Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 3/Chapitre 10


CHAPITRE X.
De la période de 25,920 années, causée par l’attraction. — Malentendu général dans le langage de l’astronomie. Histoire de la découverte de cette période, peu favorable à la chronologie de Newton. Explication donnée par des Grecs. Recherches sur la cause de cette période.

Si la figure de la terre est un effet de la gravitation, de l’attraction, ce principe puissant de la nature est aussi la cause de tous les mouvements de la terre dans sa course annuelle. Elle a, danscette course, un mouvement dont la période s’accomplit en près de vingt-six mille ans : c’est cette période qu’on appelle la précession des équinoxes ; mais, pour expliquer ce mouvement et sa cause, il faut reprendre les choses d’un peu plus loin.

Le langage vulgaire, en fait d’astronomie, n’est qu’une contre-vérité perpétuelle. On dit que les étoiles font leur révolution sur l’équateur ; que le soleil chaque jour tourne avec elles autour de la terre d’orient en occident ; que cependant les étoiles, par un autre mouvement opposé au soleil, tournent lentement d’occident en orient ; que les planètes sont stationnaires et rétrogrades. Rien de tout cela n’est vrai ; on sait que toutes ces apparences sont causées par le mouvement de la terre.

Mais on s’exprime toujours comme si la terre était immobile, et on retient le langage vulgaire parce que le langage de la vérité démentirait trop nos yeux, et les préjugés reçus, plus trompeurs encore que la vue.

Mais jamais les astronomes ne s’expriment d’une manière moins conforme à la vérité que quand ils disent dans tous les almanachs : Le soleil entre au printemps dans un tel degré du bélier. L’été commence avec le signe du cancer ; l’automne, avec la balance. Il y a longtemps que tous ces signes ont de nouvelles places dans le ciel, par rapport à nos saisons, et il serait temps de changer la manière de parler, qu’il faudra bien changer un jour : car, en effet, notre printemps commence quand le soleil se lève avec les poissons ; notre été, avec les gémeaux ; notre automne, avec la vierge ; notre hiver, avec le sagittaire ; ou, pour parler plus exactement, nos saisons commencent quand la terre, dans sa route annuelle, est dans les signes opposés aux signes qui se lèvent avec le soleil.

Hipparque fut le premier qui, chez les Grecs, s’aperçut que le soleil ne se levait plus au printemps dans les signes où il s’était levé autrefois. Cet astronome vivait environ soixante ans avant notre ère vulgaire ; une telle découverte faite si tard, et qui devait avoir été faite beaucoup plus tôt, prouve que les Grecs n’avaient pas fait de grands progrès en astronomie.

On conte (mais c’est un seul auteur qui le dit, au iie siècle) qu’au temps du voyage des Argonautes, l’astronome Chiron fixa le commencement du printemps, c’est-à-dire le point où l’écliptique de la terre coupait l’équateur, au quinzième degré du bélier. Il est constant que, plus de cinq cents années après, Méton et Euctémon observèrent que le soleil, au commencement de l’été, entrait dans le huitième degré du cancer ; et par conséquent l’équinoxe du printemps n’était plus au quinzième degré du bélier, et le soleil était avancé de sept degrés vers l’orient depuis l’expédition des Argonautes[1]. C’est sur ces observations, faites cinq cents ans après par Méton et Euctémon, un an avant la guerre du Péloponèse, que Newton a fondé en partie son système de la réformation de toute la chronologie ; et c’est sur quoi je ne puis m’empêcher de soumettre ici mes scrupules aux lumières des gens éclairés.

Il me paraît que, si Méton et Euctémon eussent trouvé une différence aussi palpable que celle de sept degrés entre le lieu du soleil au temps de Chiron et celui du temps où ils vivaient, ils n’auraient pu s’empêcher de découvrir cette précession des équinoxes, et la période qui en résulte. Il n’y avait qu’à faire une simple règle de trois, et dire : Si le soleil avance environ de 7 degrés, en 500 et quelques années, en combien d’années achèvera-t-il le cercle entier ? La période était toute trouvée.

