Éléments d’idéologie/Troisième partie/Chapitre V


Développement des effets de la cause première de toute certitude, et de la cause première de toute erreur.

l’examen attentif des facultés qui composent l’intelligence de tous les êtres sensibles, et spécialement la nôtre, nous y a fait découvrir deux propriétés bien remarquables, la certitude de nos perceptions actuelles, et l’incertitude de leurs liaisons avec nos perceptions passées. Il est aisé de juger qu’elles doivent produire toutes nos connaissances et toutes nos illusions, toute la puissance et toute la faiblesse de notre esprit. Mais cet apperçu général ne suffit pas : il faut voir en détail comment ces deux causes opposées agissent, se mêlent, et se combinent, non plus dans chacune de nos opérations intellectuelles prise séparément, mais dans l’enchaînement de nos pensées et de nos affections, dans les différens degrés de nos connaissances, et dans les différens états de nos individus. Il faut retrouver dans l’histoire de chacun de nous, l’application de cette théorie et la preuve de sa justesse. Rien ne serait plus facile si nous avions un souvenir distinct de nos premières perceptions, des premiers actes de notre intelligence, et des premières combinaisons que nous en avons faites. Mais aucun de nous ne se rappelle comment il a commencé à sentir, à se ressouvenir, à juger, et à vouloir, comment il a formé ses premières idées, ni comment il a acquis la conviction de son existence, et de celle des autres êtres. Nous trouvons toutes ces connaissances, ces idées, et ces opérations, comme infuses en nous et sans origine précise. Cela doit être, car elles n’en ont effectivement pas. Tout en nous dans ce genre se fait petit-à-petit, par nuances insensibles, et sans différence assignable d’un instant à l’autre. La cause en est non-seulement dans la nature de notre organisation, mais encore dans le mode de son action. Nous naissons avec des organes imparfaits, que la seule durée de la vie développe de momens en momens, sans que nous en sentions les progrès. En même tems qu’ils acquièrent de la consistance, la fréquente répétition de leurs actes les amène graduellement de l’état de mal-adresse et d’engourdissement le plus absolu, à la souplesse et à la prestesse la plus merveilleuse, ensorte que dans ces premiers instans si curieux à observer, notre mémoire et notre jugement sont presque sans activité, et que nous ne pouvons pas dire quand ils commencent à prendre quelqu’énergie. Ce n’est pas tout encore : comme si tant de voiles ne suffisaient pas pour nous cacher à nos propres yeux, la marche de notre esprit est telle qu’il commence toujours par les masses, que dans une première impression il a toujours vu tout un sujet, qu’il ne peut plus qu’en démêler les détails, et reconnaître explicitement ce qu’il avait d’abord senti implicitement. à proprement parler, dès que nous avons éprouvé le phénomène du sentiment, dès qu’il a ému notre être et commencé notre existence, rien de nouveau ne peut plus se présenter à nous. Nous avons tout vu et tout connu. Ce trouble vague renferme tout pour nous. Nous ne pouvons plus qu’en éprouver les circonstances, les modifications, les variétés, les conséquences ; et tout cela se fait tumultuairement, fortuitement, de mille manières différentes à-la-fois, et surtout imperceptiblement ; ensorte que nous devenons autres de momens en momens sans en avoir la conscience distincte, et sans pouvoir à plus forte raison en avoir le souvenir. Nous nous éclairons comme nous croissons et dépérissons, sans nous en appercevoir actuellement ; comme la lumière du jour se produit à nos yeux tous les matins sans que nous puissions en distinguer les degrés depuis la nuit la plus obscure jusqu’à la plus brillante clarté ; comme l’aiguille de notre montre chemine sous nos yeux sans que nous puissions le voir. C’est dans tous les genres que les changemens qui s’opèrent d’une manière égale, graduelle, et continue, échappent à nos regards et ne se manifestent que par leurs résultats. C’est en cela que consiste toute la difficulté de la science de l’intelligence humaine ; et c’est pour cela qu’on en a toujours fait le roman au lieu d’en faire l’histoire. Il est même impossible d’en faire précisément l’histoire ; car on ne saurait décrire des événemens qu’on n’a pas pu observer. Tout ce qui est en notre pouvoir, c’est d’en examiner les résultats, de les constater, de les analyser, de les décomposer, et de juger comment ils ont pu être produits. Nous n’avons pas d’autre manière d’être certains que les mouvemens des astres sont l’effet d’une impulsion une fois donnée, et d’une attraction constante qui s’exerce en raison des masses et en raison inverse du quarré des distances ; et cependant nous avons raison de nous en tenir pour assurés, puisque du moins il est indubitable que si ces forces étaient telles, les mouvemens seraient comme nous les voyons, et que parconséquent elles sont capables de les produire. De même si nous trouvons que la certitude de nos perceptions actuelles et l’incertitude de leur liaison avec nos perceptions passées, sont capables de produire tous les phénomènes observables dans notre intelligence, nous serons dispensés de leur chercher d’autres causes, et nous serons en droit de conclure que celles-là sont les véritables. Essayons donc de faire sommairement l’histoire hypothétique des effets de ces deux causes données, en nous servant des observations que nous avons déjà faites sur la nature de nos souvenirs, sur celle de nos sensations, et surtout de nos sensations internes, sur le nombre et les fonctions de nos différentes facultés intellectuelles, et sur la manière dont nous formons nos idées composées. Osons tracer l’esquisse d’un nouveau traité des sensations destiné uniquement à montrer l’action de ces deux causes opposées. En conséquence n’entreprenons pas, comme Condillac l’a fait dans son ouvrage inestimable malgré ses défauts, de séparer nos divers moyens de sentir, et de découvrir à quelles opérations intellectuelles chacun d’eux agissant isolément peut donner naissance : réunissons au contraire toutes les facultés que nous avons reconnues en nous, et voyons quels effets en doivent résulter, en admettant la certitude de toutes les perceptions actuelles qu’elles nous procurent, et l’incertitude de la liaison de ces perceptions actuelles avec celles qui les ont précédées. Je me suppose donc commençant ma carrière, doué de tous les moyens de connaître que je possède actuellement : et même afin de n’être pas obligé de tenir compte des différences provenant des âges, dont nous nous occuperons dans un autre moment, j’imagine mes organes aussi formés et aussi développés qu’ils le deviennent par le tems et par l’exercice. Dans cet état, il n’y a pas de raison pour que la première sensation que j’éprouve soit plutôt celle-ci que celle-là ; ainsi je puis imaginer à volonté celle que je veux. Je donnerai la préférence à celle qui naît du mouvement de mon corps, à cause des conséquences auxquelles elle me conduira. Je suppose donc que je commence ma vie par m’agiter en divers sens. J’éprouve l’ impression qui résulte de l’action de mes muscles, et du mouvement de mes membres. Cette impression est bien certainement une pure sensation,

