Éléments d’idéologie/Troisième partie/Chapitre VII


Conséquences des faits établis, et conclusion de cet ouvrage.

il est bien simple le mécanisme de toute intelligence, s’il est tel que je viens de le représenter. Un seul fait primitif est inexplicable, tous les autres en sont des conséquences nécessaires. Nous pouvons faire en deux mots l’histoire de l’être animé, quel qu’il soit. Il sent et il juge ; c’est-à-dire encore que ce qu’il avait d’abord senti en masse, il le sent ensuite en détail. S’il ne voit dans sa perception que ce qui y était renfermé, il a raison. S’il y voit ce qui n’y était pas, il n’a pas tort encore ; seulement il a changé de perception sans s’en appercevoir ; et c’est là la cause de toutes ses erreurs ; car alors il ne juge plus de ce dont il croit juger ; ses jugemens ne sont plus enchaînés ; et ils ne dérivent plus sans interruption de ce premier jugement, source de toute vérité, je suis sûr de ce que je sens. tous ceux au contraire qui y sont bien liés sont également indubitables, ils n’en sont que des développemens. Chacun de ces innombrables jugemens, vrais ou faux, forme dans l’entendement une idée différente ; car à chaque fois que l’on voit dans une idée un élément que l’on n’y avait pas encore vu, elle devient autre qu’elle n’était ; elle devient une idée nouvelle. Si cet élément y était déjà renfermé implicitement, l’idée nouvelle est juste et vraie ; elle est conséquente aux idées vraies qui l’ont précédée, et par suite nécessairement conforme à la nature des êtres dont elles émanent. Si au contraire le nouvel élément admis dans l’idée n’est pas une consé quence nécessaire de ceux qui y sont déjà, si le jugement qui l’y reconnaît n’est pas juste, est fondé sur un souvenir infidèle de cette idée, l’idée nouvelle est fausse et inexacte ; elle rompt la chaîne longue et délicate de la vérité. Les jugemens postérieurs qu’on en portera, les idées subséquentes qu’on en formera, pourront être faux quoique conséquens, et justes quoiqu’inconséquens ; mais ils ne pourront plus être certains et manifestement indubitables ; ils ne seront plus la suite nécessaire d’une première vérité. Tel est le sort de la plupart de nos idées, et celui de toutes celles des hommes qui les ont composées au hazard. Les actions de l’être animé sont les signes nécessaires de ses idées. Ses semblables, sans qu’il le veuille, jugent de ce qu’il sent, par ce qu’il fait. Il s’en apperçoit ; il refait pour manifester ses volontés, ce qu’il a fait pour les exécuter : ses actions deviennent alors signes volontaires de ses idées. Il multiplie les signes et les subdivise, à mesure que ses idées augmentent et se développent. L’homme surtout, malgré le nombre infini de ses idées, parvient à attacher un signe distinct à chacune de celles dont il fait un usage fréquent ; il exprime les autres par les combinaisons qu’il fait des signes de celles-là. Ces combinaisons postérieures, les phrases, ne sont point des monumens durables, elles s’évanouissent après l’instant du besoin et se renouvellent quand il renaît. Mais les signes fondamentaux, les mots, sont des notes permanentes qui restent constamment attachées aux idées qu’elles représentent, qui fixent et perpétuent le résultat des opérations intellectuelles par lesquelles les idées ont été composées, et que l’homme emploie dans toutes ses déductions, le plus souvent sans remonter jusqu’à ces opérations intellectuelles qui en déterminent la valeur. C’est donc avec des mots que nous raisonnons sur des idées faites par des jugemens, d’après des souvenirs ; et ce que nous appelons raisonner, c’est encore porter des jugemens qui suivent des premiers. C’est là toute notre histoire. Que résulte-t-il de là ? Que pour bien raisonner, il ne s’agit jamais que de connaître la valeur des mots et les lois de leur assemblage ; pour connaître cette valeur, de connaître les idées que ces mots représentent, et les jugemens en vertu desquels ces idées sont composées ; et que cette connaissance nous donne le contenu de l’idée, sujet du nouveau jugement que nous voulons porter, et la certitude que