Cependant on n’en connut rien jusqu’au temps d’Hipparque. Ce silence me fait croire que Chiron n’en avait point tant su que l’on dit, et que ce n’est qu’après coup que l’on crut qu’il avait fixé l’équinoxe du printemps au quinzième degré du bélier. On s’imagina qu’il l’avait fait parce qu’il l’avait dû faire. Ptolémée n’en dit rien dans son Almageste, et cette considération pourrait, à mon avis, ébranler un peu la chronologie de Newton.

Ce ne fut point par les observations de Chiron, mais par celles d’Aristille et de Méton, comparées avec les siennes propres, qu’Hipparque commença à soupçonner une vicissitude nouvelle dans le cours du soleil. Ptolémée, plus de deux cent cinquante ans après Hipparque, s’assura du fait, mais confusément. On croyait que cette révolution était d’un degré en cent années ; et c’est d’après ce faux calcul que l’on composait la grande année du monde de trente-six mille années.

Mais ce mouvement n’est réellement que d’un degré ou environ en soixante et douze ans, et la période n’est que de vingt-cinq mille neuf cent vingt années, selon les supputations les plus reçues. Les Grecs, qui n’avaient point de notion de l’ancien système connu autrefois dans l’Asie, et renouvelé par Copernic, étaient bien loin de soupçonner que cette période appartenait à la terre. Ils imaginaient je ne sais quel premier mobile, qui entraînait toutes les étoiles, les planètes et le soleil, en vingt-quatre heures autour de la terre ; ensuite un ciel de cristal, qui tournait lentement en trente-six mille ans d’occident en orient, et qui faisait, je ne sais comment, rétrograder les étoiles malgré ce premier mobile ; toutes les autres planètes, et le soleil lui-même, faisaient leur révolution annuelle, chacun dans son ciel de cristal ; et cela s’appelait de la philosophie[2] !

Enfin on reconnut dans le siècle passé que cette précession des équinoxes, cette longue période ne vient que d’un mouvement de la terre dont l’équateur, d’année en année, coupe l’écliptique en des points différents, comme on va l’expliquer.

Avant que d’exposer ce mouvement et d’en faire voir la cause, qu’il me soit encore permis de rechercher quelle pourrait être la raison de cette période.

Quelque audace qu’il y ait à déterminer les raisons du Créateur, on semble du moins excusable d’oser dire qu’on devine l’utilité des autres mouvements de notre globe. S’il parcourt d’année en année, dans son grand orbe, environ cent quatre-vingt-dix-huit millions de lieues au moins autour du soleil, cette course nous amène les saisons. S’il tourne en vingt-quatre heures sur lui-même, la distribution des jours et des nuits est probablement un des objets de cette rotation ordonnée par le Maître de la nature.

Il me paraît qu’il y a encore une autre raison nécessaire de ce mouvement journalier : c’est que si la terre ne tournait pas sur elle-même, elle n’aurait aucune force centrifuge ; toutes ses parties, pressées vers le centre par la force centripète, acquerraient une adhésion, une dureté invincible, qui rendrait notre globe stérile.

En un mot, on comprend aisément l’utilité de tous les mouvements de la terre ; mais, pour ce mouvement du pôle en 25,920 années, je n’y découvre aucun usage sensible : il arrive de ce mouvement que notre étoile polaire ne sera plus un jour notre étoile polaire, et il est prouvé qu’elle ne l’a pas toujours été ; l’équinoxe et les solstices changent ; le soleil n’est plus à notre égard dans le bélier à l’équinoxe du printemps, quoi qu’en disent tous les almanachs : il est dans les poissons, et avec le temps il sera dans le verseau. Mais qu’importe ? ce changement ne produit ni saisons nouvelles, ni distribution nouvelle de chaleur et de lumière : tout reste dans la nature sensiblement égal,

Quelle est donc la cause de cette période de vingt-cinq mille neuf cents années, si longue et en même temps si inutile en apparence ?

