Germer Baillière et Cie (p. 173-191).


CHAPITRE VI


L’ENSEIGNEMENT SECONDAIRE ET SUPÉRIEUR




I. — But de l’éducation classique. — Les langues anciennes et les langues modernes comme moyens d’éducation. — Méthode d’études littéraires : nécessité de leur donner un caractère plus philosophique.
II. — L’histoire.
III. — Les sciences. — Leurs avantages et leurs inconvénients. - Les méthodes d’enseignement scientifique.
IV. — L’Enseignement spécial.
V. — Les concours et examens.
VI. — L’Enseignement supérieur.
VII. — Les grandes écoles. L’École polytechnique.


I. L’éducation secondaire classique doit développer harmonieusement les facultés des jeunes gens pour elles-mêmes. Elle prend comme moyens les grandes vérités, les beautés de la poésie et de l’éloquence, enfin la part de moralité et de bonté qui est inhérente aux œuvres des meilleurs moralistes, philosophes, historiens, littérateurs et poètes. Il faut, pour cela, deux conditions : des modèles et des exercices personnels. Les modèles doivent être vraiment classiques, c’est-à-dire offrant les beautés littéraires dans leur pureté et dans leur parfaite harmonie. Il ne s’agit pas de rechercher où il y a le plus de puissance géniale, mais où il y a le plus de ces qualités qui peuvent s’imiter, le moins de ces défauts qui peuvent s’éviter. Nous n’espérons pas inculquer aux enfants le génie ; donnons-leur le goût, donnons-leur l’amour du beau, le sens critique et, en même temps, un certain talent de pensée, de composition et de style. Or, les modèles en question sont tout trouvés. Là-dessus, il n’y a pas de contestation : si on peut apprendre aux enfants assez de grec et de latin pour leur faire étudier les chefs-d’œuvre de l’antiquité, personne ne nie qu’il y ait là la meilleure éducation littéraire, comme l’étude de la sculpture, grecque ou de la peinture italienne est la meilleure éducation pour les arts plastiques.

L’antiquité greco-latine a une qualité d’importance majeure au point de vue pédagogique : elle n’est pas romanesque. Elle ne risque donc pas de développer chez les jeunes gens une imagination vagabonde, tantôt à la poursuite de chimères, tantôt perdue dans le vague des rêveries ; elle ne risque pas non plus de développer une sensiblerie plus ou moins factice. En transportant les enfants dans un milieu lointain et différent du nôtre, elle les empêche de saisir prématurément ce qu’il peut y avoir de trop passionné et de trop passionnant dans la littérature. À cette distance, tout s’apaise, tout se réduit à une beauté plus intellectuelle qu’émouvante, La raison est d’ailleurs la caractéristique de la littérature ancienne, surtout de la romaine, et les enfants ont besoin avant tout de raison, de bon sens et de bon goût.

On objecte la difficulté et la longueur des études greco-latines, et on propose de les remplacer par les langues vivantes, nous répondrons que, dans la pratique, ce dernier enseignement dériverait malgré lui vers l’utilitarisme : il a pour but surtout d’apprendre à parler les langues étrangères, qui offrent une utilité trop immédiate et trop visible. En outre, les grands génies allemands et anglais n’ont pas assez les qualités classiques. Les littératures modernes sont tantôt un peu barbares, tantôt trop raffinées et déséquilibrées, presque toujours trop passionnées, trop envahies par ce que Pascal appelait les passions de l’amour. La femme est la muse inspiratrice des littératures modernes, et il y a danger à introduire trop tôt dans l’esprit des enfants l’obsession de l’éternel féminin. Les amours grecques et romaines sont si loin, et si vagues, qu’elles n’ont généralement pas la même influence perturbatrice. Encore faut-il passer là-dessus rapidement et choisir plutôt dans les auteurs anciens l’expression des sentiments relatifs à la patrie ou à la famille. Enfin, nous nous rattachons historiquement et héréditairement à l’antiquité latine et grecque ; rien de plus naturel que de maintenir ce lien, puisque les grecs et les latins demeurent, après tout, des maîtres incomparables de littérature. Ils n’ont pas démérité, que nous sachions, pour être chassés par les Tudesques et par les Anglo-Saxons. Qu’y gagneriez-vous ? Vous verriez reparaître, après les sept ou huit années de collège qui seraient toujours nécessaires à une éducation complète, la même ignorance de l’allemand ou de l’anglais, au lieu de l’ignorance du latin et du grec. Ce ne sont pas, d’ailleurs, les connaissances linguistiques acquises qu’il faut considérer, mais le développement acquis de l’esprit et du goût. À ce point de vue, restons à l’école des classiques anciens, qui ont été les maîtres des classiques français.

