Éléments d’idéologie/Troisième partie/Chapitre VI


(Continuation du précédent.) Suite des effets de la cause première de toute erreur.

en suivant pas à pas le développement successif de nos facultés intellectuelles, nous voilà donc arrivés à un moment si ancien dans l’histoire de chacun de nous, que personne n’en a conservé le souvenir, à celui où nous avons appris l’existence d’êtres autres que notre vertu sentante. Il est aisé de voir que non-seulement à cette époque commence pour nous un nouvel ordre de choses, mais même que l’ordre des choses ne commence pour nous qu’à cette époque ; car jusques-là nous connaissions notre vertu sentante, mais nous ne connaissions qu’elle et ses différens modes, et nous ne nous doutions pas qu’elle eût la moindre relation à rien, puisque nous ne savions pas qu’il existât autre chose qu’elle. Mais à dater de cet instant, nous voyons que nos pensées ne sont pas uniquement nos propres modifications, qu’elles sont aussi des effets de propriétés appartenant à d’autres êtres, et des conséquences de ces propriétés ; et que par suite elles doivent pour être justes, non-seulement être bien liées entr’elles, mais encore être bien conformes à l’existence réelle de ces êtres qui en ont une propre à eux, et que nous ne pouvons pas changer puisqu’elle est totalement distincte et indépendante de la nôtre. Il semble au premier coup-d’œil que cette nouvelle circonstance doit produire de grands changemens dans la manière de procéder de notre esprit ; qu’il va falloir apporter beaucoup de restrictions à notre principe que l’imperfection de nos souvenirs est la seule cause de nos erreurs ; et qu’il y aura une grande différence entre bien enchaîner nos propres perceptions et bien raisonner sur l’existence réelle des êtres étrangers à nous. Cependant cette différence n’est qu’apparente, comme on va le voir. En effet, supposons pour un moment qu’il n’est pas vrai que la propriété de résister à ma volonté d’éprouver la sensation du mouvement, soit la preuve d’une existence autre que celle de ma vertu sentante, c’est-à-dire, comme le soutiennent Berkeley et les autres sceptiques, que ma vertu sentante peut n’être modifiée que par elle-même, et que même lorsqu’elle éprouve le sentiment de vouloir, ce peut être encore elle qui résiste à ce sentiment ; ou en d’autres termes, qu’elle peut vouloir et ne vouloir pas en même tems. Cela est assez difficile à admettre ; mais passons sur cette contradiction, et supposons en outre que je suis le seul être sensible existant dans l’univers. Qu’arrive-t-il dans ce monde idéal ? Je ne suis pas moins affecté, comme je l’étais dans le monde réel ; je n’éprouve pas moins toutes les mêmes modifications qu’auparavant ; elles ont toujours les mêmes qualités, les mêmes liaisons entre elles, les mêmes résultats, les mêmes conséquences, la même manière de s’enchaîner et de se coordonner ; et quoique persuadé qu’elles n’ont leurs causes que dans le sein même de ma vertu sentante, je ne dois pas moins les observer, les sentir, les analyser, et n’en tirer que des déductions légitimes, c’est-à-dire qui soient implicitement renfermées dans ce que j’ai senti. Aussi Berkeley, qui est de tous les philosophes à moi connus, celui qui a soutenu avec le plus d’esprit cette singulière thèse, avoue, lorsqu’il croit l’avoir prouvée, qu’elle ne change rien du tout à l’ordre des choses. Il console son pauvre Hylas, qui se désespère de ce que le monde entier lui échappe ; et il l’assure que cela n’y fait rien du tout, et que tout va pour lui comme avant cette belle découverte. Effectivement si l’on consent à ce singulier principe, que ma simple vertu sentante peut en même tems vouloir et s’opposer, vouloir et ne vouloir pas la même chose, vouloir souffrir par exemple, ce qui me paraît bien pénible à accorder, le reste de la discussion est absolument vide de sens, et la dispute un pur jeu de mots. Car les êtres que nous appelons réels n’existent pour nous que par les perceptions qu’ils nous causent. Dans tous les cas, ces perceptions ne peuvent pas nous venir sans causes. Si leurs causes existent dans notre faculté sentante, elles ne nous sont connues de même que par ces perceptions. Elles n’existent pour nous, comme les êtres, que par ces perceptions ; elles sont absolument la même chose que ce que nous appelons les êtres

elles en