Dans toutes les machines composées que nous voyons, il y a toujours quelque effet qui, par lui-même, ne produit pas l’utilité qu’on retire de la machine, mais qui est une suite nécessaire de sa composition : par exemple, dans un moulin à eau il se perd une grande partie de l’eau qui tombe sur les aubes ; cette eau, que le mouvement de la roue éparpille de tous côtés, ne sert en rien à la machine ; mais c’est un effet indispensable du mouvement de la roue.

Le bruit que fait un marteau n’a rien de commun avec les corps que le marteau façonne sur l’enclume ; mais il est impossible que l’ébranlement de l’enclume n’accompagne pas cette action. La vapeur qui s’exhale d’une liqueur que nous faisons bouillir en sort nécessairement sans contribuer en rien à l’usage que nous faisons de cette liqueur ; et celui qui juge que tous ces effets sont nécessaires, quoiqu’ils ne soient souvent d’aucune utilité sensible, en juge bien.

S’il nous est permis de comparer un moment les œuvres de Dieu à nos faibles ouvrages, on peut dire que, dans cette machine immense, il a arrangé les choses de façon que plusieurs effets s’ensuivent indispensablement sans être pourtant d’aucune utilité pour nous. Cette période de vingt-cinq mille neuf cent vingt années paraît tout à fait dans ce cas : elle est un effet nécessaire de l’attraction du soleil et de la lune.

Pour se faire une idée nette de ce mouvement périodique de 25,920 ans, concevons d’abord la terre (figure 60) portée annuellement sur son grand axe A B, parallèle à lui-même autour du soleil étoile polaire.

Cet axe, porté d’occident en orient, semble toujours dirigé vers cette étoile polaire ; la terre, dans la moitié de sa course annuelle, c’est-à-dire, si l’on veut, du printemps à l’automne, a fait environ quatre-vingt-quinze millions de lieues ; mais cet espace n’est rien par rapport à l’extrême éloignement de cette étoile qu’elle regarderait toujours également, si cet axe de la terre était toujours dans le même sens A B que vous le voyez.

Mais cet axe ne persiste pas dans cette position, et au bout d’un très-grand nombre d’années, cet axe conçu sur cette ligne de l’écliptique n’est plus dans la situation A B ; il ne regarde plus son mouvement de parallélisme, il n’est plus dirigé vers cette étoile polaire. Cette différente direction n’est presque rien par rapport à l’immense étendue des cieux ; mais c’est beaucoup par rapport au mouvement de notre pôle.

Imaginez donc ce petit globe de la terre faisant sa très-petite révolution d’environ cent quatre-vingt-dix-huit millions de lieues, qui n’est qu’un point dans l’espace immense rempli d’étoiles fixes (figure 61). Son pôle, qui répond à cette étoile polaire en P, au bout de soixante-douze ans sera éloigné d’un degré.

Dans six mille cinq cents ans ce pôle regardera l’étoile T, et au bout d’environ treize mille ans répondra à l’étoile qui est en Z ; successivement notre axe de Z ira en F et retournera en P, de façon qu’au bout de 25,920 ans, ou à peu près, nous aurons la même étoile polaire qu’aujourd’hui.

Après avoir exposé la figure de cette révolution de notre axe, il sera aisé d’en connaître la raison physique. Souvenons-nous qu’en parlant des inégalités du cours de la lune. Newton a démontré qu’elles dépendent toutes de l’attraction du soleil et de la terre combinées ensemble. C’est cette attraction, cette gravitation qui change continuellement la position de la lune, comme on l’a déjà vu au chapitre vi ; réciproquement l’attraction du soleil et celle de la lune, agissant sur la terre, changent continuellement la position de notre globe ; ne perdons pas de vue que la terre est beaucoup plus haute à l’équateur que vers les pôles. Imaginez la terre en T, la lune en L, le soleil en S (figure 62).