l’attribut y est ou n’y est pas compris. C’est-à-dire qu’il nous faut savoir l’idéologie et la grammaire, et qu’alors nous avons toute la logique, toute la science du discours ; car elle ne consiste pas dans autre chose. Il ne peut y avoir dans la science de l’usage des mots, que celle de leur valeur et des lois de leur assemblage, comme il n’y a dans l’algèbre que la connaissance de ses signes et celle des règles du calcul. Si ce sont là les faits comme je le crois, si je les ai bien établis, s’ils sont incontestables, toute la partie scientifique de la logique que l’on m’a vu dès le commencement distinguer avec soin de la partie technique, est pour la première fois complètement éclaircie, et je n’ai plus rien à y ajouter ; ma tâche est remplie, mon ouvrage est achevé. Car j’ai commencé par expliquer l’origine et la formation des idées, et l’action des facultés intellectuelles qui les composent ; j’ai ensuite rendu compte de la génération, des fonctions, et des effets des signes qui les représentent, et par les moyens desquels nous les combinons ; et enfin j’ai tiré de ces données la preuve que nos premières idées sont d’une certitude et d’une vérité nécessaires, que subséquemment nous ne faisons jamais qu’y voir ce qui y est renfermé à l’instant où nous nous les rappelons, et que parconséquent les dernières sont nécessairement justes aussi et conformes à la nature des êtres qui les causent, si elles sont formées d’après des souvenirs exacts, et qu’elles sont fausses et erronées dans le cas contraire. Ainsi j’ai montré que la vérité existe pour nous, et en quoi elle consiste ; que nous sommes susceptibles d’y arriver avec certitude ; quels sont les moyens (ou plutôt le moyen) qui nous y conduisent ; et quelles sont les causes (ou plutôt la cause) qui nous en écartent. Je n’ai donc plus rien à dire. Si ma logique finit à-peu-près au moment où toutes les autres commencent, ce n’est pas ma faute : c’est seulement la preuve de la vérité que j’ai avancée d’abord, que l’on n’est jamais remonté assez scrupuleusement jusqu’aux premiers faits, que l’on s’est trop hâté de tracer les règles de l’art, et que nécessairement elles ont été vaines ou fausses, inutiles ou nuisibles, parceque les principes de la science dont l’art dépend, n’étaient pas suffisamment connus et approfondis. Cependant je m’attends que l’on me dira : que reste-t-il donc suivant vous de toute la logique qu’on nous a enseignée jusqu’à présent ? Et que devons-nous faire pour bien raisonner

?

Je pourrais, je devrais peut-être répondre à ces deux questions par ce seul mot, peu de chose, et laisser le lecteur discuter mes idées et en tirer les conséquences ; mais sans vouloir prévenir ses conclusions, je ne puis me refuser à lui en indiquer quelques-unes. 1) toutes les anciennes logiques commencent, comme nous l’avons vu, par un examen plus ou moins superficiel de nos idées et de leurs signes ; nous l’avons refait cet examen : voyez et choisissez. 2) on y trouve de grands détails sur nos propositions et nos raisonnemens, et des distinctions très-multipliées pour ranger les unes dans certaines classes, et réduire les autres à certaines formes qui exigent des précautions très-diverses, et ont des propriétés très-différentes. Nous avons réduit le tout à un seul fait, différent et même destructif du principe de toutes ces lois. Si ce fait est vrai, tout cet échafaudage croule ; il ne peut plus être question ni de l’art syllogistique, ni des formes de nos argumens. Tout cela est à supprimer entièrement comme une invention ingénieuse, mais malheureuse, et portant sur une idée fausse, qui a fait constamment méconnaître la source et la cause de toute vérité. 