ont exactement toutes les propriétés, puisque ces propriétés sont nos perceptions. Ainsi ce sont ces causes qui sont les êtres réels. il n’y a que le nom de changé, les causes sont les êtres, ou les êtres sont les causes. c’est là pour le coup une équation identique. C’est une vraie billevesée. Mais il y a une autre considération qui rend le principe accordé ci-dessus bien plus absurde. Aussi le prudent Berkeley a eu soin d’en détourner l’attention, et je ne crois pas qu’aucun sceptique ait osé l’approfondir. Nous avons supposé que je suis le seul être sentant qui existe dans l’univers ; et alors je n’ai point de contradicteurs. Mais s’il y a plusieurs êtres sentans en même tems dans ce monde, s’il existe à-la-fois dans la nature, seulement deux sceptiques, bien certains de cette seule chose, de se sentir douter, d’exister doutans, lequel des deux consentira à n’être qu’une modification de la vertu sentante et doutante de son camarade ? à n’exister que dans la pensée de cet ami qui va devenir son adversaire ? Leur obstination réciproque leur apprendra certainement bientôt qu’ils sont deux êtres. car ils ne pourront ni s’accorder réciproquement qu’ils ne sont point un être puisqu’ils sont tous deux sûrs de sentir, d’exister sentans, ni convenir qu’ils sont tous deux le même être puisqu’ils sentent différemment, puisqu’ils existent sentant différemment. La seule chose qu’ils pourront se concéder mutuellement, par égard pour leur opinion commune, c’est que tout ce qui paraît les entourer, et qui n’a pas la conscience personnelle de son existence, n’existe

que dans leurs pensées à eux. Mais si dans leurs débats ils en viennent aux coups, il sera fort indifférent pour le battu que le bras de son adversaire soit un être réel, appendice de l’existence complexe de celui-ci, ou qu’il ne soit que l’assemblage des perceptions que lui battu en reçoit. Cela sera tout aussi égal au battant ; et les voilà revenus, à l’égard des êtres inanimés, à cette identité que nous avons reconnue entre les êtres qui sont causes, et les causes qui sont êtres.

seulement il va naître une difficulté. Ce bras conçu comme un fantôme, n’ayant d’existence que dans une faculté sentante, en a actuellement deux positives et bien distinctes, l’une dans la faculté sentante du battu, et l’autre dans la faculté sentante du battant. à la vérité il leur cause souvent à toutes deux des impressions qui sont semblables, mais il leur en cause aussi qui sont différentes. De plus il agit sur l’une dans des momens où il n’agit pas sur l’autre ; et dans les instans où il agit à-la-fois sur toutes deux, outre les impressions pareilles qu’il leur fait, il leur en fait d’opposées comme, par exemple, quand il obéit à la volonté d’une de ces facultés, et qu’il résiste à celle de l’autre. Il est donc impossible de placer son existence exclusivement dans l’une ou dans l’autre de ces facultés sentantes. Il faut en revenir, à lui en reconnaître une qui lui est propre, laquelle est composée pour chacun de ces êtres sentans, des impressions qu’il fait à tous deux, de celles qu’il lui fait particulièrement, et de celles qu’il sait qu’il fait à l’autre ou qu’il peut lui faire ; et voilà ce que c’est pour nous que l’existence des êtres qui ne consiste toujours que dans le sentiment ou les sentimens que nous en avons, dans les impressions que nous en éprouvons, et dans les conclusions que nous en tirons, lesquelles conclusions sont encore des perceptions qu’ils nous occasionnent. On voit donc, 1) que l’existence de l’être sentant consiste à sentir et à vouloir, ce qui est encore sentir ; 2) qu’il répugne de supposer que les causes qui résistent à la volonté d’une vertu sentante, existent dans le sein même de cette vertu sentante qui veut ; 3) que cette supposition admise ne changerait rien à l’existence du monde, s’il n’y avait qu’un être sentant dans l’univers ; qu’il n’y aurait qu’un nom de changé ; et que ces causes seraient réelles de la réalité que nous accordons aux êtres, seraient les êtres eux-mêmes qui ne consistent que dans les perceptions qu’ils causent ; 4) que cette supposition à-la-fois révoltante et vide de sens, dans le cas où il n’existerait qu’un seul être sentant, est tout-à-fait inadmissible dès qu’il en existe plusieurs ; 5) que l’existence des êtres insensibles est très-réelle et distincte de celle de l’être qui les sent, et qu’elle ne consiste pour lui que dans les impressions qu’il en reçoit et dans la connaissance qu’il a de celles qu’ils font ou sont capables de faire aux autres êtres sentans, connaissance qui est elle-même une perception qu’ils lui causent. Enfin on voit comment la réalité complète de nos perceptions relativement à nous, se concilie avec l’espèce de réalité particulière que nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître dans les êtres qui ne sont pas nous ; et l’on voit surtout qu’il n’y a rien de plus absurde et de plus vide de sens que toutes ces grandes disputes sur l’ idéalisme et le réalisme