On a adopté dans nos collèges les traductions cursives et orales, au lieu des longs devoirs écrits, les exercices demi passifs au lieu des exercices actifs, thèmes, vers, discours. En cela, selon nous, on a fait fausse route. On a cru qu’il fallait avant tout connaître d’un bout à l’autre le plus grand nombre possible d’ouvrages anciens ; mais ce n’est point ici une affaire de quantité. D’ailleurs les anciens, — et non pas seulement Homère, mais presque tous les autres, — dorment beaucoup. Mieux vaut un fragment antique étudié à fond que tout un livre lu à la hâte. S’attacher à un auteur, pénétrer sa pensée dans chaque phrase, la suivre en comparant les phrases les unes avec les autres, voilà qui donne à l’intelligence force et logique. Il y a de plus ici le travail de la forme : il faut interpréter fidèlement un auteur sans rien lui ôter, sans lui prêter rien, traduire le sens, le mouvement, la couleur, l’harmonie : la langue s’assouplit à ce travail Le discours, quand on donne seulement le sujet et quelques notions d’histoire qui s’y rapportent, apprend à trouver les idées et les sentiments qui conviennent à une situation particulière, à un caractère. C’est un exercice psychologique. Le professeur, bien entendu, doit inspirer aux élèves le mépris de la déclamation, l’amour de la vérité, mettre le plus souvent sous leurs yeux les discours réels que fournit l’histoire[1]. Il doit chercher pour les compositions françaises des sujets familiers aux élèves, où ils mettront leurs observations, leurs impressions, leurs sentiments, où ils se mettront eux-mêmes. Bersot objecte au discours latin que, pour y réussir, il faut penser en français avec beaucoup de peine, puis traduire avec beaucoup de peine sa pensée en latin ; dans cette gêne extrême de penser et d’écrire, l’élève pense et écrit par à peu près. — Nous répondrons que toute œuvre d’art et de style exige des efforts et des tâtonnements : c’est même ce qui la rend profitable. — Le latin des élèves, dit-on encore, est un recueil d’expressions et de tours qui assiègent leur mémoire et se battent aux portes pour trouver place ; ces expressions et ces tours sont de tous les auteurs, de toutes les dates ; les élèves notent de préférence ce qui les a le plus frappés, comme étant le plus éloigné de l’babitude, si bien que le courant uni de la langue leur échappe. — Qu’importe ? On n’apprend pas le latin pour parler en latin, ni pour écrire la langue pure d’une seule époque : il y a, là une simple gymnastique. C’est moins le résultat qu’il faut considérer que l’effort d’arrangement, de composition et d’expression. Les vers latins sont meilleurs encore : c’est une initiation, imparfaite sans doute, mais très utile, au langage de la poésie, à ses associations d’images, à son harmonie et à son rythme. Les versions écrites sont un très bon essai de logique et de style. Les narrations sont excellentes, « pourvu, a-t-on dit, que les narrations d’histoire soient historiques, et que les autres ne demandent pas qu’on parle de ce qu’on ne connaît pas. » Les dissertations scientifiques, littéraires, philosophiques et morales, habituent à juger et à raisonner ; les analyses littéraires, à distinguer dans un ouvrage ce qui est essentiel et caractéristique. Ces divers travaux alternés fortifient et assouplissent ; mais les vers surtout, les vers latins, sont par excellence l’exercice littéraire ; un élève qui n’a jamais fait un seul vers n’est pas vraiment un lettré. Le vers latin développe l’esprit poétique sans persuader aux enfants qu’ils sont des poètes en herbe, sans les enivrer d’avance des succès de salon.

Aucun exercice ne peut donc remplacer ni le vers, ni le discours, ni la narration, ni la dissertation dans l’éducation littéraire. On a fait tantôt un crime, tantôt un honneur aux Jésuites de les avoir inventés. Mais, à vrai dire, la poésie et l’éloquence ont toujours servi de base à l’enseignement littéraire. Ainsi faisaient les antiques éducateurs de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce, de Rome ; ainsi avons-nous fait nous-mêmes jusqu’à ces derniers temps. M. Manœuvrier dit, avec beaucoup de justesse, qu’il y a essentiellement, en chacun de nous, un poète et un orateur ; ce poète ou cet orateur surgit à un moment donné, pour exprimer nos émotions, nos passions, nos ambitions. C’est à ces formes intimes de notre être, à ces éléments essentiels de notre humanité que s’adresse la culture littéraire ; et c’est là ce qui a fait dire qu’elle est l’intérêt suprême de l’éducation. Or, par quelle méthode initier les jeunes gens à la poésie, à l’éloquence ? Suffira-t-il de leur en raconter l’histoire ? Suffira-t-il de les faire lire ? Forme-t-on un sculpteur ou un peintre « en racontant Michel-Ange et Raphaël, en montrant le Moïse et la Sainte-Famille ? » Non, il faut composer, fabriquer des vers, même de mauvais vers, et des discours, même de mauvais discours, et des narrations, et des descriptions. C’est en apprenant à mettre de l’ordre dans ses idées qu’on finit par acquérir de nouvelles idées, résultats de l’association et de la suggestion.

Sans doute il ne faut pas tomber dans le culte exclusif de la forme, mais pour cela il y a un sûr moyen : introduire de bonne heure dans nos classes les études morales, civiques, esthétiques, en un mot philosophiques. En y joignant un enseignement des sciences d’un caractère également philosophique et même esthétique, qui montrera le côté grand et beau des vérités, on habituera les élèves à penser et à sentir, à ne pas parler pour ne rien dire. Pour unir, coordonner en les simplifiant les études littéraires et les études scientifiques, il faut un moyen terme, qui est l’étude des sciences morales et sociales, de la philosophie de l’art, de la philosophie de l’histoire, de la philosophie des sciences. L’enseignement philosophique est utile non seulement aux esprits supérieurs, mais aussi aux esprits peu cultivés, incapables d’agir par eux-mêmes. Ce n’est pas qu’un esprit médiocre ne puisse retenir un certain nombre de détails précis, bien au contraire ; mais ce sont les grandes lignes reliant les faits les uns aux autres qui lui échappent. Ces grandes lignes, un enseignement scientifique même approfondi sur un point déterminé ne les lui fera point connaître ; l’enseignement littéraire, pas davantage ; seul l’enseignement philosophique, en élargissant son esprit, les lui découvrira.


