Germer Baillière et Cie (p. 130--).


CHAPITRE V


L’ÉCOLE




I. — Insuffisance et dangers de l’instruction purement intellectuelle. Résultats de la statistique. Nécessité de l’instruction morale.
II. — Possibilité d’enseigner la morale méthodiquement. — L’enseignement de la morale, dans ses rapports avec les confessions religieuses et avec la « religion naturelle ». — Nécessité de remettre à l’État la direction de l’enseignement moral et civique.
III. — La discipline morale à l’école primaire, et les écoles anarchistes de Tolstoï. — Méthode des réactions naturelles de Spencer. Son insuffisance.
IV. — Nécessité de l’enseignement civique à tous les degrés de l’instruction.
V. — Enseignement esthétique.


L’instruction primaire s’adresse à cette masse qui constitue le fond même de la nation, son fond héréditaire, avec ses qualités et ses défauts ; il importe donc d’agir dans un sens favorable sur ces couches profondes. Or, c’est ici surtout qu’il faut, selon le mot de Montesquieu, avoir des « têtes bien faites », non des « têtes bien pleines » ; il faut aussi, il faut surtout avoir des cœurs bien placés.

La statistique judiciaire constatait, au commencement de ce siècle, sur 100 prévenus, 61 ignorants contre 39 individus ayant reçu quelque instruction. Devant une telle proportion d’illettrés, on a cru l’ignorance la cause principale de la criminalité et on s’est efforcé de répandre l’instruction primaire. Aujourd’hui que l’instruction est obligatoire, le résultat est simplement renversé : sur 100 accusés, 70 sont lettrés, 30 sont illettrés. Force a donc été de reconnaître que la plus ou moins grande proportion d’ignorants chez les criminels tient à la plus ou moins grande ignorance des masses, non à l’effet démoralisant de l’ignorance seule. Quelques auteurs, comme M. Tarde, pensent que l’instruction supérieure est seule assez puissante pour élever l’esprit à un degré où l’idée du crime ne puisse plus se produire. On leur a objecté que, si la criminalité compte peu de gens véritablement instruits, c’est que, de nos jours, pour se procurer l’instruction véritable, il faut avoir déjà, par devers soi, quelques ressources ; or, avec l’aisance bien des tentations disparaissent ; de plus, l’instruction supérieure constitue en elle-même une ressource, un gagne-pain. Si une même instruction scientifique était donnée à tous, on verrait très probablement la statistique enregistrer un nombre élevé de criminels instruits, lettrés, et des plus dangereux. On peut ajouter d’ailleurs qu’il y a cinquante ans, sur 100 criminels, 2 seulement avaient reçu l’instruction supérieure ; aujourd’hui, la proportion est de 4, et elle augmentera sans doute. Comme le faisait déjà remarquer Socrate, le moyen d’empêcher que l’instruction ne soit une arme entre les mains des criminels, ce serait de donner une plus large part à l’éducation morale et esthétique qu’à l’instruction intellectuelle et scientifique, de ne pas concevoir cette dernière sans la précédente, de ne pas croire que la connaissance des faits et vérités d’ordre positif puisse suppléer au sentiment dans une bonne éducation.

L’abus de l’instruction trop purement intellectuelle, loin de moraliser toujours, n’aboutit souvent qu’à faire des déclassés. Si l’enfant, devenu homme, ne parvient pas à ce qu’il ambitionnait, il s’en prend à la société, accuse sa mauvaise organisation ; dorénavant il verra tout en mal et détestera tout le monde. S’il est faible et épuisé, il ira dans ce qu’on a appelé le « régiment des résignés[1] » de ceux qui ont baissé la tête, ne se sentant pas de force à se révolter, mais sont toujours prêts à servir les révoltés quand ceux-ci auront donné le premier assaut. Si les seconds font le mal, ce ne sont pas les premiers qui les en empêcheront : les uns et les autres ont intérêt aux révolutions, et ceux qui n’osent pas attacher le grelot, à coup sur ne le détacheront pas[2]. Au début de son règne si court, l’empereur Frédéric III écrivait à M. de Bismarck : « Je considère que la question des soins à donner à l’éducation de la jeunesse est intimement liée aux questions sociales. Une éducation plus haute doit être rendue accessible à des couches de plus en plus étendues ; mais on devra éviter qu’une demi-instruction ne vienne à créer de graves dangers, qu’elle ne fasse naître des prétentions d’existence que les forces économiques de la nation ne sauraient satisfaire. Il faut également éviter qu’à force de chercher exclusivement à accroître l’instruction, on n’en vienne à négliger la mission éducatrice. » Et en effet, le premier rang dans l’école appartient à l’enseignement moral et civique, qui est le plus éducateur.