une idée absolument simple ; car je ne puis y en joindre aucune autre, puisque je n’en ai point encore perçue. Aussi ne puis-je m’y tromper. Je ne la connais pas proprement ; je la sens purement et simplement ; je n’en porte aucun jugement. Elle est certaine ; le premier des deux principes que nous avons posés agit seul ; il n’y a lieu là à aucune erreur. Je cesse de m’agiter, cette sensation cesse. Dans cet état de repos, cette sensation qui n’existe plus, dont les causes sont suspendues, affecte de nouveau ma sensibilité ; j’y repense, je me la rappelle, comme on dit ; c’est-à-dire, en termes plus exacts, j’en sens le souvenir. comment cela se fait-il ? Je n’en sais rien ; mais il est de fait que c’est un don dont nous sommes doués ; et c’est ce don que je nomme mémoire.

le souvenir dont il s’agit est aussi fidèle qu’il puisse être ; il est aussi ressemblant à la sensation que cela soit possible ; il n’est certainement altéré par le mélange d’aucune autre idée, puisque je n’en ai encore eu aucune. Cependant ce souvenir n’est pas la sensation elle-même ; ce n’est pas la même opération intellectuelle ; ce n’est pas exactement le même acte de ma sensibilité. Le mouvement quelconque qui s’exécute en moi n’est pas précisément le même. Dans le cas présent, les muscles moteurs, les membres qui avaient agi dans la production de la sensation, ne sont pour rien dans celle du souvenir. S’il s’agissait d’une autre sensation, il y aurait une autre différence, mais il y en aurait toujours une ; car l’acte du souvenir doit se passer tout entier dans le centre cérébral, ou tout au plus dans quelque partie du système nerveux. Il est donc manifestement différent de celui de la plupart de nos sensations : et quant à celles de ces sensations que l’on peut supposer prendre elles-mêmes naissance dans le sein même de l’organe pensant, il faut encore nécessairement qu’elles diffèrent du souvenir ; car quand elles se reproduisent exactement et complètement telles qu’elles étaient, ce n’est plus un souvenir, c’est une sensation qui se renouvelle ; et sans pouvoir l’expliquer nous en sentons certainement bien la différence. Ce premier souvenir est donc une chose essentiellement différente de la sensation qui l’a causé. Il est humainement et physiquement, c’est-à-dire suivant les lois de la physique humaine, rigoureusement impossible qu’il soit la même chose qu’elle. Il la représente si l’on veut, mais il ne la reproduit pas. Néanmoins ce premier souvenir est en lui-même une perception actuelle et simple, et comme telle absolument certaine ; mais si j’y joins le jugement qu’il est la représentation d’une impression antérieure, jugement qui seul le constitue un souvenir, il devient à l’instant une perception composée, et en même tems sujette à erreur par sa relation avec une perception précédente. On m’arrêtera dès ce premier pas, et on me dira : vous avez établi d’abord que l’incertitude de toutes nos perceptions vient des jugemens qu’elles renferment ; ensuite que les défauts de tous nos jugemens tiennent à l’inexactitude des souvenirs qu’ils ont pour objet ; et maintenant vous donnez pour cause de l’imperfection d’un premier souvenir, le jugement même qui le constitue un souvenir. Il y a là un cercle vicieux, si vous ne montrez pas comment ce premier jugement peut être faux, et qu’il l’est par le fait de la perception même appelée souvenir. l’objection est juste, elle mérite d’être résolue. En voici l’explication. La première de toutes mes perceptions, que j’ai supposé être celle d’un mouvement opéré dans mes membres, est sans contredit une impression simple. Le souvenir qui m’en revient, quand elle est passée, est manifestement en lui-même, et d’abord une impression simple aussi. Bientôt je juge que cette impression simple est le souvenir d’une première ; c’est-à-dire qu’à ce moment j’y vois renfermée l’idée d’être un souvenir. Elle y est cette idée puisque je l’y vois, et par cela seul que je l’y vois. Mais elle est donc changée cette impression simple, elle n’est plus simple puisqu’elle renferme une autre idée. Aussi n’est-ce pas d’elle précisément que je juge, mais de l’idée que j’en ai au moment où je porte mon jugement. Je puis donc et je dois considérer le sujet de ce jugement comme le souvenir de mon premier souvenir. Il était bien dans la nature du premier, d’être le souvenir de ma sensation de mouvement, quoique je ne m’en fusse pas encore apperçu ; ainsi le second y est bien conforme ; et mon jugement est fondé. Si je porte un autre jugement de ce premier souvenir, si je dis qu’il est la