II. On a appelé avec raison l’histoire « un grand cimetière » : l’historien le plus érudit est celui qui connaît le mieux le nom des morts, qui a déchiffré le plus d’épitaphes des tombeaux humains. L’histoire peut rester, pour l’esprit qui en fait son étude exclusive, stérile comme la mort même. Elle aussi vaut surtout par ce qu’elle contient de philosophique et de social.

On tend à augmenter sans cesse la place de l’histoire, comme celle des sciences, dans les études classiques. C’est là une erreur contraire à l’opinion même de nos meilleurs historiens. Quand M. Fustel de Coulanges inaugura ses leçons à la Sorbonne par une étude des institutions romaines depuis l’origine, sa séance d’ouverture fut en partie consacrée à écarter le lieu commun qui vante la haute utilité de l’histoire. « Nous étudierons l’histoire, purement pour elle-même, disait-il, et pour l’intérêt des faits que la connaissance de son développement comporte. » Quant à la prétendue utilité d’expérience dont cette connaissance serait pour les hommes d’État et les leaders politiques, M. Fustel de Coulanges déclarait en faire bon marché. « Un homme d’État qui connaîtra bien les besoins, les idées et les intérêts de son temps, n’aura rien à envier à une érudition historique plus complète et plus profonde que la sienne, quelle qu’elle soit. Cette connaissance lui vaudra mieux que les leçons trop préconisées de l’histoire. » L’histoire, selon M. Fustel de Coulanges, peut même égarer, si on ne tient pas assez compte de la différence des temps. « Je ne demande point, dit M. Lavisse, que le monde soit gouverné par des historiens. Il y a entre la politique et l’histoire des différences essentielles, en ce pays surtout où ne subsiste aucune force historique léguée par le passé et dont il faille étudier la puissance pour la ménager. Le politique peut se passer d’être un érudit en histoire, ajoute à son tour M. Lavisse : il suffit qu’il connaisse les idées, les passions, les intérêts qui sont les mobiles des opinions et des actes dans la France contemporaine. Même, j’imagine qu’un véritable historien serait un homme d’État médiocre, parce que le respect des ruines l’empêcherait de se résigner aux sacrifices nécessaires. » Il ne faudrait pas, en effet, confier l’assainissement de Paris à la Société de l’histoire de Paris et de l’Île de France ; des archéologues sont capables de respecter la fièvre, quand elle habite un vieux palais. Toutefois, si l’histoire ne donne aucune notion précise qui puisse être employée dans telle ou telle partie de l’art du gouvernement, n’explique-t-elle point les qualités comme les défauts du tempérament français, qu’il faut ménager sous peine de mort ; n’avertit-elle point les diverses formes de gouvernement des dangers qui leur sont propres ; ne nous instruit-elle pas à la modération, à la patience, à la « longueur de temps », et enfin ne nous fait-elle point connaître nos relations avec les peuples étrangers ?

L’enseignement de l’histoire et de la géographie se fait encore trop par les méthodes passives : c’est un monologue du maître, une leçon de faculté suivie d’interrogations sommaires sur la leçon précédente : les élèves prennent des notes et sténographient ; puis ils les recopient et les apprennent en partie par cœur. Il serait bon d’enseigner aux élèves ce que c’est qu’un document et un monument ; comment on vérifie, comment on contrôle et critique les témoignages divers[2]. Il faudrait les guider dans des excursions historiques, analogues à celles que font les botanistes et les géologues : champs de bataille, vieilles rues des cités, toiles et marbres des musées, cathédrales et hôtels de ville, manuscrits et vieux livres des bibliothèques. On distribuerait une besogne personnelle aux divers élèves, on leur apprendrait à se faire eux-mêmes une opinion, à ne pas croire légèrement, à ne pas affirmer trop vite.


III. En dehors de la somme de science étroite et positive indispensable dans la pratique de la vie, tout enseignement scientifique restreint est stérile. Qu’il soit plutôt vague, mais large, car la science vaut plus encore par les vues générales, par les perspectives qu’elle nous ouvre sur les choses que par la connaissance de ces choses en elles-mêmes ; elle vaut plus par les inductions tirées des faits que par les faits acquis. En un mot la science même de la nature vaut surtout, pourrait-on dire, par ce qu’elle contient d’humanités.