3) on voit à la fin de la plupart de ces logiques, une quatrième partie intitulée méthode, qui n’est ordinairement qu’un recueil de conseils pratiques plus ou moins liés les uns aux autres. Plusieurs de ces avis sont sans doute très-propres à guider notre esprit dans la recherche de la vérité ; car tout le monde sait que les arts possèdent souvent des procédés fort utiles, avant que leur théorie soit perfectionnée ; mais mon objet unique étant la théorie, je ne crois pas devoir m’arrêter à la discussion de ces différens moyens de succès : un seul, mérite de fixer notre attention, parcequ’il tient de très-près aux principes que nous avons établis, ce sont les définitions. Les logiciens ont sans doute grande raison de recommander de faire de bonnes définitions ; car ce n’est autre chose que bien faire connaître les idées dont on s’occupe, et les signes par lesquels on les représente, et plus ils insistent sur cette nécessité, plus ils rendent hommage au principe que la justesse de nos raisonnemens dépend de la pleine connaissance des idées qu’ils ont pour objet, et non de leur forme ; mais après cette recommandation générale, presque tout ce qu’ils ajoutent sur les définitions, est inutile ou faux. Par exemple, il n’est pas vrai qu’il y ait des définitions de mots et des définitions de choses. Toute définition est toujours et uniquement celle de l’idée que l’on a dans l’esprit, et produit l’effet de déterminer le sens du mot ou des mots qui expriment cette idée. Il n’est pas vrai que les définitions soient des principes, et qu’on ne puisse pas disputer des définitions. Quand vous m’avez expliqué ce que renferme une idée, je dois toujours être admis à prouver qu’elle a des élémens qui ne lui ont été annexés que d’après des jugemens faux. Il n’est pas vrai qu’il y ait des idées qu’on ne puisse pas définir ; cela ne serait soutenable tout au plus que de nos idées absolument simples, de nos pures sensations dégagées de tout jugement ; or nous avons vu que nous n’en avons plus aucune qui soit exactement dans ce cas ; et même de celles-là on peut toujours dire, c’est ce que vous sentez dans telles circonstances, et c’est encore là les définir et même très-bien, puisque c’est les faire connaître de manière à ne pouvoir s’y méprendre. Il n’est pas vrai qu’une idée soit toujours bien définie, quand on a exprimé ce qui la fait être de tel genre, et ce qui la distingue de l’idée de l’espèce la plus voisine dans ce genre ( per genus et differentiam proximam, comme on dit) ; car une idée est genre sous un rapport et espèce sous un autre ; elle tient à beaucoup de genres différens ; et elle est séparée de beaucoup d’autres idées par des différences dont les degrés ne sont pas assignables, puisqu’elles ne sont pas de même nature. Tout cela est fondé sur des principes fantastiques et arbitraires qui ne tiennent pas devant les faits que nous avons observés. Il n’est pas même vrai que l’on puisse jamais faire une définition vraiment bonne, en prenant ce mot dans le sens qu’on lui donne ordinairement, et en employant les moyens que l’on indique. La définition réellement parfaite d’une idée, serait la description complète de tous ses élémens, depuis les premiers et les plus simples. Ainsi, il n’y en a pas une qui, pour être ainsi définie, n’exigeât la reproduction entière de toute la série de nos opérations intellectuelles sans exception ; or non-seulement cela serait interminable ; mais nous avons vu que cela est rigoureusement impossible, puisqu’une multitude de ces opérations a été à peine perçue et distinguée, et qu’un bien plus grand nombre encore a été complètement oublié. Au défaut de cette perfection chimérique et inaccessible, ce que nous devons desirer de trouver dans une définition, c’est que des innombrables élémens de l’idée dont il s’agit, elle renferme, non pas ceux que nous aurons généralement proclamés les plus importans d’après une symétrie hypothétique et une métaphysique arbitraire, mais ceux qui sont réellement essentiels à l’objet particulier qui nous occupe actuellement. Si je discute avec un chimiste une question relative à l’or, ce sont surtout ses propriétés chimiques que je dois faire entrer dans ma définition de l’idée de l’or. Si c’est avec un économiste, c’est principalement ses effets comme monnaie, sa valeur comme marchandise, sa propriété de représenter le travail, sur lesquels je dois insister. Si j’ai affaire à un moraliste, je dois spécialement considérer l’or comme excitant l’activité ou la convoitise, comme moyen d’union ou de