II. Si l’instruction doit être avant tout morale, est-il possible d’enseigner méthodiquement la science des mœurs ? — La morale est, pour nous, en partie positive, en partie conjecturale. Il y a, dans la partie positive, un théorème fondamental qui devrait, à notre avis, être aussi le fondement de l’instruction morale. Ce théorème, dont nous avons montré plus haut l’importance, est celui de la corrélation entre l’intensité de la vie et son expansion vers autrui. C’est ce que nous avons appelé la fécondité morale. En vertu même de son intensité, nous l’avons vu, la vie tend à déborder au dehors, à se répandre, à se dépenser et, en se dépensant, à s’accroître ; car, encore une fois, c’est la loi de la vie de ne se conserver qu’en se donnant, de ne s’enrichir qu’en se prodiguant. Cette loi est vraie même pour la vie physique, qui est cependant la plus égoïste, la plus fermée, la plus concentrée en apparence dans le moi. Toutes les fonctions physiques n’en aboutissent pas moins à ce terme commun : dépense, mouvement vers le dehors, expansion. La nutrition accrue tend à éveiller le besoin de propager notre être dans un autre être ; la respiration et la circulation exigent le mouvement et l’exercice, c’est-à-dire une dépense extérieure : toute vie robuste et intense a besoin d’action. Quand il s’agit de la vie psychique, le besoin d’expansion est plus vif encore, et, dans ce domaine, la vraie expansion est celle qui a lieu vers autrui, bien plus, pour autrui. L’harmonie des forces est en effet le seul moyen, ou le meilleur, de leur conserver leur intensité. Tout conflit est une annulation de forces : exercer son activité contre autrui, c’est finir par l’user, et par se diminuer soi-même ; c’est enlever à son bonheur tout ce qu’on accorde à son ambition. La plus haute activité est celle qui s’exerce non seulement d’accord avec les autres, mais encore en vue des autres. De toutes les théories sur les principes de la morale, qui sont seuls vraiment sujets à controverse sérieuse, on peut donc déjà tirer un certain fonds d’idées communes, et en faire un objet d’enseignement ou de propagation populaire. Toutes les théories morales, même les plus sceptiques ou les plus égoïstes à leur point de départ, ont abouti à constater ce fait que l’individu ne peut pas vivre uniquement de soi et pour soi, que l’égoïsme est un rétrécissement de la sphère de notre activité, qu’il finit par appauvrir et altérer cette activité même. Le sentiment qui est au fond de toute morale humaine, c’est toujours le sentiment de la générosité ; généreux et philanthropiques deviennent eux-mêmes, nous l’avons montré ailleurs, les systèmes d’Épicure et de Bentham[3]. C’est cet esprit de générosité inhérent à toute morale qu’un moraliste peut et doit toujours s’efforcer de dégager, de faire pénétrer dans l’esprit de ses auditeurs.

On objecte que la propagation et l’enseignement des idées morales, s’ils deviennent indépendants des religions, manqueront d’un dernier élément qui a sur les esprits religieux une puissance souveraine : l’idée de sanction après la mort, ou tout au moins la certitude de cette sanction. À quoi nous avons déjà répondu : — Le plus pur du sentiment moral est précisément de faire le bien pour le bien même. — Et si on réplique que c’est un idéal chimérique, étant si élevé, nous répondrons à notre tour que la force de l’idéal, pour se réaliser, deviendra d’autant plus grande dans les sociétés futures que cet idéal sera placé plus haut[4]. On croit que les idées les plus élevées sont les moins faciles à propager dans les masses : c’est une erreur, que l’avenir démentira sans doute de plus en plus[5]. Les Chinois, qui sont de bien remarquables observateurs, ont ce proverbe : « Celui qui trouve du plaisir dans le vice et de la peine dans la vertu, est encore novice dans l’un et dans l’autre. » Le but de l’éducation morale, c’est de faire que les enfants trouvent leur plaisir dans la vertu et leur peine dans la faute. Ce n’est pas l’utilité du bien qu’il faut surtout leur enseigner, c’est sa beauté, qui fait que le bien procure par lui-même une jouissance immédiate.

L’école utlilitaire, en voulant faire reposer l’éducation morale sur l’imitation des exemples, sur la considération de l’utilité et sur les conséquences bienfaisantes de l’altruisme, diminue chez les enfants l’esprit vraiment moral, en leur enlevant la puissance de faire le bien pour le bien même, indépendamment de ce que les autres ont fait, font ou feront. Kant semblait prévoir d’avance la pédagogie anglaise, application conséquente delà psychologie anglaise : cherchant pourquoi les traités de morale, même ceux qui montrent par le plus d’exemples les heureux effets du bien, ont pourtant si peu d’influence, il se demandait si cette inefficacité n’avait pas sa raison dans le mélange même de l’idéal du bien avec des éléments étrangers. « Les moralistes, dit-il, n’ont jamais entrepris de ramener leurs concepts à leur expression la plus pure ; en cherchant de tous côtés, avec la meilleure intention du monde, des mobiles au bien moral, ils gâtent le remède qu’ils veulent rendre efficace. En effet, l’observation la plus vulgaire prouve que, si on nous présente un acte de probité pur de toute vue intéressée sur ce monde ou sur un autre, et où il a fallu même lutter contre les rigueurs de la misère ou contre les séductions de la fortune ; et si on nous montre, d’un autre côté, une action semblable à la première, mais à laquelle ont concouru, si légèrement que ce soit, des mobiles étrangers, la première laisse bien loin derrière elle et obscurcit la seconde : elle élève l’âme et lui inspire le désir d’en faire autant. Les enfants mêmes qui atteignent l’âge de raison éprouvent ce sentiment, et on ne devrait jamais leur enseigner leurs devoirs d’une autre manière. La moralité a d’autant plus de force sur le cœur humain qu’on la lui montre plus pure. » Et, en vérité, n’est-ce pas là une affaire de pure logique ? Un dénouement heureux, par exemple, implique la possibilité du dénouement contraire, lequel est beaucoup plus probable ; le simple bon sens de l’enfant suffit à l’en assurer. Vouloir prouver que le meilleur moyen d’arriver au bonheur utilitaire est de s’abandonner aux sentiments altruistes, non seulement est toujours contestable, mais, de plus, c’est là faire appel aux sentiments égoïstes eux-mêmes pour juger une cause qui n’est pas de leur ressort, à savoir celle du désintéressement ; c’est oublier que les sentiments ne peuvent être jugés que par leurs pairs. Adressez-vous à la seule générosité quand il s’agit d’élans généreux, et vous serez compris : les sentiments les plus élevés, c’est-à-dire les plus forts, au moins momentanément, étoufferont tous les autres, et rentrainement, le frisson du sublime sera produit.