L’enseignement scientifique développe moins qu’on pourrait le croire le raisonnement, car il fournit à l’esprit des faits et des formules préparées ; il n’exerce pas à penser par soi-même, il ne communique pas l’initiative, qui est le fond de toute pensée personnelle. D’autre part, il ne cultive guère l’imagination, qui est surtout exercée par l’éducation esthétique. L’enseignement philosophique seul développe le raisonnement, ainsi que l’enseignement littéraire bien entendu. Les mathématiques avec leur rigueur et leur précision apparente, peuvent apprendre à cacher la faiblesse des raisons sous la force des raisonnements ; elles donnent des formules simples qui sont incapables d’enserrer la réalité et détruisent « cet esprit de finesse » qui est le sens droit de la vie. Les mathématiciens s’imaginent avoir des formules infaillibles parce qu’elles sont tirées des mathématiques, et ils en ont sur toute chose ; tout est classé, étiqueté, et d’une manière indiscutable : discute-t-on avec une formule ? Même dans les sciences physiques, l’enseignement exclut toute possibilité de douter des faits admis et enregistrés par la science. Il est vrai qu’en certains cas le maître, s’il a les appareils nécessaires, pourra faire, sous les yeux de l’élève, une démonstration pratique des principes qu’il enseigne. Mais cette démonstration est une simple « illustration » qui ne développe en rien le mécanisme du raisonnement inductif ? Herbart a raison de le dire, l’enseignement des sciences, dans les collèges, favorisera toujours avant tout la faculté déductive : pour que le contraire eût lieu, il faudrait que l’élève pût, comme dans les exercices de grammaire et de littérature, vérifier et contrôler sans cesse telle loi qui ne fût pas évidente par elle-même ou qui ne s’imposât pas à l’esprit avec une force irrésistible. Il est permis de douter de la justesse d’une application grammaticale et d’une expression ; l’élève peut sans inconvénient la critiquer, la tenir pour hasardée, hésiter sur l’application de la règle ; mais on ne se le figure pas « doutant de l’exactitude de la table de logarithmes ou des lois de la gravitation universelle. »

L’essentiel, dans l’enseignement scientifique, c’est la méthode même d’enseignement ; or, elle est passive et aboutit à cette œuvre le plus souvent machinale, la rédaction, — travail de manœuvre et de copiste. Il faudrait y substituer les méthodes actives. Enseignons peu de sciences, mais enseignons-les scientifiquement, c’est-à-dire en refaisant la science et en la faisant refaire aux élèves. Ce sont les élèves qui devraient, à tour de rôle, faire les manipulations et les expériences ; ce sont les élèves qui devraient entretenir, soigner les machines, faire les collections de plantes, de minéraux, herboriser[3]. On ne donne pas assez aux élèves le lien qui relie la théorie et la pratique, les habitudes de précision et d’observation. Il faudrait commencer par l’étude des sciences physiques et naturelles, sans oublier celles d’un usage journalier dans la vie, comme l’hygiène, avec les notions de physiologie sur lesquelles elle repose. Il n’est guère de personne, dit Spencer, qui n’avoue, si vous l’interrogez, qu’elle s’est, dans le cours de sa vie, attiré des maladies dont la plus simple notion de physiologie l’aurait préservée. « Ici c’est une maladie de cœur, conséquence d’une fièvre rhumatismale amenée par une imprudence. Une personne boite parce qu’en dépit de la douleur elle a continué à se servir d’un genou légèrement blessé. Une autre personne a dû rester couchée pendant des années, parce qu’elle ignorait que les palpitations dont elle souffrait étaient un des effets de la fatigue de son cerveau. Tantôt c’est une blessure incurable qui provient de quelque sot tour de force ; tantôt c’est une constitution qui ne s’est jamais relevée des suites d’un travail excessif entrepris sans nécessité. » Les « péchés contre l’ordre physique », tant ceux de nos ancêtres que les nôtres, en altérant la santé, font de la vie une infirmité et un fardeau, au lieu d’un bienfait et d’une jouissance.


IV. Le nouvel enseignement spécial annexé aux lycées, écrivait autrefois Bersot, a ceci de fâcheux que les autres élèves le méprisent et « marquent ce mépris par le nom qu’ils lui donnent… Ils sont si bien convaincus de leur supériorité, qu’ils en convainquent ceux-là même qu’ils en accablent… Le préjugé établi est qu’on n’entre pas de soi-même dans les cours professionnels, mais qu’on y tombe ». Il y avait selon nous, dans ce dédain, un sentiment fort juste, — le sentiment d’un danger qui menace aujourd’hui de plus en plus les études classiques. M. Frary lui-même reconnaît que c’est « une expérience manquée ». Si on persiste dans cette voie, on arrivera à désorganiser tout l’enseignement classique pour essayer d’organiser l’autre. Nous verrons alors se dérouler toute la logique des conséquences. On ne considérera plus, dans l’instruction, que ce qui servira ou ne servira pas pour la profession future. Le latin et le grec seront donc inutiles. La plupart des parents diront : à quoi bon ? Ce qui accommodera fort la paresse des enfants. Bientôt la France entière sera couverte d’utilitaires à courte vue, et les lettres classiques auront vécu. L’ « élite », qu’on prétendait constituer au profit de ces études, en rejetant le commun des élèves dans l’enseignement spécial, sera introuvable ou réduite à l’infiniment petit.

D’ailleurs, toute spécialisation précoce est dangereuse. Un individu donné n’est jamais un, mais plusieurs : certains enfants ressemblent d’abord à leur père, puis à leur mère, et représentent ainsi successivement une série de types distincts, au moral comme au physique. On ne peut donc jamais se flatter de saisir l’homme définitif dans l’enfant ni même dans le jeune homme ; on ne peut jamais prévoir dans un caractère toutes les possibilités qu’il renferme, toutes les aptitudes qu’il développera. De là le danger de toute éducation qui préjuge trop les tendances de l’enfant. L’instruction professionnelle, par exemple, ne doit avoir pour but que d’éveiller des aptitudes, jamais de répondre à des aptitudes qu’on suppose. Sans cela, elle est une mutilation dont on peut souffrir toute une vie. Encore une fois, ce n’est pas un individu fixé et cristallisé que l’éducateur a entre les mains ; c’est une série mouvante d’individus, une famille, au sens moral du mot comme au sens où le prend l’histoire naturelle. Un spécialiste est bien souvent un utopiste ; il a la vue faussée par la petitesse de l’horizon qu’il est habitué à considérer. Toute spécialisation précoce est une déséquilibration. Faire un soldat, un ingénieur, un musicien, ce n’est pas nécessairement faire un homme en pleine possession de toutes ses facultés. De plus, il faut tenir compte des coups manqués, du refus des élèves aux examens d’admission, etc. Sur des milliers de candidats à l’École polytechnique, par exemple, 300 seulement sont admis ; or, si un bon polytechnicien n’est pas nécessairement un homme accompli, que sera-ce d’un polytechnicien manqué ?