représentation de ma sensation de mouvement, j’en ai un autre souvenir. Cependant il est encore exact, et ce second jugement est encore juste. Mais si je dis qu’il est la reproduction complète de ma sensation, c’est une troisième manière de m’en souvenir. Celle-là est inexacte, comme nous l’avons vu page 212 ; et ce troisième jugement est faux, quoiqu’au moment où je le porte ce soit bien là l’idée actuelle que j’ai du souvenir de ma sensation de mouvement. C’est ainsi que j’explique ce que j’ai dit de nos souvenirs et de nos jugemens en général ; et que je rends raison de l’action des deux causes opposées que j’ai observées, et de leur combinaison dès les premiers jugemens qui touchent immédiatement à nos perceptions simples. Ce seul point est délicat et épineux ; car dès qu’il s’agit d’idées composées, il n’y a plus de difficultés. S’il est question, par exemple, de l’idée de l’ or, il est manifeste que quand je juge pour la première fois que l’ or est fusible, je connaissais déjà l’idée de l’ or. c’est un souvenir que j’ai actuellement de cette idée. Ce souvenir renferme bien réellement en ce moment un élément que cette idée n’a jamais eu dans ma tête. Je n’ai pas tort de le juger. Mais néanmoins mon souvenir n’est juste, que si cet élément nouveau est renfermé implicitement dans quelques-uns de ceux qui étaient déjà dans cette idée. Au contraire mon souvenir est inexact, et mon jugement faux, si ce nouvel élément est incompatible avec eux, et exclu par eux. Ainsi il est vrai de dire généralement, et sans exception, que toute perception actuelle est certaine, que toute perception de rapport (tout jugement) prise isolément, et en elle-même, est dans le même cas, mais que le sujet de tout jugement, toute idée dont on juge, doit être regardée comme le souvenir d’une idée antérieure, que ce souvenir a toujours de plus que son modèle l’idée exprimée par l’attribut du jugement, mais qu’il est exact et le jugement juste, si cet attribut est renfermé dans les élémens de l’idée antérieure, et qu’il est inexact, et le jugement faux, si ce même attribut est incompatible avec ces élémens ; qu’ainsi le vice de tout jugement vient toujours du vice d’un souvenir, et consiste toujours dans sa relation avec des idées antérieures. Tout ceci ne doit paraître ni trop subtil ni minutieux. En fait d’analyse, il n’y a de trop subtil que ce qui est faux, et de minutieux que ce qui est inutile. Or les éclaircissemens que je viens de donner ne méritent ni l’un ni l’autre de ces reproches, si, comme j’ose le croire, ils font bien voir qu’un principe général très-important est applicable à tous les cas possibles. Au reste nos souvenirs sont sujets à être défectueux en mille manières, comme nous l’avons déjà dit, et comme nous l’observerons par la suite ; et à commencer par celui dont il s’agit ici, le premier de tous, il est impossible qu’il soit la reproduction complète de ma sensation de mouvement. Cependant je suis obligé de l’employer comme tel dans mes combinaisons ultérieures, car je ne puis pas, à prendre ce mot suivant l’exactitude la plus rigoureuse, conserver une autre idée de cette sensation ; ainsi me voilà dès mon second pas dans le chemin de l’erreur, si je n’ai grand soin de tenir compte de l’imperfection inhérente à la nature de ce souvenir. Continuons. Bientôt dans cette idée de ma première sensation qui en est une image aussi fidèle que possible, je découvre qu’elle renferme l’idée d’être bonne à éprouver. nous avons ici de nombreuses observations à faire qui vont encore nous arrêter. D’abord je dois remarquer que dans la position où je me suppose, venant de percevoir ma première sensation et le souvenir de cette sensation, je suis bien loin de pouvoir définir cette nouvelle idée être bonne à éprouver, et même de pouvoir la nommer. Mais je la sens, et je sens qu’elle est comprise dans la précédente, qu’elle en fait partie ; c’est ce que l’on exprime en deux mots, en disant que je juge cette sensation agréable. cette locution est bonne, mais elle méritait explication. Ensuite il ne faut point me demander comment et pourquoi il arrive que dans une première idée j’en découvre une autre. Certes je n’en sais rien, pas plus que je ne sais comment et pourquoi j’ai une idée quelconque. Mon étude n’est point de deviner les causes des premiers faits, mais de constater ces faits, de les démêler, et d’en observer les conséquences. Ce qu’il y a de certain c’est que nous faisons l’opération dont il s’agit, que c’est un don dont nous sommes doués, et que c’est ce don que nous appelons faculté de juger.