Nous avons essayé, dans un précédent ouvrage, de faire voir que les religions ne sont point éternelles, qu’elles ont une partie mythique, dogmatique et rituelle, destinée à disparaître. Dans l’état idéal d’anomie religieuse vers lequel nous paraissons aller, toutes les tendances de tempérament ou de race n’en pourront pas moins trouver à se satisfaire et il faut que le « culte de l’idéal » y ait sa place. Pour notre part, nous ne teaons nullement à détruire, et nous croyons même qu’on ne peut rien détruire absolument parlant. Dans la pensée humaine comme dans la nature, toute destruction n’est qu’une transformation. L’irréligion idéale, tout en étant pour nous la négation des dogmes et des superstitions de notre temps, n’est nullement exclusive d’un sentiment religieux renouvelé, — identique à ce sentiment qui correspond toujours en nous à toute libre spéculation sur l’univers, identique au sentiment philosophique lui-même. Dogme, libre pensée, religion, irréligion, — ces termes ne sont que des approximations, et dans les choses il n’y a pas ces solutions de continuité, ces hiatus, ces oppositions artificielles que nous introduisons dans les mots. Nous croyons donc que les religions actuelles sont destinées à disparaître par une dissolution très lente, et pourtant sûre ; mais nous croyons aussi que l’homme, quelle que soit sa race ou sa classe, philosophera toujours sur le monde et sur la grande société cosmique. Il le fera, tantôt naïvement, tantôt profondément, selon son instruction croissante et selon les tendances individuelles de son esprit, tendances qui iront se dégageant et toujours s’affirmant davantage par le progrès même de l’instruction.

S’il en est ainsi, nous ne saurions admettre qu’on doive déclarer la guerre aux religions dans l’enseignement, car elles ont leur utilité morale dans Fétat actuel de l’esprit humain. Elles constituent un des éléments qui empêchent l’édifice social de se désagréger, et il ne faut mépriser rien de ce qui est une force d’union, surtout avec la tendance individualiste et même anarchique de nos démocrates.

Les écoles publiques, en France, ne peuvent être confessionnelle, mais une doctrine philosophique, telle que le large théisme enseigné dans nos écoles, n’est pas une confession ni un dogme : c’est l’exposition de l’opinion philosophique conforme aux traditions de la majorité, l’athéisme, d’autre part, n’est pas lui-même un dogme ni une confession qui puisse avoir le droit d’exclure toute opinion contraire comme une injure, comme une atteinte à la liberté de conscience. Aucune confession n’est donc atteinte par un enseignement de morale et de philosophie laïque approprié à l’état d’esprit des enfants. Le fanatisme antireligieux offre d’ailleurs de graves dangers, tout comme le fanatisme religieux ; aussi l’État, pour préserver les enfants des uns et des autres doit-il garder la haute direction de l’enseignement primaire. L’État ne peut pas, ne doit pas se désintéresser de pareilles questions. La première partie de la politique, a dit justement Michelet, c’est l’éducation, la seconde, l’éducation, la troisième, l’éducation. L’intervention de l’État peut seule empêcher que la jeunesse du pays ne soit élevée dans un étroit « particularisme » ; elle peut seule maintenir les meilleures traditions nationales, s’opposer à toute éducation manifestement antipatriotique ou immorale. En un mot, l’État a pour tâche de transmettre à la génération nouvelle l’héritage que nous ont transmis les siècles passés, les trésors littéraires, scientifiques, artistiques, que nos ancêtres ont acquis au prix de tant d’efforts. « La continuité de la tradition nationale est la vraie condition du progrès, la source intarissable d’un patriotisme éclairé et fécond. Or il est à craindre que, si l’éducation nationale était abandonnée à l’initiative privée, les préoccupations bassement utilitaires, le défaut d’un horizon suffisamment vaste, et bien d’autres causes ne contribuent à briser le lien qui nous unit à un glorieux passé. Le seul moyen d’éviter les tâtonnements, les erreurs et les fautes de nos devanciers, c’est de les étudier. Il ne peut y avoir de progrès là où l’on dédaigne de profiter des leçons du passé[6] ». L’État doit de plus maintenir le niveau des études à une certaine hauteur, veiller au maintien des bonnes et fortes traditions nationales, prendre des mesures pour que tout ce que notre civilisation moderne offre de grand et de beau soit transmis aux générations futures.

On a voulu, de nos jours, substituer à l’État la commune, et attribuer à celle-ci le droit de diriger entièrement à son gré les écoles de son ressort. Mais on a répondu avec raison que la plupart des communes de France, même foncièrement modifiées, seraient incapables de fonder un enseignement sérieux. Dans le plus grand nombre des cas, elles livreraient l’éducation de la jeunesse soit à des novateurs intelligents, mais inexpérimentés, soit à des charlatans ; tantôt à des congrégations religieuses, tantôt à des sectes antireligieuses ; tout cela selon la mode du jour et l’entraînement du moment. Les communes qui s’en tiendraient tout simplement à la routine scolaire s’exposeraient le moins à des déceptions. La jeunesse d’un pays est son orgueil et sa richesse ; on ne saurait la livrer entre les mains de ceux qui aspirent à la prendre pour un sujet d’expérience in anima vili, ou pour un instrument de leur politique. L’État ne peut tolérer que l’avenir de toute une génération soit mis en question par les représentants d’un parti quelconque ; il doit maintenir la haute impartialité et le désintéressement des études[7].