V. — On connaît les inconvénients des concours et surtout des examens à longs programmes, qui sont des dépenses difficilement réparatrices et, de plus, ne mettent guère en activité dans le cerveau qu’un organe spécial, la mémoire ; les examens ne fortifient même pas cet organe, ils l’usent. Ce qu’il y a de bon dans les concours, c’est l’émulation qu’ils développent ; mais cette émulation ne se tend et ne se dépense que pour un résultat souvent fictif, une supériorité d’un jour sur un point particulier. Très souvent l’émulation s’arrête là, croit le classement définitif ; le concours est un jugement qui arrête les vainqueurs en leur donnant une conscience outrée de leur valeur, les vaincus en les décourageant. C’est de l’émulation discontinue, désorganisée, au lieu d’être, comme il le faudrait, une organisation de l’émulation. Il n’est pas mauvais, pourrait-on dire, qu’il y ait de temps en temps des premiers, mais il est mauvais qu’il y ait des derniers. Le baccalauréat ne devrait être, suivant une heureuse définition, que le dernier des examens de passage, l’examen de passage du collège à la faculté. L’usage en a fait autre chose : trop souvent on réussit à s’y préparer par des moyens artificiels et hâtifs. Il en résulte dans les classes des troubles de toute sorte : nombre d’élèves se figurent volontiers qu’il sera possible de réparer en rhétorique et en philosophie le temps perdu ou mal employé depuis la sixième ; nombre de maîtres sont conduits à prendre les besoins de l’examen pour régulateurs de leur enseignement, dont ils diminuent ainsi la liberté, l’élévation, la portée générale et généreuse. Certains esprits passionnés ne voient de salut que dans la suppression même du baccalauréat. Ils veulent le remplacer par des examens spéciaux placés à l’entrée des grandes écoles, des facultés et des administrations. Cette solution ne ferait qu’accélérer la ruine des études classiques. Les écoliers ne s’intéresseraient plus qu’aux connaissances particulières qui sont exigées à l’entrée des diverses carrières. L’unité des études secondaires serait rompue, le collège serait transformé en un groupement confus d’écoles préparatoires, dont le savoir primaire formerait le seul lien. Il faut simplement combiner le baccalauréat avec des examens de passage, comme cela a lieu en Allemagne.


VI. — D’après la théorie adoptée en Allemagne, les écoles spéciales n’étudient qu’une partie du savoir, les universités ont pour objet de rapprocher toutes ces parties, d’en composer la synthèse. Les écoles recherchent l’application de la science, les universités aspirent à la science pure ; les écoles forment les ouvriers qui appliquent les découvertes, les universités forment les chercheurs qui vont à la découverte. « Les écoles sont le règne de l’action, dit le père Didon dans son livre sur les Allemands, les universités sont le règne de la lumière. « En un temps où les limites du savoir reculent sans cesse, un esprit isolé désespérerait de retrouver par ses seules forces l’unité de la science : les universités, groupe d’hommes associés pour cette œuvre rendent cette unité visible à tous les yeux. « Comme les circonvolutions du cerveau se replient sur elles-mêmes et arrivent à former l’organe de la pensée, les diverses sciences doivent se rapprocher en un seul faisceau, qu’on nomme les Facultés, lesquelles se resserrent dans l’Université pour former le grand organe de la science collective et nationale. »

Cet idéal, les universités allemandes commencent à s’en écarter. Chaque université, dit le député Lasker, se démembre en écoles spéciales, les spécialités mêmes se morcèlent. « L’étudiant devient un écolier, et, depuis que les leçons obligatoires sont abolies, il s’accorde tacitement avec son professeur sur un maigre programme de cours généraux, indispensables pour les examens. Il ne veut pas être tiré en plusieurs sens et, par crainte d’éparpiller son travail dont la matière grossit sans cesse, il s’attache d’une manière étroite aux cours directement pratiques. Quiconque n’étudie pas les sciences naturelles quitte l’université sans avoir une idée des découvertes les plus importantes des naturalistes. Les principes élémentaires d’économie politique, de littérature, d’histoire sont, à un degré effrayant, étrangers à la plupart de ceux que leurs études spéciales n’y ont pas amenés. Les salles de conférences sont à côté les unes des autres ; les instituts appartiennent à un ensemble : les professeurs sont encore liés par les facultés et le sénat, le personnel, par des statuts et une organisation extérieure ; mais le lien intellectuel fait défaut ; les rapports personnels se relâchent, et les étudiants se séparent, comme si l’université était déjà divisée en un système d’écoles spéciales, entièrement distinctes[4]. » Un autre écrivain, anonyme, que l’on sait être un professeur d’une des grandes universités de l’Allemagne, a confirmé l’opinion de Lasker. D’après lui, les étudiants ne se mêlent pas au pied des chaires professorales, et chaque faculté a son auditoire distinct. Entrez dans un auditoire où le gentleman domine, vous êtes à la faculté de droit. Voyez, dans cette autre salle, « une réunion étrangement mêlée de têtes de moutons et de quelques figures à caractère ; » vous êtes chez les théologiens. Dans une troisième salle, « les lunettes trônent sur le nez de la plupart des assistants ; la coupe des cheveux varie entre la coiffure à la brebis et les boucles à la Raphaël ; on n’a pas ici l’ambition de précéder la mode, mais on a la mauvaise fortune de donner une collection presque complète des modes des quinze dernières années. On y voit des chapeaux roussis, des devants de chemise et des cravates rebelles, de grandes oreilles, de grosses pommettes, des coudes longs. Il y a des exceptions, mais rares : dans ces auditoires se font des cours de philologie, d’histoire, de mathématiques, de sciences naturelles. » Ces auditoires sont ceux de la « faculté de philosophie », qui correspond à nos deux facultés des sciences et des lettres ; ces étudiants sont de futurs professeurs de gymnases. Chacun vit donc chez soi, et même la faculté de philosophie se divise et se subdivise en compartiments : les philologues n’étudient pas la littérature, les historiens n’étudient pas la philologie ; à plus forte raison, littéraires et scientifiques vivent-ils isolés les uns des autres. C’est ainsi que l’université, qui, comme son nom l’indique, devrait tendre à l’universalité du savoir, tend à une spécialisation exclusive.