séduction, comme source de biens et de maux ; et il serait pédantesque et inutile jusqu’au ridicule, qu’avec le premier de ces trois savans j’allasse m’appesantir sur ce que l’or est propre à enflammer la cupidité ou à servir le commerce. Il ne le serait pas moins que je fixasse mon attention sur ces deux idées, si j’examinais la question chimique relative à l’or à moi seul et pour mon instruction particulière ; car assurément ce n’est pas là ce qui me fournirait des motifs raisonnables pour former mon opinion. Il n’y a donc rien de bon dans tout ce qu’on nous a dit des définitions, que cette maxime générale, que soit en discutant, soit en étudiant une question, la première chose à faire est de se bien rendre compte des idées comparées, d’en démêler les élémens, et si cela est nécessaire, les élémens de ces élémens, jusqu’à ce qu’on soit arrivé à des idées de la justesse desquelles on soit sûr. Mais pour compléter ce principe, il faut y ajouter que non seulement c’est là la première chose à faire, mais encore que c’est la seule ; que dans le choix des élémens à distinguer dans l’idée, il ne faut considérer que ceux qui ont trait à la question à résoudre ; et que si on les trouve bien, on est sûr d’arriver à la vérité, parcequ’il ne s’agit jamais dans toutes nos recherches que de voir dans une idée ce qui y est, pour découvrir si elle en renferme implicitement une autre. On me dispensera, je crois, d’entrer dans de plus grands détails. Il suit de tout ceci que des quatre parties de nos logiques, j’ai pris de la quatrième un principe incomplet ; la troisième, j’espère l’avoir anéantie ; et les deux premières, j’ai tâché de les remplacer avec avantage. Il s’ensuit encore que pour bien raisonner, il ne faut au fond que considérer attentivement ce dont on parle ; et le représenter correctement. Ainsi je n’avais pas tort d’annoncer que je pourrais répondre aux deux questions que je me suis faites ci-dessus, par ce seul mot peu de choses. c’est aussi à quoi je conclus. Mais après avoir réduit à ce point et la fausse théorie et la véritable pratique du raisonnement, que dirons-nous donc des hommes célèbres qui ont cru que toute la force de nos raisonnemens consistait dans leurs formes, qui en ont distingué une multitude de différentes, et qui ont travaillé avec tant d’art à réduire toutes ces formes si diverses, à un petit nombre de modèles auxquels on pût les rapporter pour en juger sainement dans tous les cas possibles ? Nous dirons qu’ils n’ont pas été heureux, mais qu’ils ont été habiles et utiles. Il est dans la nature de notre esprit qu’il fallait avoir considéré nos raisonnemens sous toutes les faces imaginables, pour remonter jusqu’à la génération de nos idées et de leurs signes. Ces esprits investigateurs ont fait beaucoup d’observations précieuses ; et ce n’est pas leur faute si on a été si long-tems sans profiter de leurs recherches pour reconnaître leurs méprises. Ils méritent notre reconnaissance ; ce sont là les logiciens. Il n’en est pas de même de ceux qui, sans étudier ni la génération de nos idées, ni nos opérations intellectuelles, ont dogmatisé témérairement sur les abstractions les plus complexes, et sur la nature de l’être pensant qu’ils ne connaissaient pas. Ceux-là n’ont jamais été bons à rien, ils n’ont fait qu’égarer les esprits ; et s’ils ont employé la violence ou l’appui des puissances temporelles et spirituelles, pour soutenir leurs imprudentes décisions, ils ont été, non-seulement les séducteurs, mais les oppresseurs et les ennemis du genre humain. Ils méritent notre animadversion et notre mépris ; ce sont les métaphysiciens. Au reste ce sont les deux sciences que je classe ainsi, plutôt que les personnes. Car le même homme mérite souvent et le blâme et l’éloge. Il est peu de logiciens, idéologistes, ou grammairiens philosophes (peu importe lequel des trois noms on voudra leur donner), qui n’aient à se reprocher d’avoir été quelquefois métaphysiciens. Après avoir ainsi présenté librement mes opinions, fondées sur des faits que j’ai exposés aussi, il ne me reste plus qu’à laisser prononcer le lecteur.