III. La discipline morale des écoles est une question importante. Rousseau voulait qu’on laissât les enfants en présence des conséquences naturelles de leurs actions. Spencer a reproduit la même théorie sous le nom de réactions naturelles, et Tolstoï a réalisé l’expérience dans son école anarchique d’Yasnaïa. On a mainte fois critiqué, non sans raison, le principe de Spencer. Un élève léger taquine son voisin et distrait toute la classe : la réaction naturelle dans ce milieu sera un argument ad hominem. Une bagarre s’ensuivra inévitablement et l’ordre sera compromis pour toute la durée de la leçon. Si le maître intervient pour mettre le perturbateur à la raison, voilà l’autorité qui apparaît, voilà le système des réactions naturelles qui est en défaut. Supposons un élève simplement inattentif pendant une leçon. Le maître ne peut lui faire aucune observation sans porter atteinte à la doctrine des réactions naturelles. Si un élève a été inattentif un jour sans en éprouver aucun désagrément, il sera inattentif le lendemain ; il le sera les jours suivants. Une mauvaise habitude est vite contractée, et la réaction naturelle ne se produira que lorsque le mal sera irréparable. Les suites de l’inattention, de la négligence habituelle pour un écolier sont l’ignorance, l’infériorité intellectuelle à l’égard de ses condisciples laborieux, enfin les difficultés de la vie résultant de cette infériorité. Mais le préjudice ne se fera sentir que longtemps après les fautes scolaires, et alors elles seront irréparables[8]. La nature excite surtout les enfants à se développer physiquement. De là leur besoin de se mouvoir sans cesse, leur aversion pour tout ce qui impose l’immobilité. Presque toutes les fautes des enfants dérivent de leur turbulence, c’est-à-dire de l’exagération dans la satisfaction d’un besoin. La fatigue est la seule réaction naturelle de l’activité surmenée. L’enfant qui a négligé ses devoirs d’écolier pour se livrer au jeu jusqu’à la lassitude ne se sentira pas puni de sa faute morale par la fatigue physique. Le repos lui rendra l’aptitude au mouvement et le désir de recommencer les exercices qui l’avaient fatigué ; mais il ne sera porté par aucune impulsion purement physique à l’étude négligée. L’esprit de l’enfant ne saurait établir aucune espèce de rapport entre l’oubli d’un devoir et la fatigue résultant de l’exercice trop violent ou trop prolongé qui a dérobé le temps destiné à ce devoir. La réaction naturelle manque son but : elle ne détourne pas du jeu et ne porte pas à l’étude[9]. La nécessité d’une règle se manifeste même pour les actes les plus instinctifs de l’enfant. La satiété lui inspire de la répugnance pour les aliments, répugnance qui peut aller jusqu’au dégoût ; voilà une réaction naturelle. Mais une sensation plus vive, une saveur qui lui plaît peut produire une autre réaction naturelle qui le porte à manger au delà du besoin. L’eau fraîche est agréable quand on est en sueur ; la réaction naturelle est une fluxion de poitrine ; faut-il l’attendre ? En définitive, l’homme abandonné aux réactions naturelles descendrait dans l’échelle animale ; il ne vivrait même pas.

Tolstoï, dans son École d’Yasnaïa Poliana, part de ce principe que toute règle à l’école est illégitime, que la liberté de l’enfant est inviolable, que le maître doit même recevoir des élèves l’indication des matières à étudier et des méthodes à suivre. Tolstoï croit que la vraie liberté existe avant toute culture, que la Providence suffit à tourner vers le vrai et le bien les hommes abandonnés à eux-mêmes. De là ce beau désordre dans son école qu’il décrit d’une façon charmante. Le maître fait son entrée dans la classe. Sur le plancher sont étendus, en tas, les enfants piaillant et criant ; — Vous m’écrasez, enfants. — Assez ! cesse donc de me tirer les cheveux ! Piotre Mikaïlovitch ! crie au maître une voix partie du fond du tas, commande-leur de me laisser ? — Bonjour, Piotre Mikaïlovitch ! crient les autres en continuant leur tapage. Le maître va prendre des livres, en distribue à ceux qui l’ont suivi jusqu’à l’armoire. Les élèves couchés au sommet du tas en demandent à leur tour. Peu à peu le tas diminue. En voyant les livres entre les mains de la plupart de leurs camarades, les retardataires courent à l’armoire en criant : — Et pour moi ?… Et pour moi ?… Donnemoi le livre d’hier… Moi, je veux le livre de Koltzev… etc… S’il en reste encore deux qui, dans la chaleur de la lutte, continuent à se rouler sur le plancher, les autres, déjà assis sur le banc, livre en main, leur crient : — « Pourquoi tardez-vous tant ? On n’entend rien… Assez ! «  Les combattants se soumettent ; tout essoufflés, ils vont prendre leurs livres et s’asseoir, non sans remuer un peu la jambe dans le premier moment, par suite de leur agitation encore inapaisée. L’ardeur de la bataille s’évanouit, et l’ardeur de la lecture commence à régner dans la classe. Avec le même feu qu’il mettait tout à l’heure à tirer les cheveux de la tempe de Michka, l’élève lit maintenant le livre de Koltzev : ses lèvres sont légèrement entr’ouvertes. ses petits yeux brillent, sans rien voir autour de lui en dehors de son livre. « Il faut autant d’efforts pour l’arracher au volume, que tantôt à la lutte ». Ils s’asseoient où bon leur semble : sur les bancs, les tables, sur l’appui de la fenêtre, sur le plancher, dans le fauteuil, qui est l’objet de l’envie générale. Dès que l’un a l’idée de s’y installer, rien qu’à son regard, l’autre a deviné son intention, et tous deux se précipitent, et c’est à qui l’emportera. Le plus leste s’étend, la tête beaucoup plus basse que le dossier ; mais il lit aussi bien que les autres, tant il prend cœur à sa besogne. « Pendant la classe, je ne les ai jamais vus chuchoter, ni se pincer, ni rire en sourdine, ni s’ébrouer dans leurs doigts, ni se plaindre l’un de l’autre au maître. Lorsqu’un élève, sorti de l’école du sacristain ou de celle du district, vient faire une plainte, on lui dit : — Quoi donc ! Ne t’es-tu pas pincé toi-même ? »

Selon Tolstoï, les contraindre matériellement est chose impossible. Plus fort crie le maître — cela est arrivé — plus fort crient les élèves : ses cris ne font que les exciter. Si l’on réussit à les arrêter, à détourner leur attention d’un autre côté, cette petite mer va s’agitant de moins en moins jusqu’à s’apaiser. Mais la plupart du temps, il vaut mieux ne rien dire. Il semble que le désordre gagne, croisse d’instant en instant, ne connaisse plus de limite, il semble que rien ne puisse l’arrêter, sinon la contrainte « alors qu’il suffit d’attendre un peu pour voir ce désordre (ou ce feu) s’apaiser de lui-même et produire un ordre bien meilleur et plus stable que celui que nous lui substituerions ».

