Éléments d’idéologie/Troisième partie/Chapitre VIII



Confirmation des principes établis, et défense du système que forme leur ensemble.

si je ne suivais que ma manière de voir, je terminerais ici mon ouvrage ; et je ne reprends la plume en ce moment, que pour obéir aux conseils que j’ai reçus. Assurément je ne saurais avoir trop de déférence pour l’opinion de ceux qui me les ont donnés ; mais je crains beaucoup de ne pas remplir leur attente, car il est extrêmement différent d’écrire d’après sa conviction intime, ou seulement en conséquence d’une impulsion étrangère. Dans le second cas, il est impossible de sentir avec la même énergie, ce besoin pressant d’atteindre un but qui fait faire tant d’heureux efforts pour y arriver. En effet, je ne vois pas bien nettement ce que l’on exige de moi. Quelqu’extraordinaires que soient les principes (ou plutôt le principe unique) que j’ai établis, on ne me les nie point ; on est même persuadé de leur justesse ; on voudrait seulement que je fournisse de nouveaux motifs pour les adopter ; on voudrait, pour ainsi dire, que je prouve que mes preuves sont bonnes, et qu’on n’a pas eu tort de s’y rendre. Je serais moins embarrassé si l’on me faisait quelques objections ; il ne s’agirait que de trouver pourquoi elles sont mal fondées. Mais ici il ne faut rien moins que deviner quelles objections on pourrait faire, aller au-devant, les empêcher de naître, et montrer d’avance que si elles se produisaient au jour, elles seraient sans solidité. Cette tâche est difficile. Si on me l’impose, ne serait-ce point (suivant ce que nous avons dit des jugemens d’habitude, chap 14 du premier volume) que la force de mes raisons a entraîné l’assentiment, et commandé le jugement réfléchi du moment ; que l’on sent ensuite que les jugemens habituels renaissent invinciblement, quoique sans motifs légitimes, comme celui de la grandeur de la lune à l’horison, ou du rivage qui marche quand je suis dans le bateau ; et que l’on voudrait être débarrassé par moi de ces récidives incommodes dont on sent le faux, mais qui importunent. Si cela est, on veut que par des raisons je fasse l’effet du tems ; cela est impossible, car chaque cause a un effet qui lui est propre. Les raisons convainquent, le sentiment entraîne, les prestiges étourdissent, le tems seul et la fréquente répétition des mêmes actes produisent l’état de calme et d’aisance nommé habitude. il n’y a aucun moyen humain pour que l’homme à qui on vient de prouver le plus invinciblement possible, une vérité contraire à ses manières d’être les plus invétérées, jouisse à l’instant de cette sérénité et de cette pleine facilité à en faire usage. C’est pour cela que toutes les opinions nouvelles sont lentes à se répandre. Si un novateur quelconque a jamais eu des succès prompts, c’est qu’il n’a fait que déclarer et mettre en lumière des opinions qui couvaient déjà dans toutes les têtes, et qui n’attendaient pour dominer que d’être plus éclaircies et hautement soutenues. Cependant voyons ce que je puis faire pour satisfaire les juges éclairés qui applaudissent à mes efforts, et qui desirent être toujours plus convaincus que j’ai pleinement raison. J’ai commencé cette logique par établir deux vérités que je crois très-importantes ; l’une, qu’un jugement consiste toujours à voir qu’une idée en renferme une autre ; l’autre, que raisonner n’est point une opération différente de celle de juger, et qu’un raisonnement est toujours une série de jugemens qui s’enchaînent de manière que l’attribut du premier devient le sujet du second, et ainsi de suite ; ensorte que la justesse d’un jugement consiste à ce que son sujet renferme son attribut, et celle d’un raisonnement à ce que ce premier sujet renferme le dernier attribut. Un raisonnement est un jugement dont les motifs sont développés ; c’est, si l’on peut s’exprimer ainsi, un jugement en plusieurs pièces. Après ces préliminaires, sans lesquels on ne saurait voir nettement le mécanisme de nos opérations intellectuelles, et qui simplifient beaucoup l’idée que l’on peut s’en faire, j’ai remarqué que, comme nous n’existons que par nos perceptions, nos perceptions sont tout pour nous, et qu’elles seules sont pour nous les vraies choses réelles ; et j’ai expliqué comment cette réalité première et immédiate se concilie avec la réalité secondaire et réfléchie que nous accordons aux êtres qui nous causent ces perceptions, et dont l’existence ne consiste pour nous que dans les perceptions qu’ils nous causent, comme la nôtre ne consiste que dans les perceptions que nous sentons. J’ai fait voir à cette occasion, et par cette raison, que nous ne saurions avoir ni des idées de substances, ni des idées archétypes ou sans modèles, mais seulement des idées ou perceptions simples des impressions que nous recevons, des idées concrètes et composées des ê tres qui nous font ces impressions, et des idées abstraites et surcomposées des modes et des qualités de ces êtres, et des combinaisons des unes et des autres. Mais puisque nos perceptions ne consistent que dans le sentiment que nous en avons, car quand nous ne les sentons pas elles n’existent pas, il est manifeste qu’elles sont toujours et nécessairement telles que nous les sentons, par cela seul que nous les sentons, et que nous ne pouvons jamais nous tromper sur la perception que nous avons actuellement ; et comme nos perceptions sont tout pour nous, il semblerait qu’étant toujours parfaitement sûrs de toutes, les unes après les autres, nous sommes complètement inaccessibles à l’erreur. Cependant ce second point est malheureusement loin d’être vrai. Aussi ai-je établi que nous sommes invinciblement certains de toutes nos perceptions actuelles prises en elles-mêmes ; mais j’ai observé en même tems qu’elles sont toutes composées les unes des autres en vertu des souvenirs que nous avons de celles qui ont précédé, que nous avons beaucoup de peine à être assurés de l’exactitude de ces souvenirs, et que ce doit être là la cause de toutes nos erreurs, comme l’infaillibilité de notre sentiment actuel est la base de toute la certitude dont nous sommes capables. Pour nous assurer de l’un et de l’autre de ces faits, j’ai passé en revue toutes nos perceptions, et j’ai trouvé qu’effectivement toutes nos idées simples sont absolument inaccessibles à l’erreur, et que nos idées composées n’y sont exposées qu’eu égard aux jugemens par lesquels et en vertu desquels elles sont composées. C’est déjà un grand pas de fait ; mais il naît ici une nouvelle difficulté. Ces jugemens sont aussi des perceptions ; et ce sont des perceptions actuelles au moment où nous les portons. Ils devraient donc être aussi exempts d’erreurs que toutes les autres perceptions actuelles. Aussi j’ai fait voir qu’un jugement n’est jamais faux en lui-même et pris