parconséquent je puis concevoir que j’exerce cette faculté sur ma première sensation ou plutôt sur l’idée que j’en ai. Je n’ai donc pas besoin, pour que cela soit possible, de reconnaître en moi, outre cette faculté de juger, une autre faculté appelée méditation ou attention,

ou une autre appelée comparaison, ou une troisième nommée réflexion, ou telle autre qu’on voudra imaginer. Comme tout cela est nul et de nul effet s’il n’en résulte pas un jugement, et que s’il en résulte un jugement, c’est ce jugement seul qui est pour moi une nouvelle perception, un nouvel accroissement aux produits antérieurs de ma sensibilité, je ne dois pas considérer autre chose dans le phénomène dont il s’agit. Ce qui m’importe est de bien reconnaître en quoi il consiste, ce qu’il est ; et je n’ai que faire de chercher comment il se produit. D’ailleurs c’est ici une enquête très-infructueuse. Nous n’en savons pas mieux ce que c’est que juger, quand nous y avons distingué tous ces préliminaires. C’est donc vouloir continuer à décomposer, lors même qu’on est arrivé aux derniers termes ; et les opérations de l’esprit humain sont déjà assez compliquées, sans y ajouter des rouages superflus qui ne font que masquer les pièces essentielles de la machine. à plus forte raison je ne dois pas, pour m’expliquer comment je porte des jugemens, pour m’assurer que j’en porte, et pour donner à leur justesse une base solide, admettre en moi un sens intime, un sens particulier distinct de toutes mes autres facultés et de tous les emplois que je puis faire de mes organes, ni un sentiment vague de conscience, séparé de toutes mes affections positives, et abstrait de toutes mes manières d’être spéciales et réelles. Cette supposition a bien plus d’inconvéniens encore que celles que nous venons de rejeter. Celles-là ne sont que des subdivisions inutiles d’un fait vrai : mais celle-ci est purement gratuite d’abord, et parconséquent absolument inadmissible en bonne philosophie, et d’ailleurs elle n’explique rien. Elle impose au contraire la nécessité de l’expliquer elle-même. Or nous ne connaissons ce que nous appelons notre moi que par les impressions que nous éprouvons ; il n’existe pour nous (ou nous n’existons) que dans ces impressions, comme nous ne connaissons les autres êtres que par les impressions qu’ils nous causent, et ils ne consistent pour nous que dans la réunion de ces impressions. Comment donc concevoir et expliquer un sentiment de conscience en général existant sans se rapporter à rien en particulier, et ne consistant dans la conscience d’aucune impression spéciale ? C’est évidemment là une abstraction personnifiée comme les formes substantielles, les formes plastiques, en un mot, comme tout ce qu’il y a de plus creux et de plus vide de sens. Ces non-sens

