage à cette ancienne vérité, et la plupart de ces coquillages, arrangés encore par lits, font voir qu’ils n’ont été ainsi déposés que peu à peu, par des marées régulières, et dans une nombreuse suite d’années.

    « Ovide, en exposant ainsi la philosophie de Pythagore, et en faisant parler ce philosophe instruit par les sages de l’Asie, parlait au nom de tous les philosophes d’Orient, lorsqu’il disait :

    Nil equidem durare diu sub imagine cadem
    Crediderim. Sic ad ferrum venistis ab auro,
    Sæcula. Sic toties versa es, fortuna locurum.
    Vidi ego, quod fuorat quondam solidissima tollus
    Esse fretum ; vidi factas ex æquore terras ;
    Et procul a pelago conchæ jacuere marinæ ;
    Quodque fuit campus, vallem decursus aquarum
    Fecit ; et cluvie mons est deductus in æquor,
    Eque paludosa siccis humus aret arenis.


    « On peut rendre ainsi le sens de ces vers :

    Le Temps qui donne à tout le mouvement et l’être,
    Produit, accroît, détruit, fait mourir, fait renaître,
    Change tout dans les cieux, sur la terre et dans l’air ;
    L’âge d’or à son tour suivra l’Âge de fer :
    Flore embellit des champs l’aridité sauvage ;
    La mer change son lit, son flux et son rivage ;
    Le limon qui nous porte est né du sein des eaux ;
    Le Caucase est semé du débris des vaisseaux ;
    Bientôt la main du Temps aplanit les montagnes,
    Il creuse les vallons, il étend les campagnes ;
    Tandis que l’Éternel, le souverain des temps,
    Est seul inébranlable en ces grands changements.

    « Voilà quelle était l’opinion de l’Orient, et ce n’est pas lui faire tort de la rapporter en vers, ancien langage de la philosophie.

    « À ces témoignages que la nature donne de tant de révolutions qui ont changé la face de la terre se joignait cette idée des anciens Égyptiens, peuple autrefois géomètre et astronome, avant que la superstition et la mollesse en eussent fait un peuple méprisable : cette idée était que le soleil s’était levé pendant des siècles à l’occident ; il est vrai que c’était une tradition aussi obscure que les hiéroglyphes. Hérodote, qu’on peut regarder comme un auteur trop récent, et par conséquent de trop peu de poids à l’égard de telles antiquités, rapporte au livre d’Euterpe que, selon les prêtres égyptiens, le soleil, dans l’espace de onze mille trois cent quarante ans (et les années des Égyptiens étaient de 365 jours), s’était levé deux fois où il se couche, et s’était couché deux fois où il se lève, sans qu’il y eût eu le moindre changement en Égypte, malgré cette variation du cours du soleil.

    « Ou les prêtres qui avaient raconté cet événement à Hérodote s’étaient bien mal expliqués, ou Hérodote les avait bien mal entendus. Car que le soleil eût changé son cours, c’était une tradition qui pouvait être probable pour des philosophes ; mais qu’en onze mille et quelques années les points cardinaux eussent changé deux fois, cela était impossible. Ces deux révolutions, comme nous l’allons voir, ne pourraient s’opérer qu’en près de quatre millions d’années. La révolution entière des pôles de l’écliptique ou de l’équateur s’achève en près de 1,944,000 années, et cette révolution de l’écliptique peut seule, à l’aide du mouvement journalier de la terre, tourner notre globe successivement à l’orient, au midi, à l’occident, au septentrion. Ainsi ce n’est que dans une période de deux fois 1,944,000 années que notre globe peut voir deux fois le soleil se coucher à l’occident, et non pas en 110 siècles seulement, selon le rapport vague des prêtres de Thèbes, et d’Hérodote, le père de l’histoire et du mensonge.

    « Il est encore impossible que ce changement fût fait sans que l’Égypte s’en fût ressentie ; car si la terre, en tournant journellement sur elle-même, eût successivement fourni son année d’occident en orient, puis du nord au sud, d’orient en occident, du sud au nord, en se relevant sur son axe, on voit clairement que l’Égypte eût changé de position comme tous les climats de la terre. Les pluies qui tombent aujourd’hui depuis si longtemps du tropique du capricorne, et qui fertilisent l’Égypte en grossissant le Nil, auraient cessé. Le terrain de l’Égypte se fût trouvé dans une zone glaciale, le Nil et l’Égypte auraient disparu.