et l’on ne

conçoit pas que des hommes accoutumés à peser le sens des mots dont ils se servent, aient pu s’y livrer ou en faire la base d’une division générale de tous les systèmes de philosophie. Si elle est fondée cette division, c’est une chose bien vaine que la philosophie ; et il est bien pressant de la reconstruire sur des fondemens plus solides. Je pourrais bien, je pense, sans craindre d’être contredit, conclure de tout ceci, que je n’ai pas eu tort d’approfondir la signification du mot existence, et de chercher à éclaircir en quoi consiste pour nous la nôtre et celle des êtres autres que nous. On en conviendrait encore plus volontiers, si j’avais le tems de montrer actuellement de combien de rêveries cette précaution nous garantit ; mais j’avais un autre objet en entrant dans cette explication : je voulais prouver que la découverte qu’il existe des êtres distincts et indépendans de notre faculté de sentir, ne change point la marche de notre intelligence, et que les causes qui nous conduisent à la vérité ou à l’erreur, sont les mêmes qu’auparavant. Je voulais montrer que, bien que l’existence de ces êtres mérite d’être appelée réelle, et bien que nos idées pour être justes doivent être conformes à cette réalité, cependant ces idées sont toujours tout pour nous ; qu’elles sont toujours justes quand elles sont bien enchaînées ; et qu’elles sont toujours certaines et conformes à la réalité, quand nous ne les formons que d’après des souvenirs exacts et des représentations fidèles de nos perceptions antérieures, depuis la première jusqu’à la dernière : or c’est, je crois, ce que l’on va voir très-clairement. En effet examinons ces trois assertions l’une après l’autre. D’abord, que nos perceptions soient toujours tout pour nous, cela ne peut faire aucun doute ; car comme nous n’existons pour nous-mêmes que par et dans ce que nous sentons, comme nos perceptions ne sont jamais que des modes de notre existence, et comme notre existence totale ne saurait être autre chose que l’assemblage de tous ses modes, il est évident que nos perceptions sont toujours et également tout pour nous, de quelque part qu’elles nous viennent. C’est ce qui nous a fait dire ci-dessus qu’en supposant qu’il n’existe qu’un seul être sentant dans l’univers, et en admettant par impossible que ce qui résiste à sa volonté peut résider dans cette vertu sentante elle-même qui veut, il n’y a rien de changé pour lui dans ce monde ; les causes qui lui ré sistent sont les êtres tels que nous les connaissons : car les êtres tels que nous les connaissons, ne sont pas autre chose que ces causes, et ne consistent pas dans autre chose que dans la réunion de ces causes qui nous affectent. Mais puisque nos perceptions continuent toujours d’être tout pour nous, même après que nous avons reconnu la réalité des êtres, il faut encore convenir que cette réalité ne change rien à la cause de la justesse de nos perceptions, et qu’elles sont toujours justes, et ne peuvent pas n’être pas justes dès qu’elles sont bien liées entre elles ; car nous ne connaissons jamais qu’elles : il n’existe jamais pour nous rien qu’elles. Les premières sont simples, et nous viennent directement de leur cause, qui ne nous est jamais connue que par elles. Elles sont certaines et réelles par cela seul que nous les percevons. Ensuite nous ne faisons jamais autre chose qu’en faire de nouvelles combinaisons ; et ces combinaisons consistent toujours à y remarquer des circonstances, et à les grouper en conséquence, de mille manières différentes. Ainsi elles naissent toutes les unes des autres ; leur justesse ne peut consister que dans leurs relations ; les dernières sont aussi certaines et aussi vraies que les premières, si nous n’avons vu successivement dans chacune de celles qui les précèdent, que ce qui y est réellement ; et la réalité particulière des êtres qui en sont les causes premières ne fait rien à leur exactitude, ou du moins n’en change point la nature. C’est ce qui nous a fait remarquer à la fin du chap 4, que si nous n’avons pas des idées de substances