isolément ; qu’il ne l’est que relativement à des jugemens précédens ; et j’ai montré que cela n’arrive que parceque nous croyons juger d’une idée à nous connue, tandis que réellement nous jugeons d’une idée nouvelle, ou en d’autres termes, parceque le sujet de tout jugement faux est la représentation inexacte d’une idée antérieure, dont nous la croyons la reproduction fidèle. Ainsi le principe est resté intact ; et il est demeuré constant que la cause de toutes nos erreurs est l’infidélité de nos souvenirs, comme la base de toute la certitude dont nous sommes capables, est la vérité invincible de notre sentiment actuel. Subséquemment j’ai fait voir que l’action de cette double cause suffit pour expliquer tous les phénomènes de notre intelligence dans les différens degrés et les différentes espèces de nos connaissances, et dans les différens états de nos individus, pour rendre raison de toute la force et de toute la faiblesse de cette intelligence, et pour nous montrer nettement son étendue et ses limites. Enfin j’ai conclu que partant d’un point certain, le sentiment de nos perceptions primitives, nous n’avions jamais autre chose à faire pour être également certains de la justesse de toutes nos perceptions subséquentes, c’est-à-dire de leur légitime enchaînement avec les premières, qu’à bien prendre garde, à chaque fois que nous portons un jugement, de ne pas changer d’idées sans nous en appercevoir, c’est-à-dire de ne pas admettre témérairement dans l’idée que nous avons eue précédemment, un élément qui n’y était pas, et qui peut-être serait contradictoire avec ceux qu’elle renferme. Tout cela, si je ne me trompe, se suit bien, est très-général, n’est fondé sur aucune considération propre à une idée plus tôt qu’à une autre ; et parconséquent ne saurait être ébranlé par des objections partielles, ni sujet à des exceptions particulières. Maintenant que peut-on donc exiger encore de moi ? Différentes choses de genres très-divers. Je vais en examiner quelques-unes, et y satisfaire autant que je le puis. 1) on voit bien que l’imperfection du rappel de nos idées est une grande cause d’erreur, on croit même qu’elle est la seule ; cependant on voudrait que je fisse voir, par quelques exemples, que les causes particulières de nos erreurs se réduisent toutes à celle-là, et peuvent toutes être ramenées à celle-là. On a donc oublié que j’ai fait bien plus qu’on ne me demande. Car on ne me propose là que d’examiner quelques cas particuliers ; et cette énumération étant nécessairement très-incomplète, quand elle serait parfaitement satisfaisante, elle ne pourrait pas prouver rigoureusement un principe général. Mais, moi, je suis allé bien plus loin ; je suis entré bien plus avant dans le fond du sujet. J’ai prouvé non-seulement que l’imperfection du rappel de nos idées est la cause unique de nos erreurs, mais même que nos erreurs ne peuvent pas avoir d’autre cause : et je l’ai prouvé de plusieurs manières différentes. D’abord il a été établi que toutes nos idées simples sont parfaitement certaines et complètement inaccessibles à toute erreur, et que toutes les autres sont composées de celles-là par les diverses combinaisons que nous en faisons, au moyen des différens jugemens que nous en portons. Or, comme il ne saurait y avoir dans une idée certaine rien de contradictoire à ce qui y est explicitement ou implicitement renfermé, il est évident qu’aucun des jugemens successifs que nous en portons ne peut être faux, et qu’aucune des combinaisons successives que nous en faisons ne peut être erronée, qu’autant que nous admettons dans quelqu’une de ces idées, un élément qui n’y était pas, c’est-à-dire qu’autant qu’elle devient autre qu’elle n’était, sans que nous nous en appercevions, ou en d’autres termes, qu’autant que nous en avons un souvenir inexact. Secondement, j’ai fait voir qu’un jugement, ou une série de jugemens, un raisonnement, ne consistent jamais qu’à voir qu’une idée en renferme une autre ; qu’ils sont justes quand elle la renferme réellement ; et qu’ils ne sont faux que quand elle ne la renferme pas ; ce qui ne peut arriver, qu’autant qu’on voit dans cette idée jugée un élément qu’elle n’avait pas, c’est-à-dire encore qu’autant qu’on en a un souvenir infidèle. J’ai rendu ce fait palpable, par les exemples de l’idée de l’ or et de l’idée de logique, et de plusieurs autres, dans différens endroits. Troisièmement, j’ai fait remarquer que toutes nos perceptions prises isolément, sont complètement certaines, et nécessairement telles que nous les percevons ; que parconséquent elles ne peuvent être erronées que par les relations que nous voyons entr’elles. Or ces relations ne peuvent être fausses qu’autant que nous voyons dans quelqu’une de ces idées ce qui n’y était pas, ce qui est encore en avoir un souvenir infidèle. J’ai donc prouvé de trois manières différentes, non-seulement que l’imperfection de nos souvenirs est la cause unique de nos erreurs, mais même que nos erreurs ne peuvent pas avoir d’autre cause. Il est bien vrai que ces trois manières reviennent au fond absolument au même, et que ce sont seulement trois manières différentes de dire la même chose. Mais c’est ce qui ne peut manquer d’arriver, toutes les fois que l’on veut prouver la même vérité par plusieurs raisons tirées toutes du fond même du sujet ; et ce m’est un motif de plus pour m’excuser d’insister plus long-tems sur le principe dont il s’agit, et pour demander qu’on veuille bien me relire, plutôt que de m’obliger à me répéter davantage. Il est bien vrai encore que tout cela se réduit à dire : quand vous faites un jugement faux, c’est que vous jugez qu’une idée renferme ce qu’elle ne renferme pas ; et la cause de toutes vos erreurs est que vous voyez dans une idée ce qui n’y est pas. Cette vérité ainsi présentée est si simple qu’elle semble niaise. Cependant c’est cette manière en apparence si niaise, d’envisager les objets, qui les fait voir clairement, et qui nous fait trouver nettement la cause de toute certitude, et celle de toute erreur ; questions, qui je crois, n’avaient jamais été pleinement résolues. Je sais bien que ma façon de considérer nos opérations intellectuelles est trop éloignée des idées ordinaires, pour qu’elle puisse être tout de suite familière même aux esprits les plus exercés. à cela je ne vois point de remède, si ce n’est qu’on veuille bien essayer cette mé thode et s’y habituer ; et si l’on trouve un seul cas où la cause de nos erreurs ne soit pas celle que j’ai indiquée, j’ai complètement tort ; car j’ai cru prouver non-seulement qu’elle est la seule, mais même qu’il ne peut pas en exister d’autres. J’avoue que je ne crains pas que l’on trouve le contraire. Passons à d’autres objets. J’ai déjà rappelé qu’il avait été prouvé que nous n’avons ni idées de substances,