    « Platon, Diogène de Laërce, et Plutarque, ne parlent pas intelligiblement de cette révolution ; mais enfin ils en parlent : ils sont des témoins qui restent encore d’une tradition presque perdue.

    « Voici quelque chose de plus frappant et de plus circonstancié. Les philosophes de Babylone comptaient, au temps de l’entrée d’Alexandre dans leur ville, 430,000 ans depuis leurs premières observations astronomiques, l’année babylonienne n’étant que de 300 jours ; mais cette époque de 430,000 ans a été regardée comme un monument de la vanité d’une nation vaincue, qui voulait, selon la coutume de tous les peuples et de tous les particuliers, regagner par son antiquité la gloire qu’elle perdait par sa faiblesse.

    « Enfin les sciences ayant été apportées parmi nous, et s’étant peu à, peu cultivées, le chevalier de Louville, distingué parmi la foule de ceux qui ont fait honneur au siècle de Louis XIV, alla exprès à Marseille, en 1714, pour voir si l’obliquité de l’écliptique y paraissait la même qu’elle avait été observée et fixée par Pythéas, il y avait plus de 2,000 ans. Il trouva cette obliquité de l’écliptique, c’est-à-dire l’angle formé par l’axe de l’équateur et par l’axe de l’écliptique, moindre de 20 minutes que Pythéas ne l’avait trouvée. Quel rapport de cet angle, diminué de 20 minutes, avec l’opinion de l’ancienne Égypte ? avec les 430,000 ans dont se vantait Babylone ? avec une période du monde de près de 2,000,000 d’années, et même, selon l’observation du chevalier de Louville, de plus de 2,000,000 ? Il faut voir l’usage qu’il en fit, et comment il en doit résulter un jour une astronomie toute nouvelle.

    « Si l’angle que l’axe de l’équateur fait avec l’axe de l’écliptique est plus petit aujourd’hui de 20 minutes qu’il ne l’était il y a 20,000 ans, l’axe de la terre, en se relevant sur le plan de l’écliptique, s’en approche d’un degré environ en 6,000 ans.

    « Que cet angle P E soit, par exemple, d’environ 23 degrés 1/2 aujourd’hui, et qu’il décroisse toujours jusqu’à ce qu’il devienne nul, et qu’il recommence ensuite pour accroître et décroître encore, il arrivera certainement que dans 23 fois 1/2 6,000 ans, c’est-à-dire dans 141,000 années, notre écliptique et notre équateur coïncideront dans tous leurs points : le soleil sera dans l’équateur, ou du moins s’en éloignera très-peu pendant plusieurs siècles ; les jours, les nuits, les saisons, seront égaux sur toute la terre. Il se trouve, selon le calcul de l’astronome français, calcul un peu réformé depuis, que l’axe de l’écliptique avait été perpendiculaire à celui de l’équateur, il y a environ 399,000 de nos années, supposé que le monde eût existé alors. Ôtez de ce nombre le temps qui s’est écoulé depuis l’entrée triomphante d’Alexandre dans Babylone, on verra avec étonnement que ce calcul se rapporte assez juste avec les 430,000 années de 300 jours que comptaient les Babyloniens ; on verra qu’ils commençaient ce compte précisément au point où le pôle boréal de la terre avait regardé le bélier, et au temps où la terre, dans sa course annuelle, avait été du midi au nord ; enfin, au temps que le soleil se levait et se couchait aux régions du ciel où sont aujourd’hui les pôles.

    « Il y a quelque apparence que les astronomes chaldéens avaient fait la même opération, et, par conséquent, le même raisonnement que le philosophe français. Ils avaient mesuré l’obliquité de l’écliptique ; ils l’avaient trouvée décroissante, et, remontant, par leurs calculs, jusqu’à un point cardinal, ils avaient compté du point où l’écliptique et l’équateur avaient fait un angle de 90 degrés, point qu’on pourrait considérer comme le commencement, ou la fin, ou la moitié, ou le quart de cette période énorme.