Le soir, on remarque un dégoût particulier pour les mathématiques et l’analyse, et une passion pour le chant, la lecture et surtout les narrations. — À quoi bon tant de mathématiques ? disent-ils, raconter est bien mieux. Toutes les leçons du soir tranchent sur celles du matin, par un cachet spécial de tranquillité et de poésie. « Viens à l’école du crépuscule ; tu ne vois pas de lumière aux fenêtres, tout est paisible. La neige sur les marches de l’escalier, un faible et sourd murmure, un mouvement derrière la porte, un gamin qui, se tenant à la rampe, monte deux par deux les degrés, montrent seuls que les écoliers sont là. Tu t’avances dans la pénombre, tu regardes le visage de l’un des petits : il est assis, couvant des yeux le maître ; l’attention lui fronce les sourcils ; pour la dixième fois, il pousse de l’épaule le bras d’un camarade qui s’y appuie. Tu lui chatouilles le cou, il ne sourit même pas. Il secoue la tête comme pour chasser une mouche ; il s’absorbe tout entier dans le récit mystérieux et poétique, quand le grand rideau du temple se fendit de lui-même en deux, et que tout devint noir sur la terre : ce récit lui est pénible et doux... Mais voici que le maître a fini de conter. Tous se lèvent de leurs places, se pressent autour du maître, et, criant plus fort l’un que l’autre, tâchent de répéter tout ce qu’ils ont retenu. Ceux à qui l’on a défendu de parler, en leur assurant qu’ils savent, ne se tiennent pas plus tranquilles pour cela : ils s’approchent de l’autre maître, et, s’il n’est pas là, d’un camarade, d’un étranger, même de l’allumeur des poêles, vont d’un coin à l’autre, par groupes de deux ou de trois, en suppliant chacun de les écouter. Il est rare qu’un seul raconte. Ils se distribuent par groupes, chacun recherchant ses égaux en intelligence, et ils racontent, s’encourageant, se corrigeant l’un l’autre. — Eh bien, répétons ensemble ! dit un élève à un autre. Mais celui-ci, sachant qu’il n’est pas de taille, l’adresse à un troisième. Dès qu’ils ont tout dit, ils se calment enfin. On apporte des bougies, et leur pensée se porte sur un autre objet. Vers huit heures, les yeux se troublent ; on baille fréquemment ; les bougies brûlent moins vives, on mouche moins souvent la mèche. Les aînés tiennent encore ; mais les cadets et les moins bons élèves commencent à s’endormir, les coudes sur la table, à la vague musique du maître ».

Quand les enfants sont fatigués, ou la veille d’une fête, tout d’un coup, sans dire un mot, à la deuxième ou troisième classe qui suit le dîner, deux ou trois écoliers s’élancent dans la salle et prennent vivement leurs chapeaux. « Où allez-vous ? — À la maison. — Mais la leçon ? Le chant ? — Les enfants ont dit : À la maison ! répond l’élève interpellé en se glissant dehors avec son chapeau. — Mais qui a dit cela ? — Les enfants sont partis. — Comment donc ? demande le maître ennuyé, en préparant sa leçon ; reste, toi. » Mais dans la classe accourt un autre garçon, le visage animé, avec un air d’embarras. — Pourquoi restes-tu ? dit-il d’un ton bourru à l’enfant retenu, qui, dans son hésitation, tortille entre ses doigts les flocons de son bonnet. — Les enfants, voilà où ils sont déjà ! À la forge peut-être. Et tous deux se précipitent au dehors, en criant de la porte au maître : — Adieu, Ivan Petrovitch ! » Et les petits pieds de frapper sur les marches ; et les écoliers, dégringolant, bondissant comme des chats, tombant sur la neige, se devançant l’un l’autre à la course, de s’élancer vers la maison avec des cris.

Ces scènes, dit Tolstoï, se reproduisent une et deux fois par semaine. C’est humiliant et pénible pour le maître, qui les tolère parce qu’elles donnent une plus grande signification aux cinq, six et jusqu’à sept leçons librement, volontairement écoutées chaque jour par les élèves. Si l’alternative se posait en ces termes : que vaut-il mieux, ou qu’il n’advienne aucune de ces scènes dans le courant de l’année entière, ou qu’elles se répètent pour la moitié des leçons ? — c’est ce dernier terme que Tolstoï choisirait. L’école s’est développée librement, dit-il, par la seule vertu des principes établis et par le maître et par les élèves. Malgré toute l’autorité du maître, l’élève avait toujours le droit de ne pas fréquenter l’école, et, même en fréquentant l’école, de ne pas écouter le maître. Le maître, en revanche, avait le droit de ne point garder l’élève chez lui, et le pouvoir d’agir, avec toute la force de son influence, sur la majorité des enfants, sur la société qu’ils forment toujours entre eux, chez eux. Selon Tolstoï, ce désordre, ou « ordre libre », ne nous paraît si effroyable que parce que nous sommes habitués à un tout autre système, d’après lequel nous avons été nous-mêmes élevés. En ce point, comme en beaucoup d’autres, l’emploi de la violence n’est fondé que sur une interprétation irréfléchie et irrespectueuse de la nature humaine. Les écoliers sont des hommes, des êtres soumis, tout petits qu’ils soient, aux mêmes nécessités que nous, des êtres pensants comme nous ; tous ils veulent apprendre, et c’est pourquoi ils vont à l’école, et c’est pourquoi ils arrivent sans effort à cette conclusion, que, pour apprendre, il leur faut se plier à de certaines conditions. Non seulement ils sont des hommes, mais ils constituent une société d’êtres réunis dans une pensée commune. « Et partout où trois s’assemblent en Mon nom, Moi je suis au milieu d’eux ». En cédant aux seules lois naturelles, aux lois dérivées de la nature, ils n’ont ni révolte, ni murmure ; en cédant à votre autorité intempestive, ils n’admettent point la légitimité de vos sonnettes, de vos emplois du temps, de vos règles.