sont trop fréquens dans les philosophes. Souvent on ne les démêle pas ; et on ne les distingue pas des choses bien vues. Cela fait qu’on les admire ou qu’on méprise la philosophie. En effet, dans ce cas il n’y a pas de milieu entre ces deux partis. Enfin je dois expliquer encore que, quand je dis de la première sensation que j’éprouve, ou plutôt de l’idée que j’en ai, que je la juge agréable, je ne prétends pas dire que je vois déjà cette idée comme une idée de mode, bien distincte, bien séparée et de l’être qu’elle affecte et de celui qui la cause ; et que je vois qu’une autre idée (celle d’être agréable) abstraite, générale, tirée de plusieurs êtres, leur convenant à tous, convient aussi à cette première idée. Je veux encore moins dire que j’ai une idée précise et détaillée de mon moi

que je le connais comme un être,

et comme un être réel que j’étendrai ensuite à tous les êtres ou partie d’êtres qui sentent avec lui et obéissent à ses déterminations, et que je distinguerai de tous les autres êtres réels qui agissent sur lui et en sont indépendans ; que je vois que cet être est modifié, et qu’il est modifié d’une manière telle que l’idée générale d’être affecté agréablement lui convient en ce moment. Certainement je ne saurai tout cela qu’après beaucoup de perceptions successives, et après avoir constaté graduellement les résultats de ces perceptions par des signes, pour qu’ils deviennent de nouvelles perceptions durables dont je puisse faire de nouvelles combinaisons. Je n’ai voulu qu’exposer le fait, c’est que j’ai été affecté, et que j’ai vu dans cette affection qu’elle est ce que nous nommons agréable. je n’ai pu l’exposer ce fait qu’avec les mots que nous avons, car si nous ne les avions pas, je ne pourrais que le sentir et non pas le dire. Dès que je puis le dire, il est donc inévitable que je le dise avec des développemens qu’il n’avait pas dans mon esprit, dans le temps où il est supposé être arrivé. Mais c’est une circonstance dont tout lecteur doit tenir compte, quand celui qui lui parle l’en fait souvenir. Ainsi personne ne peut me nier qu’après avoir eu une sensation et le souvenir de cette sensation, il ne soit en nous de faire ce que nous appelons juger ou sentir que cette sensation est agréable.

je demande, non pas qu’on me pardonne, mais qu’on m’applaudisse de tant insister sur ces premiers pas les plus difficiles de tous. C’est absolument nécessaire quand on aspire à faire, pour guider la raison, une logique qui n’en soit pas dépourvue elle-même. Il est bien aisé de bâtir des systèmes entiers de philosophie, en se dispensant de ces premières recherches, et les remplaçant par des suppositions. Mais ensuite on tombe dans mille absurdités pour n’avoir pas pris d’abord la peine suffisante ; et on est réduit à employer une foule de mots qui n’ont point de signification précise, ou même qui n’en ont point du tout, parceque les premières idées ne sont pas analysées et déterminées. C’est là vraiment être superficiel, eût-on feuilleté cent mille volumes de métaphysique ; et c’est la faute dans laquelle tombent beaucoup d’hommes qui nous taxent très-ridiculement de légéreté, nous autres idéologistes, qui au lieu de dogmatiser prématurément sur mille sujets divers, et de courir rapidement aux conséquences les plus éloignées des premiers faits, consacrons notre vie toute entière à étudier notre intelligence, et la croyons bien employée si nous parvenons enfin à établir un petit nombre de principes capables de donner une base solide aux connaissances humaines, ce qui est proprement cette philosophie première, dont on a tant parlé et qu’on n’a point connue. ô Bacon ! Que vous aviez raison ! non plumae addendae hominum intellectui, sed potiùs plumbum et pondera.

mais qu’il est singulier que ce soient ceux qui font ou adoptent à tout moment un nouveau système complet de philosophie, qui accusent d’être superficiels ceux qui se bornent obstinément à chercher la base de tout système. Au reste cela n’est pas plus merveilleux que bien d’autres choses que l’on voit et que l’on entend tous les jours. Revenons. Je disais donc que je juge de ma première sensation ou plutôt de l’idée que j’en ai, qu’elle est bonne à éprouver. Ce premier souvenir est certainement aussi semblable à son modèle qu’il puisse l’être. Il n’est point exposé à être altéré par le mélange d’idées étrangères, comme il pourra l’être dans la suite, puisque je n’ai encore eu aucune autre perception ; ainsi le jugement que cette sensation est agréable, doit être juste. Cependant dans cette idée être agréable, il y a beaucoup de nuances que le discours ne rend pas. Or, vu la différence nécessaire que nous avons reconnu exister entre le souvenir et la sensation, je ne puis pas voir l’idée être agréable aussi vivement dans l’un que je la verrais dans l’autre ; et s’il s’agissait de décider de cette sensation comparativement avec une autre, il se pourrait faire que je la jugeasse préférable