ni idées archétypes, mais des idées simples, des idées concrètes des êtres, et des idées abstraites de leurs modes, de leurs qualités, et de leurs combinaisons ; et que nous opérons sur toutes ces espèces d’idées de la même manière. Maintenant on me demande de faire voir que la manière de procéder de notre esprit est la même, en matière dite contingente et en matière dite nécessaire. ma réponse sera à-peu-près du même genre ; la voici. Il n’y a rien de contingent : il ne peut y avoir rien de contingent dans ce monde. Tout ce qui est, est nécessairement en vertu d’une cause quelconque qui le produit. Cette cause dépend nécessairement d’une autre, celle-là d’une cause antérieure, et ainsi de suite, toujours en remontant jusqu’à la cause la plus générale, jusqu’à la cause première de tout : car il ne peut rien s’opé rer sans une cause quelconque. Nous appelons contingens

les effets dont nous voyons la cause, sans voir l’enchaînement des causes de cette cause ; comme nous nommons fortuits

les effets dont nous ne voyons pas même la cause immédiate, qu’alors nous appelons hazard, c’est-à-dire cause inconnue, ou x en langue algébrique. Mais ce sont là autant de dénominations d’êtres imaginaires ; car il ne peut pas plus y avoir en réalité d’effet qui soit contingent,

que d’effet qui soit fortuit, ou que de cause qui soit le hazard, ou x. ou plutôt il faut avouer qu’il n’y a rien dans la nature, dans l’ordre des choses, qui ne soit absolument nécessaire ; mais qu’il n’y a rien dans nos perceptions, dans l’ordre de nos connaissances, qui ne soit plus ou moins contingent : car comme il n’y a rien dont nous connaissions l’enchaînement des causes sans interruption jusqu’à la cause première de tout, la contingence commence toujours pour nous plus ou moins loin ; mais elle commence toujours quelque part. On voit donc que ces deux qualités contingent et nécessaire,

ne peuvent pas être le motif d’une classification raisonnable, puisque toutes deux appartiennent également à tous les êtres possibles, suivant l’aspect sous lequel on les envisage, suivant qu’on les considère par rapport à l’existence qu’ils ont en nous, ou par rapport à celle qu’ils ont hors de nous ; et parconséquent il faut conclure qu’il n’y a ni matière contingente,

ni matière nécessaire, et que nous ne pouvons pas avoir une autre manière de raisonner sur les êtres contingens, que sur les êtres nécessaires. Mais voici ce qui a donné lieu à cette illusion. Si l’opération de juger et de raisonner est toujours la même, les motifs de détermination ne sont pas toujours les mêmes, et les procédés pour les trouver varient suivant les occasions. Par exemple, j’ai l’idée d’un métal que je n’ai jamais vu : je sais qu’il se trouve dans tel pays, qu’il se réduit par tels procédés, qu’il s’oxide par tels autres, qu’il a une telle pesanteur spé cifique, qu’il est sonore, inodore, fusible, ductile ; je n’en sais rien de plus. Ce sont là toutes les idées qui composent pour moi l’idée de ce métal. Je veux savoir s’il est blanc, c’est-à-dire si je puis ajouter à ces idées, celle d’ être blanc. il n’y a rien dans aucune d’elles, ni parconséquent dans l’idée totale, qui renferme explicitement ou implicitement l’idée d’être blanc. Je ne puis pas y voir, je ne puis pas juger, que ce métal est blanc. Ce serait porter un jugement faux par rapport à mon idée (observez qu’alors elle serait changée dans ma tête), quoiqu’il pût être conforme à la réalité. Si seulement je savais que ce métal est jaune, c’est-à-dire si je trouvais parmi les élémens de l’idée que j’en ai, l’idée d’ être jaune, je verrais que celle-ci renferme l’idée de n’être pas blanc, et que parconséquent l’idée totale contient un élément qui exclue l’idée d’ être blanc