À l’école de Yasnaïa Poliana, le printemps passé, sur trente et quarante écoliers, il n’y eut que « deux cas de contusion avec des marques apparentes » : un des garçons fut poussé au bas du perron, et se blessa à la jambe (la plaie guérit en deux semaines) ; un autre, on lui brûla la joue avec de la gomme allumée, et il eut une eschare pendant une quinzaine de jours. Tolstoï conclut que l’école n’a pas à intervenir dans l’éducation, pure affaire de famille ; que l’école ne doit ni punir ni récompenser, qu’elle n’en a pas le droit, que sa meilleure police et administration consiste à laisser aux élèves liberté absolue d’apprendre et de s’arranger entre eux comme bon leur semble.

On peut justement reprocher à Tolstoï comme à Spencer d’appeler éducation morale le système de discipline par les conséquences naturelles des actes. Ces réactions ne font connaître aux enfants que les rapports de causalité naturelle, et encore dans une mesure qui n’est pas toujours suffisante, mais elles n’ont pas de caractère moral. Spencer croit pourtant que les réactions naturelles sont propres à donner à l’enfant le sentiment de la responsabilité. — Oui, mais d’une responsabilité purement utilitaire. Les vraies sanctions pédagogiques ont pour but de former le jugement moral, de faire naître, de soutenir et de développer chez l’enfant les sanctions intérieures, le plaisir et le déplaisir de la conscience, le contentement et le mécontentement de soi-même. C’est en quoi elles se distinguent des mesures purement disciplinaires. Elles consistent essentiellement dans l’approbation et le blâme. Elles ne peuvent pas toujours s’y réduire ; mais elles doivent toujours s’y rapporter, comme le signe à la chose signifiée. « La conscience morale de l’élève se développe, en quelque sorte, au contact de celle du maître, manifestée par le blâme et l’approbation[10] ».

Pourquoi, demanderons-nous à Tolstoï, l’école serait-elle bornée à la seule instruction, laissant l’éducation aux familles, qui souvent la font mal ? Le système anarchique de Tolstoï peut être applicable quand c’est un Tolstoï qui dirige l’école ; généralisé, il serait intolérable. Nous ne sommes pas du tout persuadé que, partout où il y a trois enfants réunis, l’esprit de Jésus soit avec eux : c’est trop souvent l’esprit du diable, — c’est-à-dire de la barbarie primitive et ancestrale. En outre, l’école doit être une préparation à la vie sociale. L’école de Tolstoï peut bien préparer l’enfant à une société comme le grand écrivain la rêve, — sans juges, sans prisons, sans armée ; — mais l’anarchie scolaire est une détestable préparation à la vie organisée et légale des sociétés actuelles. Il ne faut pas, dès l’école, persuader à l’enfant que sa seule loi soit son bon plaisir, réprimé par celui des autres, que la vie soit faite pour s’amuser, qu’on étudie et qu’on travaille quand cela vous parait bon, qu’on ne fait plus rien si l’idée vous prend de ne rien faire. Ce n’est point par un semblable système d’éducation qu’on fait, je ne dis pas seulement des soldats, mais même des citoyens.

Que faut-il donc retirer des expériences scolaires de Tolstoï ? — Cette conclusion que, si la discipline est nécessaire dans les écoles, elle ne doit pas cependant être poussée jusqu’à un formalisme rigide. Toutes les fois que l’influence morale du maître est suffisante, il faut s’en contenter ; mais aussi, toutes les fois que l’enfant abuse de sa liberté ou de sa force, il faut lui faire comprendre, par quelque sanction motivée et rationnelle, que toute société humaine est soumise à des lois et non abandonnée à l’anarchbie que rêvent les Slaves.


IV. — À l’enseignement moral doit se rattacher l’enseignement civique.

Stuart Mill disait que, pour avoir droit de vote, il faudrait tout au moins être capable, au moment du scrutin, « de copier quelques lignes d’anglais et de faire une règle de trois ». Spencer dit avec plus de raison que la table de multiplication ne vous aidera pas à comprendre la fausseté des thèses socialistes. Qu’importe que le travailleur sacbe lire s’il ne lit que ce qui le confirme dans ses illusions ? Un bomme qui se noie s’accroche à une paille ; un homme accablé de soucis s’accroche à n’importe quelle théorie sociale, pourvu qu’elle lui promette le bonheur. — Ce qui serait nécessaire, c’est une meilleure instruction civique. Quels sont, parmi les travailleurs de toute sorte, les plus instruits ? Les ouvriers ; et c’est d’eux précisément, avec leurs idées fausses, que nous vient le plus grand péril. « Le paysan ignorant, a-t-on dit avec raison, est moins absurde que l’ouvrier éclairé. Un peu d’instruction éloigne parfois du bon sens ; beaucoup d’instruction y ramène. Si on ne perfectionne pas Finstruction primaire, la diffusion de cette instruction amènera tous les travailleurs, y compris les paysans, au niveau des ouvriers, et leur donnera plus de force pour faire de mauvaise politique ou de mauvaise économie sociale[11] ». Spencer et Bluntschli se rencontrent dans cette assertion qu’il n’y a point, dans nos démocraties, de liberté possible, ni de vote possible, ni de sécurité possible pour la propriété « sans une bonne éducation politique ». L’école, et surtout l’école populaire, ne peut que préparer de loin cette éducation. « L’enfant saisit difficilement la notion de l’État. On ne peut lui donner sur la constitution politique et sociale que des notions très vagues, qui offrent un assez faible intérêt à d’aussi jeunes intelligences. C’est donc surtout la morale publique, la vertu civique, le patriotisme qu’il faut lui inspirer, et plus encore par des exemples que par des préceptes ». Mais il reste toujours une grande lacune à combler : c’est le temps qui s’écoule entre la sortie des écoles, — vers quatorze ans, — et l’âge de la majorité politique. Dans cet intervalle, il est certain que l’adolescent se trouve livré à lui-même, qu’il est exposé à oublier une bonne partie de ce qu’on lui a appris, que l’enseignement civique, en particulier, sort de sa mémoire juste au moment où il deviendrait le plus nécessaire. Si on trouve légitime de demander trois ou cinq années aux jeunes gens pour recevoir l’instruction militaire, ne serait-il pas légitime de leur demander quelques heures par semaine pour acquérir des notions positives d’instruction politique et de droit constitutionnel ? La défense contre a l’invasion des barbares à l’intérieur » est aussi essentielle, dans nos démocraties, que la défense contre les invasions de l’étranger. Nous sommes de ceux qui croient qu’il serait désirable, tout le temps que le jeune soldat est à l’armée, de lui apprendre non pas seulement sa ce théorie » militaire, mais aussi ce qu’on a appelé la théorie civique : les principes de la constitution française, l’organisation de l’État, les devoirs et les droits des citoyens. Cet enseignement devrait être fait au moyen de livres écrits en dehors de tout parti, de toute préoccupation politique ou religieuse.