En France, jusqu’à ces dernières années, nos facultés n’avaient pas d’élèves réguliers. Aujourd’hui elles ont une clientèle d’étudiants. De là la querelle des cours ouverts et des cours fermés, qui divise le personnel enseignant. Les uns se prononcent pour le maintien des cours accessibles au grand public ; les autres entendent réserver les leçons aux seuls étudiants. Les deux choses ne semblent pas inconciliables et, en fait, sont conciliées. L’enseignement public « convie la nation entière et les étrangers mêmes à l’étude des sciences et des lettres, sans cesse renouvelée et rajeunie par l’autorité du monde savant. Le cours public est une école intellectuelle, largement ouverte ».

Dans les universités allemandes, le professeur travaille entouré d’élèves et de disciples. Plusieurs fois par semaine, il les réunit pour entendre ses leçons, qu’il peut multiplier sans effort parce qu’elles ne sont qu’une causerie familière sur la science dont il est perpétuellement occupé ; il élargit ou rétrécit son cadre, sans être gêné par aucun autre programme que l’intérêt de l’auditoire. Ce contact fréquent, souvent quotidien, du maître et des élèves, permet, selon M. Bréal, d’atteindre rapidement de grands résultats. Ce système avait été introduit à l’École pratique des hautes études ; il a passé dans la plupart de nos facultés. Il ne reste qu’à le généraliser en annexant aux cours publics des conférences privées, dont chaque professeur aura la latitude de régler l’objet spécial, de fixer le nombre et la durée. La faculté des lettres de Paris n’a point changé ses habitudes anciennes ; elle a procédé « par addition », sans se croire obligée à rien supprimer. Elle n’avait autrefois que des auditeurs, ou du moins elle ne reconnaissait pas « d’existence légale » à ses élèves perdus dans la foule ; elle a aujourd’hui des élèves organisés en un corps régulier. Les crédits inscrits au budget pour les boursiers de licence et d’agrégation ont assuré l’existence et le développement d’une institution qui rendra des services, ne fût-ce qu’au point de vue d’un meilleur recrutement du personnel enseignant. Malheureusement ces auditeurs, dit M. Bréal, ne sont pas encore des étudiants ; ce sont toujours des candidats. « Ils en portent le nom ; ils en ont l’humeur inquiète, le manque de liberté d’esprit, le désir de finir et de s’en aller. » Tandis qu’en d’autres contrées, les années passées à l’Université sont l’époque heureuse de la vie, qu’on la prolonge volontiers et qu’on la recommence avec joie, « nos boursiers de licence et d’agrégation n’ont qu’une idée : passer leur examen aussitôt prêts. » Les facultés redeviennent ainsi des réunions d’écoles spéciales.

Aussi, à côté de ces élèves qui forment déjà le noyau du personnel des étudiants, il importe de laisser une large place pour les jeunes gens de bonne volonté. Un grand nombre de jeunes gens ne savent comment employer leur temps au sortir du lycée : — « Il va toujours faire son droit, dit le père de famille en parlant de son fils, et nous verrons après ! » — C’est ainsi, dit M. Lavisse, que beaucoup de jeunes gens ont fait leur droit, faute de pouvoir faire autre chose, sans se destiner pour cela aux carrières juridiques, et alors que l’enseignement des facultés des sciences ou des lettres leur aurait été bien plus profitable. « Chacun de nous connaît nombre de cultivateurs, d’industriels, de commerçants, d’oisifs qui ont encombré dans leur jeunesse, sinon les salles des cours, au moins les registres d’inscription des facultés de droit, et dont la place était dans les laboratoires ou dans les auditoires de la Sorbonne. Ils y auraient reçu et des notions plus utiles à leur vie et cette culture générale qui est trop rare dans notre pays. »

Notre classification des facultés est artificielle ; leur division avec des frontières distinctes nuit à l’unité de la science. Il faudrait revenir, pour les lettres et pour les sciences, à l’ancien usage, encore maintenu dans la plupart des universités étrangères : il faudrait réunir les facultés actuellement séparées en une Faculté des arts, comme on disait autrefois, ou en une Faculté de philosophie, comme on dit en Allemagne. La séparation des facultés a pour la première fois trouvé place dans l’Université napoléonienne ; elle a eu pour effet de nuire à une foule d’enseignements et de produire une sorte d’anarchie.