Si la terre et la lune tournaient toujours dans le plan de l’équateur, il est constant que cette élévation des terres D E serait toujours également attirée ; mais, quand la terre n’est pas dans les équinoxes, cette partie élevée E, par exemple, est attirée par le soleil et par la lune, que je suppose en cette situation : alors il arrive ce qui doit arriver à une boule qui, chargée inégalement, roulerait sur un plan ; elle vacillerait, elle inclinerait. Concevez cette partie D tombée vers E, par l’attraction du soleil, elle ne peut aller de D en E qu’en même temps le pôle terrestre P ne change de situation, et n’aille de P en Z ; mais ce pôle ne peut tomber de P en Z que l’équateur de la terre ne réponde à une autre partie du ciel qu’à celle à qui il répondait auparavant : ainsi les points de l’équinoxe et du solstice répondent successivement, au bout de soixante-douze ans, à un degré différent dans le ciel ; ainsi l’équinoxe arrivait autrefois, du temps d’Hipparque, quand le soleil paraissait être dans le premier point du bélier, c’est-à-dire quand la terre entrait réellement dans la balance, signe opposé au bélier ; et ce même équinoxe arrive de nos jours quand le soleil paraît être dans les poissons, c’est-à-dire quand la terre est dans la vierge, signe opposé aux poissons. Par là, toutes les constellations ont changé de place ; le taureau se trouve où était le bélier, les gémeaux sont où était le taureau.

Cette gravitation, qui est l’unique cause de la révolution de vingt-cinq mille neuf cent vingt ans dans notre globe, est aussi la cause de la révolution lunaire de dix-neuf ans, qu’on appelle le cycle lunaire, et de la révolution des apsides de la lune en neuf ans. Il arrive à la lune, tournant autour de la terre, précisément la même chose qu’à cette élévation de notre globe vers l’équateur ; de sorte qu’on peut considérer la lune comme si c’était une élévation, un anneau tenant à la terre ; et on peut pareillement considérer cette éminence de l’équateur comme un anneau de plusieurs lunes.

On sent bien que le soleil doit avoir plus de part que la lune à ce mouvement de la terre qui fait la précession des équinoxes. L’action du soleil est à celle de la lune en ce cas précisément comme celle de la lune est à celle du soleil dans les marées[3].

Le lecteur soupçonne sans doute que puisque les mers se soulèvent à l’équateur, le soleil et la lune, qui agissent sur cet équateur, agissent plus sensiblement sur les marées. Le soleil contribue comme trois à peu près à ce mouvement de la précession des équinoxes, et la lune comme un. Dans les marées, au contraire, le soleil n’agit que comme un et la lune comme trois : calcul étonnant, réservé à notre siècle, et accord parfait des lois de la gravitation que toute la nature conspire à démontrer.


  1. On trouve en effet pour 500 ans : 6° 57’ 30’’. (D.)
  2. Peut-être serait-il plus juste de regarder tout cet édifice des sphères célestes comme des hypothèses imaginées par les astronomes, non pour expliquer le mouvement réel des astres, mais pour calculer leur mouvement apparent ; et il est certain que, dans un temps où l’analyse algébrique était inconnue, ils ne pouvaient choisir un moyen plus simple et plus ingénieux. (K.)
  3. C’est M. d’Alembert qui, le premier, a résolu, par une méthode certaine, le problème de la précession des équinoxes, c’est-à-dire qui a déterminé les mouvements que l’attraction du soleil et celle de la lune causent dans l’axe de la terre.

    Mais outre cette grande révolution, qui cause la précession des équinoxes, l’axe de la terre a un autre mouvement, qu’on nomme nutation ; ce mouvement, dont la révolution est la même, quant à la durée, que celle des nœuds de la lune, dépend principalement de l’attraction de cette planète. M. d’Alembert a employé ce phénomène observé par Bradley, et dont il a le premier développé la cause, à déterminer avec plus de précision qu’on n’avait pu faire encore la masse de la lune, c’est-à-dire le rapport de sa force attractive avec celle du soleil. L’attraction du soleil et de la terre produit un mouvement dans l’axe de la lune, et ce mouvement est la cause du phénomène appelé libration de la lune.

    Ce phénomène se calcule par les mêmes principes, de manière que l’on doit à M. d’Alembert la découverte des lois des phénomènes célestes causés par la figure des astres, comme on a dû à Newton celle des phénomènes causés par leurs forces attractives, supposées réunies à leur centre. (K.)