et

mon parti serait pris sur la question proposée. Mais dans la supposition que j’ai faite, je ne trouve dans mon idée aucun élément qui renferme ni qui exclue l’idée en question ; je ne puis la voir ni dedans ni dehors ; je ne puis en rien juger. Il faut, pour me décider, que j’acquière quelque perception nouvelle, et toujours quelque perception qui remonte à quelque perception simple et primitive. Il faut que quelqu’un me dise, ou que je voie que le métal dont il s’agit est blanc. Dans le premier cas, c’est une impression auriculaire que je reçois ; j’en porte divers jugemens qui me dévoilent le sens de la phrase qu’elle exprime ; je porte de cette phrase le jugement qu’elle m’est dite par quelqu’un qui mérite d’être cru ; et je joins à l’idée que j’ai déjà du métal, l’idée qu’il m’en a été dit par quelqu’un qui mérite d’être cru, qu’il est blanc,

laquelle idée renferme celle qu’il est blanc effectivement.

dans le second cas, c’est une impression visuelle que j’éprouve. J’en porte le jugement, ou ce qui est la même chose, j’y vois renfermée l’idée que cette impression me vient de ce métal

et je joins

aux idées antérieures que j’ai de ce même métal, l’idée qu’il m’a fait l’impression que j’appelle blanc, laquelle renferme l’idée qu’en effet il est ce que nous appelons être blanc.

si au lieu de cela je veux savoir si je puis faire avec ce métal des plaques très-minces, c’est-à-dire si l’idée que j’en ai renferme l’idée d’ être réductible en plaques très-minces, je trouve que mon idée totale renferme l’idée d’ ê tre ductile,