en la jugeant d’après elle-même, et non préférable en la jugeant d’après son souvenir. Ainsi dès le premier pas me voilà, sinon dans l’erreur, du moins dans le chemin d’y arriver. Cet exemple fait voir combien la chaîne qui constitue toute la justesse de nos idées est délicate et facile à rompre. Toutefois en conséquence de ce jugement, il naît en moi une autre perception, le desir d’éprouver de nouveau la sensation que m’a causé le mouvement de mes membres. C’est encore là un nouveau phénomène dont nous ne savons pas plus la raison que des précédens qui y donnent lieu. Mais c’est un fait incontestable. Remarquons seulement que ce desir dépend immédiatement du jugement qui le précède. Il est donc influencé par tout ce qui influe sur ce jugement. Ainsi il ne peut pas naître aussi vif en partant du jugement porté sur le souvenir de la sensation, qu’en partant du jugement porté sur la sensation elle-même ; et même s’il était question de juger de cette sensation comparativement avec une autre, et qu’en vertu de cette différence du souvenir à la sensation, bien que toujours jugée agréable, elle eût été jugée non préférable,

comme nous l’avons supposé ci-dessus, le desir de l’éprouver de nouveau ne naîtrait pas, ou même un desir contraire naîtrait. Voilà donc que par la seule cause de l’imperfection d’un souvenir, tout un rameau de l’arbre immense de nos perceptions prendrait une direction différente. Ce seul exemple nous montre, combien la moindre nuance dans les actes de notre intelligence, peut produire de divergence dans tous ceux qui les suivent. Néanmoins, puisque dans le cas actuel cette sensation de mouvement est supposée jugée purement et simplement agréable,

le desir de l’éprouver de nouveau peut et doit naître de ce jugement : et par une autre conséquence, tout aussi incompréhensible que les premières, il arrive que ce desir renouvelle le mouvement de mes membres, au moins vague comme lui, quoique je ne sache pas encore ni que j’ai des membres, ni qu’il existe du mouvement, ni que j’en fais ; et de ce mouvement renaît en moi une sensation semblable à la première. Ici nous voilà déjà transportés dans un nouvel ordre de choses, par cela seul que nous avons déjà exercé nos quatre facultés, sentir, se ressouvenir, juger, et vouloir. Cette seconde sensation cessera bientôt comme la première, par une cause ou par une autre ; mais quand le souvenir m’en reviendra, il ne sera plus une idée aussi simple que le premier. Ce premier souvenir ne pouvait être composé que de l’idée de la sensation même et du jugement, que cette idée en était la représentation ; mais le second peut déjà et doit, pour être complet, être composé de l’idée que cette sensation a été éprouvée une première fois, de celle qu’elle a cessé, de celle qu’on se l’est rappelée, de celle qu’elle a été jugée bonne à éprouver, de celle qu’elle a été desirée en conséquence de ce jugement, de celle qu’elle a été renouvelée ensuite de ce desir, et même peut-être de celle qu’elle a cessé de nouveau malgré la continuation de ce desir, et de celles de plusieurs autres circonstances. Toutes ces idées peuvent et doivent être comprises dans ce nouveau souvenir, ou du moins s’y unir et le compliquer plus ou moins promptement. Ainsi bientôt le voilà très-loin d’être la simple image d’une pure sensation ; et dès-lors je ne peux plus percevoir un souvenir simple de cette pure sensation. Il y a plus : sans que cette sensation cesse, et pendant qu’elle dure encore, si j’en porte un jugement quelconque, l’idée sujet de ce jugement, qui n’est pourtant que cette sensation même ou du moins sa représentation immédiate, sera nécessairement compliquée de toutes les idées dont nous venons de parler, comme le serait le souvenir de cette même sensation. Cette dernière observation nous apprend deux choses ; l’une que, même dès les premiers momens de notre existence, nous ne pouvons juger d’aucune idée qui ne soit pas composée d’une multitude d’idées accessoires qui toutes contribuent à faire que l’attribut du jugement est ou n’est pas renfermé dans le sujet ; l’autre, que c’est avec raison que nous avons dit, que l’on doit regarder une idée comme un souvenir, ou si l’on veut, comme la représentation d’une autre, par cela seul qu’elle devient le sujet d’un jugement. Car dans le cas présent, la sensation dont je juge est bien une perception actuelle, puisqu’elle est supposée durer encore au moment où j’en juge ; cependant l’idée sujet de mon jugement n’est pas précisément et uniquement cette sensation, puisqu’elle renferme en outre beaucoup d’accessoires. Cela était bon à remarquer. Je le répète : il faut absolument que l’on m’excuse d’entrer dans ces détails. Sans doute ils ne frapperaient pas d’abord les yeux d’un observateur inattentif : mais on ne doit pas non plus croire que ce sont de ces fausses apparences, que l’on ne commence à appercevoir que quand la vue se fatigue et se trouble, pour avoir regardé trop long-tems de suite le même objet. On verra bientôt que pour nous être un peu arrêtés d’abord, nous cheminerons ensuite rapidement, et qui plus est, sûrement. Si nous continuons à suivre pas à pas la génération de nos idées, nous trouverons que dans un moment ou dans un autre cette sensation du mouvement de mes membres doit cesser par quelque cause étrangère à moi, quoique continuant à être desirée, et que parconséquent après quelques expériences plus ou moins répétées, je dois trouver renfermée dans le souvenir de cette sensation l’idée de n’avoir pas cessé par le fait de moi qui desirais la prolonger, et par suite celle d’avoir cessé par le pouvoir d’un être autre que moi, auquel être j’attribuerai postérieurement d’être la cause de toutes les sensations que je reconnaîtrai me venir de lui. Ainsi me voilà arrivé, pour la première fois, à la connaissance de deux êtres, qui sont deux pour moi, que je distingue, qui sont différens et séparés parceque l’un veut et l’autre résiste. jusques-là je n’en connoissais qu’un, celui qui sent et qui veut. Je le connaissais par le sentiment et la conscience de mes sensations,