En Belgique, on a institué des examens par lesquels on est admis à participer au droit de suffrage : ce serait là peut-être un bon exemple à suivre[12].


V. Il n’a point été fait jusqu’ici d’éducation vraiment esthétique ; historique, oui ; esthétique, non. Les notions de littérature elles-mêmes sont données au point de vue du temps et des dates, alors qu’en esthétique la date est une question secondaire. Il faut qu’on se préoccupe davantage du beau, aux divers degrés de l’instruction, et non seulement du beau littéraire, mais aussi du beau dans les arts. Il y a en tout homme un fond d’enthousiasme qui ne demande qu’à se répandre ; le malheur est qu’il se répand le plus souvent sur des choses qui n’en valent pas la peine, J’ai connu un brave homme qui avait quitté sa province, sa maison et ses habitudes pour faire le voyage des Pyrénées, à cette seule fin de manger des truites du lac de Gaube. Voilà de la gourmandise portée jusqu’à l’enthousiasme. Le but de l’éducation est non pas de supprimer l’enthousiasme, mais de le diriger vers des objets qui en soient dignes, qui soient bons et beaux.

Il y a deux sortes d’imagination : l’une consiste surtout à saisir les choses par leur ressemblance. C’est la fusion des images, d’abord involontaire, puis volontaire, qui aboutit à la métaphore. L’imagination des enfants et des peuples jeunes est essentiellement métaphorique ; leur langage même est fait de figures de toutes sortes. L’esprit analytique, au contraire, consiste à se représenter dans les choses plutôt les différences que les ressemblances, à préciser les contours des perceptions. L’esprit qui possède la plus haute forme d’imagination sait à la fois se représenter les ressemblances et les différences, distinguer parfaitement toutes ses perceptions ou conceptions, et cependant saisir le point où elles viennent se toucher, les traits qu’elles ont de commun. L’imagination créatrice est constituée par cette double faculté d’apercevoir les ressemblances et les différences. La perception des différences est ce qu’il y a de plus volontaire dans l’imagination : c’est la part du travail et même de l’effort dans le génie. Créer, pour l’artiste ou le penseur, suppose deux choses, d’abord une synthèse spontanée et confuse, puis l’ordre et l’analyse apportés dans cette synthèse. Créer, c’est en un certain sens unifier (tout est un dans l’univers) ; mais c’est aussi voir la variété dans l’unité indistincte des choses. L’œuvre d’art et même de science est toujours plus ou moins une métaphore, mais une métaphore consciente d’elle-même, de ses divers termes et de la relation déterminée qui les relie. Il faut habituer l’enfant à régler son imagination, à la conduire, à la rendre par cela même analytique, à changer le jeu de l’imagination en un travail méthodique, en un art. L’excès d’imagination de l’enfant, comme des peuples primitifs, tient beaucoup à la moindre netteté des perceptions, qui, à volonté, se transforment plus facilement l’une dans l’autre. On voit ce qu’on veut dans ce qui est confus comme la forme des nuages. Le nom n’est pas encore abstrait pour l’enfant de l’objet qu’il exprime, et le langage n’est pas pour lui l’algèbre qu’il deviendra poumons : il voit tout ce dont on lui parle et, quand il ne voit pas, il ne comprend plus. Il ne distingue nettement ni les temps, ni les lieux, ni les personnes. L’imagination des enfants a donc pourpoint de départ la confusion des images, produite par leur attraction réciproque ; ils mêlent ce qui a été, ce qui est ou sera ; ils ne vivent pas comme nous dans le réel, dans le déterminé, ne circonscrivent aucune sensation, aucune image ; en d’autres termes, ne distinguant et na percevant rien très nettement, ils rêvent à propos de tout. L’enfant n’ayant pas encore développé l’art du souvenir, tout lui est présent. La confusion du présent et du passé est visible chez l’enfant. Un garçon de deux ans et demi a failli perdre l’autre jour son ballon du haut d’un balcon ; il l’a retrouvé, et depuis a joué cent fois avec ce ballon ; malgré cela, il me ramène tout d’un coup vers le balcon, puis, d’un ton lamentable, avec une expression non simulée, me raconte qu’il l’a perdu là. L’enfant retient et reproduit des images beaucoup plus qu’il n’invente et ne pense ; et c’est précisément à cause de cela qu’il n’a pas l’idée nette du temps : l’imagination reproductive, étant seule, ne se distingue pas, ne s’oppose pas à l’imagination constructive, qui n’est pourtant elle-même que son développement supérieur. L’enfant ou l’animal n’ont pas vraiment un passé, c’est-à-dire un ensemble de souvenirs mis en ordre et opposé au présent, opposé à l’avenir qu’on imagine et construit à sa guise. La faculté de généraliser, si grande chez les enfants, et tant de fois remarquée, vient de ce qu’ils aperçoivent beaucoup mieux les ressemblances que les différences. Pour le mien, qui a deux ans et demi, tout fruit est une pomme, toute couleur qui attire ses yeux est rouge, parce que le rouge est essentiellement la couleur voyante. Couché dans son berceau, il me dit en me montrant le fond du lit, puis le rebord : ceci est la route, et ceci est le fossé ; il imagine ces choses de lui-même, sans qu’on lui ait fait faire jamais un tel jeu. C’est qu’il est entraîné par des analogies superlicielles, et avec une telle force que bientôt il ne voit plus les différences ; je suis persuadé qu’en s’endormant il se croit couché au beau milieu de la route blanche, avec les fossés à droite et à gauche. Les enfants se trompent aussi constamment sur les personnes. Si un objet a été brisé et que je demande à mon garçonnet : qui a brisé cela ? il me répond presque toujours : Bébé. C’est qu’en général c’est lui qui fait les maladresses. D’ailleurs, il est le centre du monde à ses yeux, et il est porté à se considérer non seulement comme la fin, mais aussi comme la cause de tout ce qui s’y fait.