et que celle-ci renferme celle d’ être réductible en plaques minces. je n’ai plus rien à chercher. Mais si je veux savoir jusqu’à quel point ces plaques peuvent être minces, je trouve que l’idée générale d’être ductile, ne renferme pas l’idée précise du degré d’épaisseur de ces plaques, parceque je ne connais pas les causes premières de la ductilité, ni celles de ses limites. Il faut que j’acquière encore quelque nouvelle perception, remontant toujours à des perceptions élémentaires, à des impressions simples. Il faut que quelqu’un me dise ou que je voie quelles sont les plaques les plus minces qu’on peut faire avec ce métal. Si j’avais d’avance dans mes idées quelques élémens qui renfermassent cette détermination, je n’aurais qu’à l’en tirer, qu’à la voir dans ces élémens : je n’aurais pas besoin de nouveaux faits, de nouvelles perceptions premières. Il ne s’agit donc toujours que de recevoir des impressions et de voir ce qu’elles renferment. Si on avait reçu la perception de la cause première de tout, on n’aurait plus jamais rien à faire que des déductions. Nous ne faisons donc jamais que sentir ou déduire. La contingence commence pour nous, tantôt plus tôt tantôt plus tard suivant les sujets, mais toujours au moment où la possibilité de déduire nous manque, et nous fait éprouver le besoin de sentir de nouvelles perceptions, pour que ce que nous voulons savoir, se trouve renfermé dans ce que nous savons déjà. Cette explication a dû paraître longue et pénible : mais je l’ai faite exprès dans le plus grand détail, non-seulement parcequ’elle répond à la question proposée sur les choses contingentes et les choses nécessaires, mais encore parceque je crois qu’elle éclaircit bien ce que j’ai dit relativement à la question précédente ; et qu’elle montre bien nettement comment nos jugemens sont toujours vrais quand nous ne voyons dans une idée que ce qui y est, et comment ils ne sont faux que parceque nous y voyons actuellement ce qui n’y était pas précédemment, c’est-à-dire parce qu’elle a changé pour nous sans que nous nous en appercevions. Au reste, si je ne puis nier que cette investigation scrupuleuse, cette espèce de dissection minutieuse, est un peu fatigante et désagréable, je demanderai cependant que l’on observe, qu’elle va directement au fond des choses et les embrasse dans toute leur généralité, et que pourtant elle n’est ni obscure ni entortillée, comme bien des explications de l’ancienne logique, qui néanmoins n’étaient que superficielles et partielles. C’est là une différence immense que je ne puis m’empêcher de faire valoir en faveur de ma manière de considérer ces objets ; et si je puis obtenir qu’on la reconnaisse, ce que j’ose à peine espérer, j’en aurai l’obligation toute entière aux juges éclairés et bienveillans qui m’ont contraint à de nouveaux efforts pour les satisfaire. Je dois encore tâcher de les contenter sur quelques autres points. On me demande encore deux autres choses qui ont une intime connexion. On veut que je montre mieux que je ne l’ai fait, 1) que toutes les règles que l’on a prescrites aux formes de nos raisonnemens sont d’une inutilité absolue ; 2) que le syllogisme n’a par lui-même aucune force pour prouver la vérité ; que tous les syllogismes possibles se réduisent à des sorites, et que lorsqu’ils sont convaincans, ils ne le sont que parcequ’ils sont des sorites. à la première demande, je ne puis pas faire une réponse directe, tirée des formes elles-mêmes. Il faudrait que je les examinasse toutes ; et l’énumération serait longue et nécessairement incomplète, et parconséquent insuffisante en rigueur de raisonnement, pour établir une proposition générale. Mais si j’ai prouvé, comme je le crois, que toutes nos erreurs viennent du fond de nos idées, et que pour les éviter il ne s’agit jamais que de voir nettement et certainement ce que renferme l’idée dont on juge, il s’ensuit inévitablement que la forme n’y fait rien, et qu’aucune forme de raisonnement ne peut faire qu’on soit sûr de bien connaître son idée, ni suppléer à cette connaissance, ni parconséquent être utile à rien, qu’autant que les précautions nécessaires pour suivre la formule obligent à observer l’idée plus ou moins bien. C’est effectivement là leur seul avantage ; et on l’obtiendrait plus sûrement et plus complètement en se bornant à recommander cette attention, qui dans le vrai est la seule chose réellement importante. Quant à la seconde demande, elle se partage en deux articles. La réponse au premier suit naturellement de ce que nous venons de dire. Car, s’il est vrai que tout consiste toujours à bien connaître l’idée dont on juge, et qu’aucune formule de raisonnement ne peut donner cette connaissance, ni y suppléer, il s’ensuit nécessairement que le syllogisme n’a à cet égard aucun privilége particulier ; que quand il conclut bien ou mal, c’est parceque cette condition indispensable est remplie ou ne l’est pas ; et qu’aucune de ses figures ou de ses modes ne peut ni faire que cette condition soit remplie, ni en dispenser. à l’égard du second point, la réponse se présente d’elle-même. D’abord, il est aisé de prouver directement quoique sommairement, que tous les syllogismes possibles se réduisent à des sorites, et que lorsqu’ils sont convaincans, ils ne le sont que parcequ’ils sont des sorites. En effet, consultez à la fin de ce volume, la logique de Hobbès, chap 4, paragraphe 7, et la note que j’ai ajoutée à ce paragraphe. Vous y verrez que l’on distingue quatre figures de syllogismes ; et que la première de ces quatre figures, celle qu’avec raison on appelle la figure directe, est la base et le principe de la justesse des trois autres. Or cette figure directe est purement et uniquement un sorite qui pourrait avoir dix termes consécutifs aussi bien que trois. Donc tout syllogisme est virtuellement un sorite, dont le plus souvent on a masqué mal-adroitement la forme, ce qui a le double inconvénient de faire méconnaître le principe de sa justesse, et de le borner nécessairement à trois termes, tandis qu’il serait souvent avantageux de lui en donner un plus grand nombre, afin d’y faire entrer plusieurs termes moyens au lieu d’un. D’ailleurs si l’on convient que la justesse de tout jugement consiste à ce que le sujet renferme l’attribut, et la justesse de tout raisonnement, à ce que le premier sujet renferme le dernier attribut, il faut bien convenir que tout raisonnement juste revient à un sorite ; car le sorite est précisément une suite de jugemens, dont l’attribut devient le sujet du jugement subséquent, de sorte que le dernier attribut peut devenir l’attribut du premier sujet : c’est dire la même chose de deux façons différentes. Je crois donc avoir encore répondu d’une manière satisfaisante aux deux demandes ci-dessus mentionnées. Il ne me reste plus qu’à examiner une dernière question. Des hommes d’un excellent esprit ont saisi avidement la belle idée de Hobbès que calculer c’est raisonner. Ils ont surtout été charmés des beaux développemens que Condillac a donné s à cette grande vue, et des rapprochemens ingénieux qu’il a faits entre ces deux opérations intellectuelles. En conséquence ils ont remarqué que la multiplication n’étant qu’une espèce d’addition, et la division une espèce de