de mes volontés, et de toutes mes autres perceptions

mais je ne le connaissais

pas, par opposition à aucune autre chose. Il devait donc me paraître tout. il était tout

il était le véritable infini

pour moi, puisque je ne pouvais le distinguer de rien, ni le limiter par rien. Je le sentais en un mot plutôt que je ne le connaissais

car

dans l’acception ordinaire, on entend plus spécialement par connaître une chose, distinguer et démêler les qualités qui lui sont propres, et qui emportent l’idée de la différencier d’avec d’autres existences. Mais à cette heure je connais mon moi

par une opposition, par un contraste avec un autre être. Je connais réellement l’un et l’autre, puisque je connais qu’ils sont différens, qu’il est compris dans l’idée de l’un de vouloir éprouver une sensation, et dans l’idée de l’autre de l’ empêcher,

ce qui ne peut se trouver en même tems dans la même idée. Mais je ne connais encore l’un de ces êtres que par ce seul fait qu’il sent et qu’il veut, et l’autre que par ce seul fait qu’il résiste.

l’idée de vouloir et l’idée de résister

sont donc les deux noyaux, les deux germes, autour desquels viendront se grouper toutes les idées que par la suite je reconnaîtrai appartenir soit à mon moi, soit aux êtres qui ne sont pas lui, et qui composeront l’idée totale que j’aurai de chacun de ces êtres. L’idée de mon moi deviendra, outre l’idée de vouloir, celle d’avoir un corps, des membres, des organes par lesquels il sent, qui obéissent à ses volontés, et celle de posséder les facultés, les puissances, les faiblesses, les jouissances et les misères qui en résultent. L’idée des autres êtres au nombre desquels sont mon corps et mes membres, sera outre celle de résister, celle de réunir toutes les circonstances et les propriétés par lesquelles ils affectent ma sensibilité, et qui caractérisent chacun d’eux. Je suis très-convaincu que c’est ainsi que cela se passe en nous, et que c’est en cela que consistent pour nous toutes les existences, tant la nôtre que celle des autres êtres. Observons, que depuis que j’ai soumis au jugement du public, cette manière de concevoir le principe de toutes nos idées d’existence qui en explique simultanément l’origine et la certitude, et qui produit ainsi le double effet de dissiper les obscurités et de détruire les dénégations, on m’a souvent dit que toutes nos autres sensations, par leur présence et leur cessation involontaire, peuvent et doivent, comme celle qui résulte du mouvement de nos membres, nous conduire à connaître qu’il existe d’autres êtres que notre moi sentant et voulant. Je n’ai point d’intérêt à le nier ; car si cela était, j’aurais également raison sur le fait principal, la connaissance et la réalité de toute existence.