et des idées archétypes, comme on l’a tant dit mal-à-propos, il est vrai que nous avons des idées directes et des idées abstraites des êtres, mais que les causes de leur justesse sont les mêmes, et que nous n’opérons pas sur les unes autrement que sur les autres. Toute la différence qu’il y a entre elles, c’est que le secours de l’expérience, le rappel à la sensation simple, à l’idée primitive dont elles émanent, est plus près des premières que des dernières. Néanmoins il est constant que nos idées, pour mériter les noms de justes et de vraies, doivent être conformes à l’existence réelle des êtres dont elles émanent, existence réelle qui est distincte et indépendante de la nôtre, et que nous ne pouvons pas changer. Si donc nous avons raison de dire que toutes ces idées sont justes et vraies, par cela seul qu’elles sont bien enchaînées, il faut qu’il se trouve que dès que cette condition est remplie, elles soient nécessairement conformes à cette réalité, et ne renferment que des conséquences qui ne lui soient pas contraires. C’est aussi ce qui arrive, et ce qui ne peut pas manquer d’arriver ; car les premières de toutes ces idées, nos pures sensations, nos idées simples, sont des effets directs de ces êtres distincts de notre vertu sentante ; ainsi elles font partie de leur existence réelle, et non-seulement elles en font partie, mais même elles sont (pour nous du moins) toute cette existence, puisque cette existence ne nous est connue que par elles. Or, si dans nos combinaisons subséquentes, nous ne voyons rien dans ces sensations, nous n’en jugeons rien, qui n’y soit réellement, qui ne soit bien conforme à leur nature, il est manifeste que toutes ces combinaisons postérieures, nos idées composées, seront nécessairement conformes à l’existence réelle des êtres causes de nos sensations ; elles pourront bien, ces combinaisons, ne pas embrasser l’existence totale de ces êtres, car ces êtres peuvent avoir beaucoup de propriétés qui n’aient pas encore agi sur nous, ils peuvent même en avoir qui soient totalement et éternellement inaccessibles et étrangères à nos moyens de connaître ; mais du moins il est certain que ces combinaisons de nos perceptions simples, ces perceptions composées, ne renfermeront rien qui soit contradictoire avec l’existence de ces êtres, telle qu’elle nous est connue par les perceptions simples qui émanent d’eux. Notre troisième proposition, que nos idées sont toujours certaines et conformes à la réalité des êtres, par cela seul que nous ne les formons que d’après des souvenirs exacts et des représentations fidèles de nos perceptions antérieures, depuis la première jusqu’à la dernière, est donc encore d’une vérité indubitable et inattaquable. Il est donc avéré que la découverte qu’il existe des êtres distincts et indépendans de notre faculté de sentir, ne change rien du tout à la manière d’opérer de notre intelligence, et que les causes qui nous conduisent à la vérité ou à l’erreur sont les mêmes qu’auparavant. Aussi n’est-ce pas par cette raison que le moment où nous faisons cette découverte, est une époque remarquable dans notre histoire, et que nous avons cru devoir nous y arrêter en finissant le chapitre précédent ; mais c’est parcequ’à partir de cet instant toutes nos idées prennent nécessairement un nouveau degré de complication qui a des conséquences très-importantes. Nous avons déjà observé dans ce même chapitre 5, page 269, que dès que nous avons exercé seulement une fois toutes nos facultés intellectuelles, quand une sensation déjà éprouvée renaît, le souvenir de cette sensation est dès ce moment composé nécessairement de beaucoup d’idées accessoires ; mais ici c’est bien autre chose, je ne puis plus éprouver la sensation la plus simple, sans y joindre, au moins implicitement, les idées qu’elle me vient d’un corps, dans certaines circonstances, par certains moyens, suivant certaines lois, etc. Etc. Ainsi voilà que tous mes souvenirs de sensations, non-seulement ne sont pas la sensation elle-même, (nous avons vu qu’ils en diffèrent par leur nature), mais même sont nécessairement des souvenirs de véritables idées de modes et de qualités des êtres que j’ai appris à connaître, et parconséquent sont des idées très-composées et très-sujettes dans leurs renaissances successives, à perdre quelques-uns de leurs élémens, ou à en acquérir de nouveaux. La même réflexion s’applique à mes desirs les plus directs, à ceux que l’on serait le plus autorisé à appeler purement machinals.