VII. — Les grandes écoles sont à la fois nécessaires et dangereuses. À l’École polytechnique, on ne fait que de la science pure ; les cours forment comme une large encyclopédie physico-mathématique ; l’instruction qu’on y reçoit est une instruction générale, destinée à développer l’esprit scientifique et à fournir à chacun l’outil qui lui servira plus tard dans ses travaux personnels. En un mot, l’école ne produit ni des ingénieurs ni des officiers ; son rôle est à la fois plus élevé et plus restreint ; il consiste uniquement à préparer des élèves pour les écoles spéciales chargées de former les ingénieurs et les officiers. C’est dans ces écoles spéciales, à l’École de Fontainebleau, à l’École du génie maritime, etc., pendant deux ans ; c’est aux Écoles des mines, des ponts et chaussées, etc., pendant trois ans, que se donne l’instruction technique.

Par malheur, il est certain qu’on surmène les polytechniciens avant et pendant leur séjour à l’école. S’il est bon de faire une sélection, il ne faut pas que cette sélection aboutisse à une sorte d’extermination physique. Le nombre des malades et des fous produit par le régime de l’école est notable, selon M. Lagneau. De plus, le concours fait une place au hasard comme à la capacité. Une fois entrés à l’école, les élèves conservent rarement leur rang d’examen ; ce sont des bouleversements presque complets. Les exigences du programme augmentent sans cesse, et aujourd’hui elles sont telles qu’il faut s’épuiser pour passer un examen convenable. Ce n’est pas, disent MM. Cournot et Simon, que l’École elle-même ait besoin de toutes ces connaissances ; mais l’examinateur, ne sachant plus comment choisir, augmente la part du hasard pour diminuer d’autant la sienne. S’il n’y a que vingt questions, tout le monde les étudiera ; s’il y en a deux cents, le meilleur élève en possédera cent cinquante. Assurément, c’est un malheur pour lui de tomber sur ce qu’il ne sait pas ; mais la conscience du juge est à couvert. On en vient peu à peu à chercher les questions les plus captieuses, qui sont loin d’être les plus importantes.

Le premier malheur qui en résulte, c’est l’invention d’un « art de préparer aux examens », qui se substitue à « l’art d’enseigner la science ». Pendant que l’examinateur torture son candidat et lui propose des énigmes en guise de questions, il est lui-même examiné, étudié, percé à jour par les préparateurs qui composent l’auditoire. On a bien vite découvert ses ruses et noté ses formules, deviné ses fantaisies. Si on avait toujours le même examinateur, on le battrait à coup sur. Ce n’est plus la science qu’on apprend, c’est la façon de répondre à telle personne. On va donc à l’établissement qui fait recevoir beaucoup d’élèves. On commence l’étude du programme de bonne heure, et on se présente avant d’être tout à fait prêt, pour s’accoutumer à l’examen. « Avec cette triple recette, dit M. Jules Simon, si l’on n’est pas décidément stupide, si on ne tombe pas malade, et si on ne joue pas de malheur, on est à peu près sûr d’entrer à l’École polytechnique. » L’Université a des professeurs, non des préparateurs ; mais, si elle refuse d’entrer dans ce système d’entraînement, elle perdra tous ceux de ses élèves qui se destinent aux écoles du gouvernement ; elle est donc obligée de se mettre à l’unisson par nécessité. Et il en résulte cette singulière contradiction, signalée par M. Cournot, « que l’État paye des préparateurs pour faire prendre le change aux examinateurs sur la valeur réelle des candidats, et des examinateurs pour déjouer les artifices de ces préparateurs ». On dit quelquefois que la concurrence est une bonne chose, qu’elle est un aiguillon pour chacun des concurrents, qu’elle les oblige à mieux faire. Cela n’est pas aussi certain qu’on veut bien le dire, répond M. Jules Simon, surtout en matière d’enseignement ; cela est absolument faux en matière de préparation ; car on ne lutte pas à qui fera les meilleurs élèves, mais à qui fera recevoir le plus de candidats. L’Université subit ici un régime dont elle n’est pas responsable. Par malheur, l’École polytechnique, comme l’École de Saint-Cyr, dépend du ministre de la guerre, ordinairement incompétent en matière d’instruction. Une réforme que toutes les familles appellent de leurs vœux consisterait à reculer de deux ou trois ans la limite d’âge maximum. Le ministre de la guerre la refuse aujourd’hui parce qu’il l’a refusée hier. On comprend une limite sévère pour la marine, car il faut s’habituer de bonne heure à la mer ; et pourtant les jeunes gens qui deviennent élèves de première classe en sortant de l’École polytechnique ne sont pas pour cela de mauvais marins. Mais pour les autres carrières, où est la difficulté d’y entrer deux ou trois ans plus tard ? On n’est reçu à l’École polytechnique que jusqu’à vingt et un ans, à moins d’avoir deux ans de service effectif dans l’armée ; dans ce dernier cas, il suffit de n’avoir pas, au 1er  juillet de l’année du concours, dépassé l’âge de vingt-cinq ans : donc l’École polytechnique peut, sans inconvénient pour elle, recevoir des élèves de vingt-cinq ans ; donc elle a tort de fixer la limite d’âge à vingt ans, à son propre détriment, au détriment des études et de la santé des élèves[5]. Ces trois ou quatre ans ne seraient pas perdus, s’ils permettaient de faire une préparation solide au lieu d’une préparation hâtive. « Les écoles de l’État y gagneraient ; et ce serait pour nos collèges un bienfait immense, car nous serions libres alors d’étudier pour étudier ; au lieu qu’aujourd’hui les élèves qui se destinent aux carrières civiles imitent l’exemple, subissent le sort des candidats aux écoles de l’État, les uns et les autres échapperaient aux méthodes de bourrage et d’entraînement, et seraient instruits et élevés comme des hommes[6]. » L’École polytechnique veut une élite ; pour la trouver elle élimine le plus qu’elle peut, mais au nom d’un appareil de programmes, d’une série de questions, de problèmes et, comme disent les élèves, de « colles ». Mieux vaudrait choisir son élite non pas parmi ceux qui se sont le plus chargé la mémoire, mais parmi ceux qui ont le plus de talent et d’élévation dans l’esprit. Le moyen le plus simple, c’est que l’École polytechnique exige d’abord de ses candidats le baccalauréat ès lettres, puis dresse elle-même le programme scientifique sur lequel elle interrogera.