soustraction, on ne devait admettre dans l’arithmétique algébrique que trois opérations réellement distinctes, l’addition, la soustraction, et la substitution ou traduction d’expression ; et ils ont établi qu’il fallait reconnaître dans le raisonnement trois opérations absolument analogues à celles-là, et qui leur répondaient exactement ; savoir, 1) conclure du particulier au général, c’est-à-dire de plusieurs propositions particulières tirer une proposition générale, ce qu’ils appellent additionner ; 2) conclure du général au particulier, c’est-à-dire d’une proposition générale tirer une proposition particulière, ce qu’ils nomment soustraire ; 3) d’une proposition quelconque déduire d’autres propositions qui n’augmentent ni ne diminuent d’étendue, ce qui n’est autre chose, suivant ces auteurs, que traduire l’expression de la première proposition, et lui substituer des expressions équivalentes. Examinons ce qu’il y a de vrai dans cette opinion ; et voyons si nous en devons conclure que nous avons réellement trois maniè res différentes d’opérer dans nos raisonnemens, suivant les occasions, ou si nous pouvons continuer à dire qu’il ne s’y agit jamais que de sentir des perceptions ou idées, et de sentir qu’une idée en renferme une autre. Je commence par convenir que calculer et raisonner sont deux choses extrêmement analogues, et que l’on peut dire qu’un calcul n’est qu’un raisonnement dans lequel on emploie une espèce particulière de signes. La preuve en est, qu’exprimer un calcul avec des mots, il devient absolument un raisonnement ordinaire, et il est juste ou faux uniquement par les mêmes causes. Seulement vous ne pouvez pas le pousser aussi loin de cette manière sans vous y perdre, parceque cette espèce de signes n’est pas aussi commode pour cet objet. C’est pour cela qu’on en a inventés de plus concis, quand on a vu que les idées de quantités pouvaient en supporter de tels, sans se confondre. J’ajoute qu’on ne saurait trop s’appliquer à rendre palpable cette similitude entre le calcul et le raisonnement ; car aussi long-tems qu’elle n’est pas bien reconnue, il semble que l’esprit humain est tout autre quand il se sert de certains signes, que quand il se sert de mots ; et tant qu’on est là, quand même on appercevrait la justesse du raisonnement, on n’apperç oit point encore celle de la justesse du calcul, ou plutôt on ne connaît bien ni l’une ni l’autre, puisqu’elles sont une seule et même. Mais ces premiers points convenus et avoués de part et d’autre, je suis obligé de répéter ce que j’ai dit dans le premier chapitre de cette logique, et ailleurs, et nommément dans une longue note, page 363, de la deuxième édition du premier volume de cet ouvrage. C’est se faire une idée inexacte du raisonnement et du calcul, que d’établir entre eux une parité absolue, et de les considérer comme deux êtres distincts et séparés, qui se ressemblent parfaitement, ou bien comme un seul et même être. Si calculer est raisonner, raisonner n’est pas calculer. C’est ce qui fait que la langue des calculs de Condillac, si éminemment remarquable par l’excellente méthode de son auteur, et par la perfection de l’exposition des idées, ne me satisfait pas pleinement, et me paraît reposer sur un principe qui n’est pas complètement juste. Cela rentre dans notre discussion sur le sujet et l’attribut d’un même jugement. Ils ne sont point parfaitement égaux. Mais l’un renferme l’autre. De même l’idée calcul renferme l’idée raisonnement dans sa compréhension ; mais l’idée raisonnement ne renferme pas toute l’idée calcul dans la sienne. Un calcul n’est pas seulement un raisonnement ; c’est un raisonnement sur des idées de quantité, et susceptible par cette circonstance d’être fait avec des signes particuliers ; en un mot, c’est un raisonnement ayant des caractères qui lui sont propres. Voilà pourquoi on peut dire, un calcul est un raisonnement, et on ne peut pas dire un raisonnement est un calcul. Le raisonnement est le genre ; le calcul n’est que l’espèce. C’est pour cela que vous pouvez transformer tout calcul en un raisonnement ; mais que vous ne pouvez pas transformer tout raisonnement en un calcul. C’est pour cela aussi que tout ce qui est vrai du raisonnement en général, est vrai du calcul ; mais que tout ce qui est vrai du calcul ne l’est pas du raisonnement. On peut donc, et on doit voir dans un calcul, des syllogismes ou des sorites, suivant que l’on reconnaît l’une ou l’autre de ces formules pour la forme essentielle du raisonnement ; mais on n’est point autorisé à voir des additions et des soustractions dans un raisonnement : car effectivement il n’y en a pas ; ou du moins s’il y en a, c’est comme il y a du noir sur du blanc, quand ce raisonnement est écrit ; mais ce n’est là qu’une circonstance accessoire de ce raisonnement ; ce n’est pas le but qu’on se propose en le faisant, ni la qualité qui le constitue essentiellement un raisonnement. En effet, additionner ou soustraire ce n’est pas réunir ou séparer en général deux êtres ou deux groupes d’êtres. C’est les réunir ou les séparer uniquement et spécialement sous le rapport de la quantité, dans l’intention de déterminer quelle est la quantité de l’un des deux, après qu’on y a ajouté ou qu’on en a retranché celle de l’autre. Or ce n’est point du tout là ce qu’on se propose quand l’on rapproche des idées les unes des autres, dans un jugement ou dans un raisonnement. Le nombre précis de ces idées et celui de leurs élémens est fort indifférent pour l’objet qu’on a en vue. On n’y a aucun égard ; et le résultat de l’opération exécutée n’est point de constater ce nombre. Ainsi, quand il serait vrai que par l’effet d’un raisonnement, le nombre de nos idées ou celui des élémens d’une idée, serait augmenté ou diminué, ce ne serait encore que par extension, je dirai même par abus, que l’on pourrait dire que ce raisonnement est une addition ou une soustraction ; et quand on le dirait, ce ne serait pas mieux peindre ce qu’est réellement ce raisonnement, que si on disait que c’est du bruit, parceque nous avons fait du bruit en le prononçant, ou du sens, parcequ’il a un sens quelconque. Mais il y a plus, c’est qu’il n’est pas vrai que nous ajoutions réellement une idée à une autre, toutes les fois que nous nous élevons à une proposition générale, ni que nous retranchions une idée d’une autre, quand nous redescendons d’une proposition générale à une proposition particulière. Examinons d’abord la première de ces deux opérations. Quoique nous ayons fait voir précédemment qu’il n’y a rien de contingent dans ce monde, ou plutôt que nous appelons contingent ce dont nous ne voyons pas la nécessité, bien qu’elle existe, on peut néanmoins dire que nous faisons des propositions générales de deux espèces. Les unes sont nécessaires, en ce sens que nous voyons non-seulement qu’elles sont vraies, mais encore qu’elles ne peuvent pas être fausses. Telle est celle-ci : tout corps pesant a besoin d’être soutenu pour ne pas tomber. les autres ne sont que contingentes ; c’est-à-dire que nous voyons seulement qu’elles sont vraies, mais qu’elles pourraient être fausses, ou du moins que si elles ne peuvent pas l’être, nous ne savons pas pourquoi. Telle est cette autre : tous les corps sont pesans.