on donne souvent ce nom assez à l’aventure à plusieurs de nos opérations intellectuelles ; mais il ne signifie autre chose, quand il a un sens, si ce n’est que ces opérations sont plus simples ou moins développées que d’autres, que par cette raison on appelle réfléchies. du reste, les unes et les autres sont de même nature, et on ne pourra jamais fixer entre elles une ligne de démarcation précise, même en se jetant dans une foule de suppositions gratuites, qui ne sont pas de mon sujet. Quoi qu’il en soit, il est certain que dès que j’ai appris qu’il y a d’autres êtres que ma faculté sentante et voulante, que ce sont ces êtres appelés corps qui sont cause des impressions qu’elle éprouve, que l’un d’eux, que par cette raison j’appelle mon corps, lui obéit immédiatement quoiqu’en lui résistant, et que les autres ne lui obéissent que par l’intervention et l’effort de celui-là ; il est certain, dis-je, que dès ce moment mes desirs les moins composés, d’éprouver telle ou telle manière d’être, deviennent le desir beaucoup plus compliqué que ces corps que je connais prennent certaines modifications, produisent certains effets, en un mot, revêtissent certains modes. Les souvenirs que je puis avoir de ces desirs, é prouvent parconséquent le même sort que mes souvenirs des sensations : non-seulement ils sont toujours, par leur nature, des idées très-différentes de leurs modèles, mais encore ils deviennent des idées très-compliquées et sujettes à toutes les imperfections des idées des modes et des qualités des êtres. Il en est à-peu-près de même des jugemens subséquens que je porte de toutes ces idées, et des souvenirs que je puis en avoir. Ainsi, voilà que quand j’ai seulement appris qu’il existe d’autres êtres que ma vertu sentante, le danger résultant de l’imperfection de mes souvenirs s’est prodigieusement accru. Cependant ce n’est encore là que le commencement des difficultés qui nous attendent, et qui vont toujours croissant à mesure que l’édifice de nos connaissances s’élève et s’agrandit. Suivons ses progrès comme nous les avons décrits dans le premier volume, chapitre 6. Ces idées d’êtres et de modes qui naissent de nos premières idées simples et des premiers jugemens que nous en portons, et qui servent de bases à des combinaisons ultérieures, je ne les ai encore considérées que comme particulières et individuelles, telles qu’elles sont d’abord. Mais nous avons vu que bientôt par des jugemens postérieurs et des abstractions successives qui en sont la suite, nous les généralisons et nous en faisons des idées de genres, de classes, et d’espèces, au point que dans nos langages, nous n’avons plus un seul mot qui exprime une idée individuelle, si ce n’est quelques noms propres. Dans ce nouvel état d’idées générales, elles sont donc de véritables surcomposés, produits d’un grand nombre de différens jugemens, extraits d’une multitude de sujets distincts, et formés d’une quantité prodigieuse d’élémens divers. Arrivées à ce point (et presque toutes nos idées sont telles), combien n’est-il pas facile qu’elles éprouvent des altérations dans leurs renaissances successives ? Combien parconséquent n’est-il pas aisé que les souvenirs que nous en avons soient infidèles et variables ? Ne sent-on pas même qu’il est presqu’impossible qu’ils soient autrement ? La même chose sera encore plus vraie de toutes les idées que nous nommons plus particulièrement idées abstraites, et en général de toutes celles que nous formons par des observations plus fines, et qui ne sont séparées les unes des autres que par des nuances si légères et des distinctions si délicates, qu’il est bien difficile qu’elles nous soient constamment présentes, et qu’elles ne nous échappent pas bien souvent. Il est donc vrai que l’imperfection de nos souvenirs est toujours plus à craindre et plus prête à nous égarer, à mesure que nos idées se multiplient, qu’elles sont plus composées, plus modifiées, plus élaborées, plus voisines les unes des autres, et séparées par des différences plus difficiles à saisir, c’est-à-dire, à mesure que nos connaissances s’accroissent et se perfectionnent par une connaissance plus précise et plus détaillée des premiers faits qui en sont la base. Maintenant, à ces considérations tirées uniquement de la génération de nos idées et de leur enchaînement successif, ajoutons-en d’autres fondées sur la nature des moyens dont nous nous servons pour employer nos facultés intellectuelles, sur la manière dont elles agissent, et sur les modifications qu’elles éprouvent par leur action même. Rappelons-nous ce que nous avons dit des signes de nos idées, de leur nécessité, de leurs imperfections, et surtout de la manière confuse, fortuite, et pourtant graduelle dont nous apprenons leur valeur. Rappelons-nous encore ce qui a été observé de la liaison qui s’établit entre nos idées, à mesure qu’elles ont été travaillées, élaborées, combinées ensemble sous mille aspects divers. Elle est un effet de la mémoire, cette liaison ; elle est en quelque sorte la mémoire elle-même ; elle fait que nous ne