    « Par-là l’énigme des Égyptiens était débrouillée, le compte des Chaldéens justifié, le rapport d’Hérodote éclairci, et l’univers flatté d’un long avenir, dont la durée plaît à l’imagination des hommes, quoique cette comparaison fasse encore paraître notre vie plus courte.

    « C’est peut-être cette idée qui aura fait imaginer que toute la terre avait joui autrefois d’un printemps perpétuel : car les peuples qui ont la sphère oblique devaient l’avoir eue droite par cette révolution, supposé que la terre eût existé alors.

    « Petit à petit leur région s’était éloignée du soleil ; elle avait connu l’hiver et le dérangement des saisons ; elle était devenue moins féconde. Les hommes ne songeant pas que, dans ce cas, d’autres régions auraient pris la place de la leur, et que toutes les parties du globe auraient passé sous l’équateur à leur tour, imaginaient un siècle d’or, un règne des dieux, l’œuf d’Oromase, la boite de Pandore ; et d’une ancienne vérité astronomique il ne restait que des fables.

    « On s’opposa beaucoup à cette découverte du chevalier de Louville, et parce qu’elle était bien étrange, et parce qu’elle ne semblait pas encore assez constatée. Un académicien avait, dans un voyage en Égypte, mesuré une pyramide ; il en avait trouvé les quatre faces exposées aux quatre points cardinaux : donc les méridiens, disait-on, n’avaient pas changé depuis tant de siècles ; donc l’obliquité de l’écliptique, qui, par sa diminution, eût dû changer tous les méridiens, n’avait pas en effet diminué. Mais ces pyramides n’étaient point une barrière invincible à ces découvertes nouvelles : car était-on bien sûr que les architectes de la pyramide ne se fussent pas trompés de quelques minutes ? La plus insensible aberration, en posant une pierre, eût suffi seule pour opérer cette erreur. D’ailleurs l’académicien n’avait-il pas négligé cette petite différence, qui peut se trouver entre les points où le soleil doit marquer les équinoxes et les solstices sur cette pyramide, supposé que rien n’ait changé, et les points où il les marque en effet ? N’aurait-il pas pu se tromper dans les fables de l’Égypte, où il opérait par pure curiosité, puisque Tycho-Brahé lui-même s’était trompé de 18 minutes dans la position de la méridienne d’Uranibourg, de sa ville du ciel, où il rapportait toutes ses observations ? Mais Tycho-Brahé s’était-il en effet trompé de 18 minutes, comme on le prétend ? Ne se pouvait-il pas encore que cette différence trouvée entre la vraie méridienne d’Uranibourg et celle de Tycho-Brahé vînt en partie du changement même du ciel, et en partie des erreurs presque inévitables commises par Tycho-Brahé et par ceux qui l’ont corrigé ? Bien plus, cette période peut s’opérer de façon que les méridiens ne changent point : car la terre, en s’approchant de l’écliptique, peut, pendant bien des siècles, marcher toujours d’occident en orient, et Constantinople, par exemple, sera toujours en ce cas plus orientale que Paris d’un même nombre de minutes ; mais enfin le chevalier de Louville s’était pu tromper lui-même, et avoir vu un décroissement d’obliquité qui n’existe point. Pythéas surtout était vraisemblablement la source de toutes ces erreurs : il avait observé, comme la plupart des anciens, avec peu d’exactitude ; il était donc de la prudence avec laquelle on procède aujourd’hui en physique d’attendre de nouveaux éclaircissements ; ainsi le petit nombre qui peut juger de ce grand différend, demeura dans le silence.