dans le premier cas, il n’y a pas même l’ombre d’une addition, car quand il n’existerait qu’un seul corps pesant dans le monde, je n’en serais pas moins sûr qu’il a besoin d’être soutenu pour ne pas tomber ; et je suis sûr que cela est vrai et que cela ne peut pas être faux, uniquement parceque je vois que l’idée de corps pesant est telle, qu’elle serait anéantie si elle ne renfermait pas l’attribut d’ avoir besoin d’être soutenu pour ne pas tomber.

dans le second cas, il est bien vrai que je ne puis dire, tout corps est pesant,

qu’autant que j’ai observé que dans l’idée de tous les corps que je connais, il entre comme élément l’idée d’être pesant ; et tous ces différens êtres je les réunis dans cette expression collective tout corps

mais encore une fois ce n’est pas là les additionner, car je ne connais pas leur nombre, je ne m’en embarrasse pas ; et il peut augmenter ou diminuer sans que mon opération cesse d’être juste, ce qui sûrement n’arriverait pas, si elle était une addition.

observons en passant que nulle proposition générale n’est d’une vérité nécessaire qu’autant qu’elle est une proposition secondaire ; car comme nous ne connaissons les causes premières de rien, il est inévitable que toutes nos propositions premières ne soient que contingentes. Cela vient à l’appui de ce que nous avons dit ci-dessus de la contingence et de la nécessité en général. Maintenant faisons-nous une véritable soustraction quand d’une proposition générale nous descendons à une proposition particulière ? Je réponds encore que non. Quand je dis tout corps est pesant, donc cette pierre est pesante, l’opération de mon esprit consiste à remarquer que j’ai déjà dit implicitement que cette pierre est pesante, que j’ai dit cette vérité en même tems que beaucoup d’autres vérités pareilles, et que parconséquent je puis la répéter isolément. Mais je ne fais pas pour cela une soustraction. Le nombre de ces vérités m’est inconnu. Il m’est indifférent, je ne l’ai pas diminué. Je n’en ai pas recueilli le reste. Je n’ai pas retranché un seul élément de l’idée de tout corps. elle demeure ce qu’elle était. Ainsi je n’en ai rien soustrait. Je remarquerai de plus ce que j’ai déjà observé ailleurs, c’est que ce n’est là qu’un procédé abrégé. à la vérité il est commode et sûr, mais il est purement empirique ; et ce n’est pas lui qui fait trouver la vraie cause de la vérité que l’on cherche. Une proposition générale ne peut jamais être la cause réelle de la vérité d’une proposition particulière. Cette pierre n’est pas pesante parceque tous les corps le sont, mais parcequ’elle manifeste les phénomènes de la pesanteur. Il peut bien m’être plus commode de me rappeler qu’elle est du nombre des êtres dont il est prouvé qu’ils sont pesans, que de refaire les expériences nécessaires pour m’assurer qu’elle l’est. Mais encore une fois ce n’est pas par là que je le découvre primitivement et réellement ; et cette méthode abrégée ne mérite pas d’être regardée comme le vrai procédé de l’esprit dans l’investigation d’une vérité particulière. Concluons que les deux opérations appelées addition et soustraction dans le calcul, n’ont point de véritables analogues dans le raisonnement. L’opération logique que l’on prétend répondre à l’addition, se partage en deux espèces très-distinctes et même très-différentes, et dont ni l’une ni l’autre n’est réellement une addition : et celle que l’on fait correspondre à la soustraction, n’est qu’un procédé abrégé, et d’ailleurs n’est point non plus une soustraction ; ou il faudrait ne voir que des additions et des soustractions dans tous les mouvemens de la nature et dans tous les phénomènes de l’univers. Car dès qu’il y a un changement produit quelque part, il y a une foule de choses augmentées ou diminuées, puisque tout peut se considérer sous le rapport de la quantité, même les êtres les plus imaginaires ; mais assurément il ne résulte aucune connaissance des effets de la nature, de cette manière de les considérer. Reste donc la troisième opération, celle que l’on appelle substitution ou traduction d’expression. Oh ! Pour celle-là, je la reconnais bien dans le raisonnement et le calcul, c’est-à-dire que je la reconnais généralement dans toutes les espèces de raisonnement, et particulièrement dans l’espèce de raisonnement appelée calcul. Quand je dis, l’art logique est l’art de raisonner. L’art de raisonner doit comme art dépendre d’une science, et comme art du raisonnement, dépendre de la science du raisonnement. Mais la science du raisonnement ne peut être autre chose que la connaissance de nos moyens de raisonner. La connaissance de nos moyens de raisonner n’est que la connaissance de nos facultés intellectuelles. Ainsi l’art logique dépend de la connaissance de nos facultés intellectuelles ; la science logique n’est que cette connaissance ; et tous deux se découvrent par l’analyse de ces facultés. Certainement il n’y a là que des substitutions ou traductions d’expressions. De même quand je dis, x 2 est égal à a 2 plus 2 ab plus b 2, est égal à a plus b 2,

est égal au quarré d’ a plus b, est égal à a plus b multiplié par lui-même, ainsi x est égal à a plus b