pouvons, qu’on me passe cette expression, toucher à une seule de nos idées, sans que le mouvement se propage plus ou moins à une infinité d’autres qui y sont liées. C’est comme un clavessin dont toutes les touches auraient quelque adhérence entr’elles : elles s’ébranleraient réciproquement. Une idée ne nous revient donc jamais absolument pure et isolée ; elle est toujours accompagnée d’une foule d’accessoires qui l’altèrent en concourant à l’impression totale ; et ce qu’il y a de pis, ce mouvement ne se propage pas toujours de la même manière : il se porte tantôt plus d’un côté, tantôt plus de l’autre, suivant les différentes circonstances ; ensorte que les accessoires ne sont pas toujours les mêmes, et que l’idée principale en est diversement altérée, ou, ce qui est la même chose, devient à chaque fois une nouvelle idée que nous prenons pour la même, parcequ’elle est toujours revêtue du même signe. Enfin, ressouvenons-nous surtout de nos observations sur les effets de la fréquente répétition des mêmes actes intellectuels. Rappelons-nous combien ils deviennent rapides et insensibles, combien nous en faisons en un instant sans nous en appercevoir, combien par conséquent nos idées les mieux connues reçoivent de modifications impossibles à démêler. Si nous nous pénétrons bien de l’importance de tous ces faits, qui sont avérés, nous ne serons plus surpris que malgré la certitude incontestable de tout ce que nous sentons, et la véritable infaillibilité de chacun des jugemens que nous en portons pris séparément, nous soyons si sujets à méconnaître la vérité ; nous reconnaîtrons que la seule difficulté de constater l’identité des matériaux de nos jugemens successifs, en est une cause bien suffisante, et nous n’aurons pas de peine à penser qu’elle en est la cause unique. Voilà donc que nous nous sommes bien expliqués comment la cause première de toute certitude, et celle de toute incertitude agissent et se combinent dans la formation et l’enchaînement de nos idées depuis leur origine, et dans les différens degrés de nos connaissances ; mais ce n’est pas tout : pour remplir pleinement la tâche que nous nous sommes imposée au commencement du chapitre précédent, il faut encore voir l’action de ces deux causes opposées dans les différens états de nos individus, et comment elles produisent les effets qui en résultent. On dit souvent, et avec raison, que nous jugeons diversement des mêmes choses, suivant la disposition dans laquelle nous sommes ; cela est vrai, et cependant il n’est pas bien aisé de comprendre d’abord, comment d’être dans une disposition ou dans une autre, peut nous faire voir dans une idée actuellement présente, ce qui n’y est pas, ou nous cacher ce qui y est. Avec notre manière d’envisager les choses, cette difficulté va s’évanouir, et nous allons trouver que cet effet, en apparence si extraordinaire, se réduit encore à une représentation inexacte de l’idée dont nous croyons juger. En effet, puisque nous sommes doués de sensibilité, le jeu de notre organisation ne peut pas avoir lieu sans nous causer quelques impressions. Suivant la manière dont il s’exécute, et par cela seul que le mouvement vital s’opère en nous, nous éprouvons les sentimens de vigueur ou d’abattement, d’hilarité ou de mélancolie, de bien-être ou de mal-aise, de calme ou d’anxiété, de chaleur ou de refroidissement interne, d’activité ou de langueur, et plusieurs autres plus particuliers, mais tout aussi marqués, résultans de la prédominance de l’action de certains organes. Ces modes, que l’on peut appeler les modes fondamentaux de notre existence, sont loin d’être toujours les mêmes dans les différens tems ; mais ils ne cessent ni ne changent, parcequ’une idée quelconque que l’on peut regarder comme un mode accidentel de cette même existence, vient occuper notre pensée ; au contraire, ils se joignent, ils s’unissent à ce mode accidentel, ils se confondent avec cette idée, ils en deviennent un élément qui en fait une idée nouvelle. Ainsi, l’idée d’un malheur arrivé se trouve atténuée si j’éprouve actuellement un sentiment de gaîté ou de bien-être qui résiste à son effet, et aggravée, si je suis déjà livré au sentiment de mélancolie ou de langueur qu’elle doit produire en moi. L’idée d’un malheur prévu est soutenue et repoussée en partie, si j’ai une vive conscience de mes forces ; elle est accrue, si j’éprouve d’avance l’état de tristesse et d’accablement qui en doit résulter. Il en est de même de celles d’une action difficile à exécuter, d’une fatigue à essuyer, d’un grand projet à entreprendre. La disposition où je me trouve, est une véritable addition ou diminution faite d’avance aux difficultés ou aux ressources dont ces idées doivent réveiller en moi les images. Par exemple, l’idée de surmonter ces obstacles ou ces malheurs par la patience, se présente à moi avec l’accessoire de la facilité, et d’un provisoire heureux et doux, si je suis dans une disposition calme ; avec celui de la souffrance, si je suis déjà dans un état d’anxiété et de mal-aise. En sens contraire, l’idée d’un