il serait également vrai que notre existence réelle consiste dans la faculté de sentir, dont une partie importante est celle de vouloir ; et que l’existence des autres êtres, réelle et distincte de la nôtre, consiste à mettre en jeu cette faculté de sentir, et à résister à celle de vouloir. Il résulterait seulement de l’assertion dont il s’agit que nous avons plusieurs moyens au lieu d’un, d’être certains de cette seconde existence. Mais je ne crois pas cette opinion fondée. Il me paraît que ceux qui la défendent, n’ont pas fait attention à une chose que pourtant j’avais remarquée, c’est que cette sensation vague qui résulte du mouvement de mes membres est la seule que je puisse desirer sans la connaître, et la seule qui, quand je la connais, suive immédiatement de mon desir de l’éprouver. Tant que je n’ai pas senti une odeur, un son, une saveur, une couleur, je ne puis pas les desirer ; et quand je les ai sentis, j’ai beau m’en ressouvenir, les juger agréables, et desirer les sentir de nouveau, si je ne sais pas encore qu’il existe des êtres, pas même mon corps, je ne puis rien faire directement et avec intention pour me procurer ces sensations. Au contraire, sans savoir seulement que j’ai un corps, je puis éprouver le besoin, le desir vague de m’agiter, de changer de position, quoique je ne sache pas que j’ai une position. L’expérience prouve, et dans les enfans et dans les hommes, que c’est un résultat automatique de notre organisation, qu’il est la conséquence nécessaire de tout mal-aise, et même de tout bien-être un peu vif, que le mouvement s’ensuit par notre nature même, et en même tems aussi la sensation qu’il occasionne et qui l’accompagne toujours. En outre quand je l’ai sentie cette sensation, il suffit que le desir de l’éprouver se renouvelle pour qu’elle renaisse à l’instant ; car ce desir n’est autre que celui de m’agiter, qu’il est toujours en mon pouvoir de satisfaire plus ou moins : je puis donc promptement porter le jugement que cette sensation suit de ma volonté de l’éprouver, et que si elle cesse malgré cette volonté, il y a là un autre être qui en est

cause. Cet autre être sera le plus souvent mon propre corps lui-même, dont la structure limite certains mouvemens et se refuse totalement à d’autres. Aussi sera-t-il vraisemblablement le premier dont je reconnaîtrai l’existence. D’ailleurs ce second jugement, qu’ un autre être limite l’effet de ma volonté, sera certainement porté d’abord d’une manière peu sûre et fort vague. Mais enfin il sera porté, et cela suffit. Les expériences subséquentes le rectifieront, le préciseront, et sépareront les uns des autres les êtres qui ont cela de commun, d’ être autre chose que ma volonté, et d’ être résistans à mon desir de m’agiter. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous portons tous le jugement qu’il y a des êtres très-réels autres que notre moi, tel qu’il est d’abord, ne consistant que dans la faculté de sentir et de vouloir ; c’est que l’existence et la réalité de ces êtres consistent à affecter cette faculté de sentir, et surtout à résister à cette faculté de vouloir, et à produire le même effet sur d’autres êtres sentans dans les momens où ils cessent de nous affecter ; c’est qu’un de ces êtres est celui que nous appelons notre corps, parce qu’il coopère à notre faculté de sentir, obéit à notre faculté de vouloir, et fait partie de notre moi, quand ce moi devient pour nous un être composé de beaucoup de propriétés diverses. Chacun de nous est persuadé de cela ; et malgré les subtilités de certains philosophes, personne n’en doute sincèrement. Ce qui est également indubitable, c’est que nous apprenons tous à porter ces jugemens dès les premiers momens de notre existence ; car aucun de nous ne se souvient de l’avoir appris. Ce qui me paraît encore incontestable, c’est que la sensation que nous cause le mouvement de nos membres exécuté en conséquence du desir vague de nous remuer, est très-propre et suffisante à nous faire porter légitimement ce jugement : c’est pour cela que je l’ai choisie de préférence pour exemple, dans cet exposé de l’origine et de la formation de nos idées. Ensuite si l’on veut absolument que nos autres sensations soient capables de produire le même effet, j’y consens quoique je n’en voie pas la preuve. L’idée que je me fais de la certitude et de la réalité des existences que nous connaissons, n’en sera, je le répète, ni moins claire ni moins fondée. Arrêtons-nous ici ; il ne faut pas marcher trop long-temps sans repos. Nous voici arrivés à un moment très-remarquable dans l’histoire de nos connaissances. Nous avons vu que jusques-là les deux grandes causes que nous avons observées existent et agissent, comme nous l’avions annoncé. Nous avons trouvé que bien réellement il y a toujours certitude dans nos perceptions actuelles, et souvent incertitude dans leurs relations ; et que l’incertitude de leurs relations vient de l’incertitude de nos jugemens, et celle-ci de celle de nos souvenirs. Continuons, et nous verrons que l’incertitude de nos souvenirs va toujours en augmentant à mesure que nos idées se multiplient et se compliquent, et qu’elle suffit à expliquer toute la faiblesse de notre raison, et tous ses écarts dans les différentes circonstances de notre vie. Ce sera l’objet du chapitre suivant.