il n’y a encore là que des

traductions. Mais je vais plus loin ; et je soutiens qu’il n’y a de même que des substitutions d’expressions dans les autres opérations que l’on a voulu reconnaître tant dans le calcul que dans le raisonnement. Dans l’addition, je ne fais que substituer à l’expression 3 plus 4, l’expression 7 ; et dans la soustraction, à l’expression 7 moins 2, l’expression 5, et ainsi des autres. De même dans le raisonnement, quand de propositions particulières je m’élève à une proposition générale, je dis, un tel corps est pesant, un tel autre l’est aussi, un troisième l’est encore, mille, dix mille, cent mille autres le sont de même. Ces corps sont tous ceux que je connais et tous ceux dont j’ai jamais entendu parler. Donc tous les corps (entendez toujours ceux que je connais, car je ne puis jamais parler d’autres) sont pesans. Il n’y a là que des traductions d’expressions. Quand de cette proposition générale, je passe à une autre générale aussi, et que je dis : tout corps pesant a besoin d’être soutenu pour ne pas tomber ; c’est de même une traduction. Quand de ces propositions générales, je redescends à une proposition particulière, et que je dis : donc cette pierre est pesante, et tomberait si elle n’était pas soutenue ; c’est encore une traduction. Il n’y a donc jamais tant dans le raisonnement que dans le calcul, aucune autre opération que des traductions ou substitutions d’expressions ; et j’ajoute, 1) que ces substitutions d’expressions ont toujours pour fondement et pour cause de leur justesse, cette seule et unique opération intellectuelle qui consiste à voir qu’une idée est renfermée dans une autre ; 2) que toutes ces expressions substituées les unes aux autres expriment toujours des jugemens, ou de ces suites de jugemens qu’on appelle des sorites. Pour nous assurer de la vérité de ce dernier point, nous n’avons qu’à reprendre tous les exemples dont nous venons de nous servir, et nous allons trouver qu’ils se réduisent tous à des argumens de cette espèce. exemples. dans l’idée exprimée par ces mots art logique, je vois l’idée, être l’art de raisonner

dans cette seconde,

l’idée, dépendre de la science du raisonnement

dans cette troisième, celle, dépendre de la connaissance de nos moyens de raisonner

dans cette quatrième, celle,

dépendre de la connaissance de nos facultés intellectuelles

dans cette cinquième,

celle, dépendre de la connaissance qui ne s’acquiert que par l’analyse de ces facultés

et parconséquent je vois

cette dernière dans la première. De même, dans l’idée x 2, je vois celle être égale à a 2 plus 2 ab plus b 2, dans celle-là, la suivante ; et ainsi de suite jusqu’à la fin. De même, dans l’idée 3 plus 4, je vois l’idée, être égal à 7

et dans celle 7 moins 2,

je vois celle, être égal à 5.

de même encore, dans les idées réunies d’un corps, de mille corps, de cent mille corps, etc., je vois les idées d’être tous les corps que je connais, et d’être pesans

et dans celles-là réunies, je vois

celle d’avoir besoin d’être soutenus pour ne pas tomber

et dans ces dernières encore,

je vois celles qu’une pierre est pesante, et tombe si elle n’est pas soutenue.

enfin je prendrai un dernier exemple qui sera en même tems le résumé de ce chapitre, et ma conclusion ; et je dirai : dans l’idée que j’ai de tous ces jugemens et de tous ces raisonnemens, je vois l’idée qu’ils consistent toujours, et ne peuvent consister jamais qu’à voir une idée dans une autre, dans celle-là, une troisième, et ainsi de suite. dans cette seconde idée je vois celle qu’ils ne peuvent être vrais que quand ces idées sont réellement les unes dans les autres, et faux que quand elles n’y sont pas. et dans cette troisième je vois celles qu’ils ne peuvent devoir leur vérité à la forme qu’ils affectent, qu’ils ne peuvent avoir pour premier principe de certitude, que la certitude de nos premières impressions, et qu’ils ne peuvent avoir qu’une seule cause d’erreur ; c’est que nous voyons dans une idée ce qui n’y était pas, c’est-à-dire que nous nous la rappellions mal.

j’ oserai dire encore en finissant, et en me servant toujours de la même forme d’expression, que je vois dans l’enchaînement d’idées que je viens d’exposer, l’idée qu’il est parfaitement juste, et celle que tout le monde conviendra de cette justesse, si l’on veut se donner la peine d’y regarder avec attention, ou du moins celle que je l’ai prouvé autant que j’en suis capable. je n’ai donc plus rien à ajouter. Ce chapitre ne renferme aucune idée qui ne soit dans les précédens. Mais si en présentant mes principes sous de nouveaux aspects et en en montrant différentes applications, il contribue, comme je l’espère, à les rendre plus faciles à saisir et plus plausibles, il est très-important, pour le but que je me propose ; et je dois remercier encore mes juges de m’avoir, pour ainsi dire, forcé de rendre mes raisons aussi convaincantes qu’elles pouvaient l’être. Maintenant que cette logique est finie, et qu’elle fait le complément d’un ouvrage assez étendu, dont mon idéologie

et ma grammaire n’étaient que les premières parties, je ne puis me refuser au plaisir de jeter un coup-d’œil général sur l’ensemble de l’étude de nos moyens de connaître ; et de présenter au lecteur un tableau succinct de la série d’idées que j’ai suivie, ou plutôt par laquelle je me suis laissé conduire jusqu’à ce moment, et un apperçu sommaire de ce qui devrait suivre cette histoire de nos facultés intellectuelles, pour la rendre vraiment usuelle, et utile aux différentes branches de nos connaissances. Ce sera l’objet du chapitre suivant, que l’on doit plutôt regarder comme un appendice, et une conséquence de mon ouvrage, que comme en faisant une partie intégrante. Il renferme principalement mes vues et mes vœux, relativement à ce que je n’ai pas l’espérance d’exécuter.