plaisir et de tout ce qui y a rapport est bien avivée, si l’état de mes organes m’en fait d’avance éprouver le desir ; elle peut, au contraire, ne réveiller en moi qu’un sentiment douloureux et sombre, si cet état est tel que j’aie la conscience de ne pouvoir en jouir ; ou qu’une impression d’indifférence ou de mépris, si je suis entraîné vers un autre plaisir. Il est donc évident que dans toutes ces suppositions contraires, l’idée principale se présente à moi avec des accessoires différens, qui en font réellement une autre idée, et que l’effet de ces dispositions opposées, n’est autre que de produire en moi une représentation inexacte de l’idée qui m’a frappé dans d’autres tems et d’autres circonstances, et que pourtant je crois la même. Parconsé quent cet effet n’est qu’un cas particulier de l’observation générale, que l’imperfection de nos souvenirs est la cause de toutes les aberrations de nos jugemens. Je pourrais donner beaucoup de preuves de cette vérité : mais je me bornerai à trois. Premièrement tout le monde convient que la meilleure disposition pour porter un jugement sain est d’être calme, et comme on dit, de n’avoir l’esprit préoccupé par rien. Cela est vrai : mais pourquoi cela est-il vrai ? Parceque c’est dans cet état que chaque idée particulière nous arrive et demeure dans notre esprit pure et sans mélange, et que nous pouvons la rapporter à elle-même sans altération. C’est là son type originel et constant. Les autres nuances qu’elle prend dans le cas contraire sont variables. Elle devient donc un souvenir imparfait, et c’est ce qui altère les jugemens qui s’ensuivent. La seconde preuve, c’est que les illusions naissantes de la disposition dans laquelle je suis, disparaissent dès que je m’apperçois que cette disposition en est la cause. Pourquoi cela ? Parceque dès ce moment je les sépare de l’idée à juger. Elle redevient pure, nette, et telle qu’elle est dépouillée de tout accessoire étranger et variable. Elle est un souvenir exact de ce qu’elle a été constamment. Enfin, et ceci est une conséquence de ce que nous venons de dire, ce qui achève de prouver que nos diverses dispositions n’altèrent nos jugemens qu’en brouillant nos souvenirs, c’est qu’elles ne produisent cet effet que sur les idées auxquelles elles peuvent se mêler sans que nous nous en appercevions. J’ai beau être triste ou gai, accablé ou plein d’action, bien ou mal à mon aise, je porterai toujours le même jugement sur l’égalité ou la différence de deux idées de quantité. Il m’est trop manifeste que ce que j’éprouve d’ailleurs est étranger à ces idées, pour qu’elles en soient obscurcies. Elles me reviennent toujours les mêmes ; mes jugemens sur leur compte sont inaltérables, et partant conséquens et justes, car c’est la même chose. On voit donc que cette observation générale de l’influence de l’imperfection de nos souvenirs, rend raison de l’altération et de l’inconséquence de nos jugemens, produites par les différentes dispositions dans lesquelles l’être sensible se trouve successivement dans le cours de son existence. Elle explique en même tems l’effet que produit sur nos opinions et nos goûts, ou plus généralement sur nos jugemens, 1) la diffé rence des tempéramens, 2) celle des sexes, 3) celle des âges (même indépendamment des différens degrés d’instruction et d’expérience). 4) celle de l’état de santé à l’état de maladie, et celle des diverses maladies entre elles : car ce sont là autant de causes qui font naître en nous des dispositions différentes. Cette même observation générale montre de plus pourquoi c’est un très-grand avantage pour porter des jugemens conséquens et vrais, et avoir ce que l’on appelle l’esprit ferme et juste, d’être d’un naturel peu mobile, et peu susceptible de passer rapidement d’une disposition à une autre. Elle fait voir en outre qu’à défaut de cette qualité dont un homme ne saurait jamais être doué que jusqu’à un certain point, la plus précieuse qu’il puisse posséder, est la réflexion qui fait séparer exactement de l’idée dont on juge, les impressions qui y sont étrangères. C’est là la perfection de la raison. Le délire et la folie proprement dite dont l’excès contraire. L’entraînement des passions et des affections est l’état intermédiaire et le plus commun. Je trouve enfin que l’on explique encore très-bien par l’imperfection de nos souvenirs, l’incohérence et l’absurdité de nos idées dans les songes. Pendant l’assoupissement des sens, nous sommes privés de mille secours qui dans l’état de veille nous empêchent à tous momens de confondre avec une idée des impressions qui y sont étrangères. Rien ne nous avertit, par exemple, qu’un souvenir n’est pas une sensation actuelle, que l’objet auquel nous pensons n’est pas présent. Nous sommes dénués de moyens de distinguer le sentiment d’oppression résultant d’un mal d’estomac, de celui provenant d’un poids qui nous accablerait. Nous devons donc à chaque instant, plus que dans aucune autre circonstance, joindre sans discernement à une idée, une foule d’impressions différentes, et parconséquent