    « Enfin, en 1734, M. Godin (l’un des philosophes que l’amour de la vérité vient de conduire au Pérou) reprit le fil de ces découvertes. Il ne s’agit plus ici de l’examen d’une pyramide sur laquelle il restera toujours des difficultés ; il faut partir de la fameuse méridienne tracée, en 1655, par Dominique Cassini, dans l’église de Saint-Pétrone, avec une précision dont on est plus sûr que de celle des architectes des pyramides. L’obliquité de l’écliptique qui en résultait est de 23° 29’ 15’’ ; mais on ne peut plus douter, par les dernières observations, que cet angle de l’écliptique et de l’équateur n’est à présent que de 23° 28’ 20’’ à peu près ; on n’est pas encore sûr que cet angle n’augmente pas quelquefois ainsi qu’il paraît diminuer : il faut être en défiance sur les réfractions inconstantes, sur les instruments dont on se sert, et surtout sur l’envie qu’on a de trouver de la diminution dans cet angle. Peut-être même l’obliquité de l’écliptique est tantôt plus grande et tantôt moindre par un balancement de la terre, dont son élévation à l’équateur est la cause ; enfin, peut-être la géographie paraît-elle décider cette question. Il faudrait mesurer exactement l’élévation du pôle des ruines de l’ancienne ville de Syène, en Égypte. L’on sait, au rapport de Strabon, dans le dernier livre de sa Géographie, que cette ville était située précisément sous le tropique du cancer, et qu’il y avait un puits très-profond dans lequel on ne voyait jamais l’image du soleil qu’au point de midi, au solstice d’été, le soleil donnant verticalement sur la surface horizontale de l’eau, au bas du puits. Strabon ajoute, au même endroit, qu’en partant de la Grèce, cette ville était la première qu’on rencontrait, où les gnomons, c’est-à-dire des colonnes érigées verticalement, n’eussent point d’ombre méridienne une fois dans l’année, savoir au solstice d’été ; de sorte que voilà deux preuves différentes qui nous assurent que du temps de Strabon, ou quelque temps avant lui, le tropique du cancer a passé par le point vertical de cette ville.

    « Or, si en mesurant à présent la latitude de l’endroit où a été autrefois cette ville, on y trouvait le pôle septentrional élevé de 23 degrés 49 minutes ou davantage, ce serait une preuve indubitable que M. le chevalier de Louville avait trouvé la vérité, et que l’obliquité de l’écliptique était diminuée de 20 minutes pendant près de dix-huit siècles.

    « Mais si, au contraire, on n’y trouvait le pôle élevé que de 23 degrés et 1/2 ou environ, il faudrait conclure, sans hésiter, que, pendant toute cette suite de siècles, l’obliquité en question a été constamment la même, ou que sa diminution n’a rien eu de considérable, et que l’espace compris entre l’équinoxiale et l’écliptique ne s’est que peu ou point rétréci. Il ne reste donc qu’à découvrir la situation de cette ancienne ville au voisinage du Nil et de l’île Éléphantine. Si je m’en rapporte au témoignage de M. l’abbé Pincia, qui était sur les lieux en 1715, la ville d’Assouvan est précisément bâtie sur les ruines de l’ancienne Syène : j’ai entre les mains son manuscrit. Jamais voyageur n’est entré dans un plus grand détail des raretés de l’Égypte ; mais je ne peux assez m’étonner qu’un si habile observateur ait négligé de rechercher et le puits dont parle Strabon, et les fondements de la fameuse tour de Syène, édifice si renommé dans l’antiquité qu’Ézéchiel même, tout Juif, et par conséquent tout peu instruit qu’il était, en parle en son chapitre xix.

    « Avec un peu de soin, on trouverait aisément la place de la tour et celle du puits : on préviendrait ainsi les recherches et les doutes de la postérité ; on déterminerait, par un voyage de six mois, ce que des siècles d’observations astronomiques pourront vérifier à peine. Il ne manque à la France, après l’entreprise de l’équateur et du cercle polaire, que celle de l’île Éléphantine et de Syène.

    CHAPITRE XII.
    De la période de 25,920 années, causée par l’attraction.

    « Si la période de 2,000,000 d’années n’est pas encore constatée, celle de près de 20,000 ans est aussi sûre que la révolution du jour et de la nuit. Elle est la suite évidente de l’attraction ; mais, pour expliquer ce mouvement et sa cause, il faut reprendre ici les choses d’un peu plus loin, etc. »

    Dans l’édition de 1741, tout le reste de l’ouvrage était conforme à tout ce qui suit, avec cette seule différence que, par la suppression, en 1748, des deux chapitres compris en entier dans cette note, les numéros des chapitres conservés ont été changés. (B.)