    s’écria-t-il, le mouvement tournant a eu lieu beaucoup plus tard, je me rappelle parfaitement les ordres que j’ai donnés et pourquoi je les ai donnés. — Mais, disait celui à qui il s’adressait, c’est moi à qui vous les avez donnés, et je crois bien me les rappeler aussi. Bref, le projet, rectifié une première fois, le fut une seconde ; de sorte qu’il ne resta rien du rapport primitif. Ajoutons que, pour faire un rapport général sur la bataille, il a fallu toucher à tous les rapports partiels, ajouter ici, rogner là, afin de les ajuster ensemble. Ainsi, ajoute le narrateur de cet épisode, pour un fait qui n’a duré que quelques heures, où tout s’est passé en plein soleil, les documents en apparence les plus véridiques, écrits sans aucun esprit de parti par les hommes les mieux placés pour connaître la vérité, ne peuvent nous inspirer, quant aux détails, qu’une très médiocre confiance. Que sera-ce donc quand il s’agira d’événements politiques où l’intrigue jouera son rôle et où tous les acteurs seront portés par la passion à présenter l’histoire d’une manière différente ? M. d’Harcourt conclut de cette difficulté d’avoir la connaissance exacte des faits que l’histoire donne à la science sociale une base peu solide. Selon lui, l’expérience individuelle, c’est-à-dire la connaissance d’un très grand nombre de faits, tels que le cours naturel des événements les amène, la connaissance acquise non par des récits ou des lectures contradictoires, mais par l’observation personnelle, sans intermédiaire, par suite la maturité de l’âge et la pratique des affaires, constituent la plus sûre voie d’investigation dans toute étude faite sur les sociétés humaines et dans la plupart des études historiques. « Aucun livre ne remplace l’expérience. C’est elle qui éclaire le mieux les actions des hommes ; elle permet d’en pénétrer les mobiles bien plus sûrement que l’histoire, toujours incertaine en elle-même, toujours obscure pour l’homme qui n’a eu aucune pratique des affaires. » On ne peut méconnaître qu’il y a une grande part de vérité dans ces paroles.

  1. Voir Bersot, Questions d’enseignement.
  2. On ne se figure pas toute la difficulté d’établir la vérité historique, même pour des faits récents et qui ont eu de nombreux témoins. M. d’Harcourt cite un exemple curieux de cette difficulté ou plutôt de cette quasi-impossibilité de connaître les faits tels qu’ils se sont réellement passés. Il s’agit du rapport du maréchal de Mac-Mahon sur la bataille de Solférino.

    « C’était le lendemain même de la bataille, raconte M. d’Harcourt ; nous étions encore sur le sommet du coteau où la lutte s’était terminée. Couchés ou assis dans un très petit espace, nous ne pouvions rien faire à l’insu des uns des autres. Le maréchal dit au général, son chef d’état-major, de lui soumettre un projet de rapport. Celui-ci donna l’ordre à deux de ses officiers de rédiger ce document, et ces officiers se mirent immédiatement à l’œuvre. La chose paraissait facile. On embrassait d’un coup d’œil le champ de bataille. Tous les officiers de l’état-major qui avaient porté les ordres étaient réunis dans l’espace de quelques mètres. On était à la source des renseignements les plus complets et les plus certains. Les officiers rédigèrent donc leur rapport en conscience ; mais, quand il fut présenté au chef d’état-major, celui-ci se récria, il prétendit que les choses s’étaient passées fort différemment… l’ennemi était alors en face et non à gauche… il avait été culbuté par tel corps et non par tel autre…. un mouvement dont on ne parlait que superficiellement avait décidé de la journée, etc. Bref, il fallut remanier du tout au tout le rapport d’après les indications du chef. Les rectifications faites, le rapport fut porté au maréchal ; mais à peine celui-ci feut-il parcouru qu’il le déclara inexact d'un bout à l’autre. — Vous vous trompez absolument,

  3. Voir sur ce sujet M. Manœuvrier et M. Blanchard.
  4. Deutsche Rundschau, 1874.
  5. Voir Jules Simon, Réforme de L’Enseignement, p. 361.
  6. Ibid.