en faire à tous momens, sans nous en appercevoir, une idée très-différente de ce qu’elle était le moment d’avant, et de ce qu’elle a toujours été pour nous. Or ce n’est là autre chose qu’avoir de cette idée des souvenirs excessivement défectueux. Ils le sont à tel point dans ce cas, que dans tout autre, excepté celui de la démence absolue, ils nous choqueraient, et nous les réformerions tout de suite : aussi cessent-ils subitement de nous faire illusion à l’instant du réveil. Il en serait de même de toutes nos erreurs si elles étaient aussi faciles à démêler. Malheureusement cela n’est pas ; aussi sommesnous tous plus ou moins sujets à l’illusion. Cependant il ne faut pas nous exagérer cet inconvénient. Parceque nos dispositions diverses modifient presque nécessairement nos jugemens, et parceque nous différons nécessairement les uns des autres par les dispositions résultantes de l’organisation primitive, du tempérament, de l’âge, du sexe, de l’état de santé ou de maladie, etc., il ne faut pas croire qu’il suive de là qu’il n’y a pas pour tous un fond commun, un type, un modèle général, que nous puissions appeler la raison, le bon sens, le sens commun

ni se persuader que nous

ne faisons tous que rêver chacun à notre manière, sans qu’il soit possible de dire jamais laquelle est la meilleure. Un moment de réflexion va dissiper cette erreur. Premièrement tout prouve que les premières impressions, les impressions directes des objets, les pures sensations, sont les mêmes pour tous ; ou que, si intrinsèquement elles sont différentes en quelque chose, ce qui est impossible à vérifier, elles sont du moins ressemblantes en beaucoup de points, complètement analogues, et ayant les mêmes rapports entre elles ; qu’elles produisent les mêmes effets, et ont les mêmes conséquences dans tous les individus ; et que ce n’est jamais relativement à elles que s’établit le dissentiment de nos opinions. Secondement ces impressions premières, ces sensations pures sont infiniment peu nombreuses en comparaison de la multitude infinie de nos perceptions diverses. De même qu’avec une quarantaine de caractères au plus nous pouvons représenter tous les mots de toutes les langues que l’on peut imaginer ; de même c’est avec un très-petit nombre de modifications premières que nous formons la foule innombrable d’idées qui sont dans nos têtes. Ces idées ne sont jamais que des composés et des surcomposés de ces élémens primitifs ; et elles sont toujours justes, nous l’avons prouvé, si nous n’avons rien mis dans ces élémens qui n’y soit pas, et si nous n’avons pas reconnu entre eux des rapports qui répugnent à leur nature. Or nous avons tous plus ou moins la puissance d’éviter ces fautes ; et quand même beaucoup de nous en seraient privés jusqu’à un certain point, toujours est-il vrai que c’est dans cette puissance que consiste la raison, le bon sens, et qu’en l’exerçant pleinement on arrive à ce qui est la vérité pour l’espèce entière. Ainsi la diversité de nos dispositions individuelles n’empêche pas que la vérité ne soit la même pour tous, et qu’il n’y ait une raison générale et un sens commun

et universel. Nous sommes toujours d’accord quand nous ne mettons dans une idée que ce qui y est. Je bornerai là ces réflexions sur les dispositions particulières à chacun de nous. J’aurais peut-être dû les étendre beaucoup, faire voir par divers exemples, que quand ces dispositions nous égarent, c’est réellement en donnant pour sujets à nos jugemens actuels des souvenirs inexacts d’idées antérieures, et montrer en détail pourquoi ces illusions sont plus dangereuses dans certaines branches de nos connaissances que dans d’autres, et que ce sont précisément de celles-là que l’on a éternellement disputé, et que l’on a fini par se persuader qu’elles ne sont point susceptibles de certitude. Ces développemens n’auraient peut-être pas été sans utilité ; mais j’ai craint en m’y livrant, de rendre moins sensible l’étroite liaison que mes principales observations ont entre elles ; et puis, pourquoi ne pas l’avouer, j’ai peut-être été entraîné en partie à mon insçu par l’impatience extrême que j’éprouve d’arriver aux conséquences des faits établis, et à la conclusion d’un ouvrage qui est le résultat du travail de toute ma vie, et qui me semble absolument neuf pour le fond des choses. Toutefois j’ose croire que le lecteur attentif fera aisément ces essais et ces applications sans que je les lui indique ; et que j’en ai dit assez pour remplir l’engagement que j’avais pris de montrer la double action de la cause première de toute certitude et de celle de toute erreur, relativement aux différens états de nos individus, comme je l’avais fait voir relativement aux différens degrés de nos connaissances, et à l’enchaînement de nos idées depuis leur origine ; et pour prouver que la cause unique de toutes nos erreurs est l’imperfection de nos jugemens causée par celle de nos souvenirs, nos jugemens et nos raisonnemens ne consistant toujours qu’à voir une idée dans une autre. Voilà les faits : passons aux conséquences.