L’imagination, avons-nous dit, commence par une confusion involontaire d’images qui, d’abord inconsciente, devient consciente en se redressant, cause un certain plaisir, et ensuite est recommencée volontairement, pour jouer. Le jeu de l’imagination a été d’abord une erreur. Je ne saurais mieux le comparer qu’à une chute douce, sans douleur, qui amuse, et qui, après avoir été un accident, devient un jeu. Combien les enfants aiment à se rouler dans la mousse !

La fiction est naturelle aux enfants. C’est une erreur de dire qu’en général ils mentent artificiellement pour échapper par exemple à une punition. Le mensonge est le plus souvent le premier exercice de l’imagination, la première invention, le germe de l’art. L’enfant de deux ans et demi que j’observe se ment à lui-même, se raconte à haute voix des histoires dans lesquelles il retourne la réalité, la corrige, s’y donne en général une meilleure place que celle qu’il y a réellement. Tout à l’heure il se disait à lui-même : « Papa parle mal, il dit : sévette ; bébé parle bien, il dit : serviette. » Naturellement, c’était le contraire qui avait eu lieu et qui avait donné occasion à une remontrance. Toute la journée l’enfant invente ainsi, en transposant la réalité et en changeant lui-même les rôles. Le mensonge est le premier roman enfantin, et il a souvent le but d’embellir la réalité ; le roman du philosophe, qui est l’hypothèse métaphysique, et qui a d’ordinaire le même but, est parfois la plus élevée des fictions. Quant à la sincérité, c’est une conséquence sociale très complexe ; elle est née du respect humain, du sentiment de la dignité personnelle, de l’intérêt bien entendu, etc. L’enfant, lui, n’est sincère que par spontanéité, par transparence et clarté naturelle de l’âme ; mais, dès que la parole ne sort plus de ses lèvres sous la pression immédiate de l’émotion, elle ne fait plus que traduire le jeu d’images incohérentes qui hantent son cerveau. Il s’amuse avec les mots comme avec toutes choses ; il les essaie, les met dans toutes les positions, combine les idées mêmes de la manière la plus imprévue, fait des phrases comme il fait des « maisons », des « jardins » et des « pâtés » avec du sable, sans aucun souci du réel. Et lorsqu’il a pris une fausse direction, il s’y obstine, pour bien marquer sa personnalité. En résumé, il confond sans cesse ce qu’il a fait réellement, ce qu’il aurait voulu faire, ce qu’il a vu faire devant lui, ce qu’il a dit avoir fait, ce qu’on lui a dit qu’il avait fait. Quant au passé, ce n’est pour lui que l’image dominante dans le fouillis de toutes les images enchevêtrées.

Autant l’enfant est naturellement inventeur, sans se soucier de la réalité de ce qu’il raconte, autant il est peu hypocrite ou dissimulé. La dissimulation, qui est le vrai mensonge, le mensonge moral, ne naît chez l’enfant que de la crainte ; elle est en raison directe de la sévérité mal placée des parents et, pour tout dire, de la mauvaise éducation. Loin de chercher naturellement à cacher ses désobéissances, Fenfant chercherait plutôt à les montrer, à les mettre en relief, parce qu’elles sont à ses yeux la manifestation de son indépendance personnelle. Mon gamin vient toujours me raconter, soit en se vantant, soit parfois d’un air contrit, les sottises de sa journée ; je me suis imposé comme règle de ne jamais le punir pour ce qu’il me révèle ainsi lui-même, mais uniquement pour les cas où je le prends sur le fait ; mon seul objectif est de remplacer chez lui le contentement de ses sottises par la contrition, et j’y réussis peu à peu, au moyen d’une réprimande douce et surtout très courte.

Reproduire un fait ou une histoire avec des changements est une vive récréation pour l’esprit des enfants ; mais ils éprouvent beaucoup de peine à y réussir. C’est tout un travail qu’on peut parfois prendre sur le fait. Une petite amie de quatre ans me disait : « Écoutez, je vais vous conter une histoire ; mais ce ne sera pas celle du petit Poucet. Il y avait une fois dans une forêt un petit garçon tout petit, qui était fils de bûcherons ; mais ce n’était pas le petit Poucet, etc. » Et l’histoire continuait, accompagnée toujours de cette parenthèse : « Cela ressemble à l’histoire du petit Poucet, mais ce n’est pas la môme chose[13]. »

La vraie culture de l’imagination est l’art à ses divers degrés : il faut rendre l’enfant artiste, c’est-à-dire introduire dans le jeu spontané de son imagination la règle du vrai et du beau, qui fait pour ainsi dire la moralité même de l’imagination. L’éducation doit donc être profondément esthétique. Savoir admirer ce qui est bon, devenir capable soi-même d’imaginer des choses belles, jolies, gracieuses, c’est l’essentiel de l’instruction. Le savoir proprement dit, encore une fois, ne vient qu’ensuite, et son influence morahsatrice ne commence, comme on l’a dit, qu’au moment où il cesse d’être seulement un outil pour devenir un objet d’art.

Pour l’enfant, pour tous peut-être, l’image est le meilleur moyen d’éclairer l’idée. Le poète est, entre tous, celui qui saisit le mieux le rapport de la forme avec l’émotion et la pensée ; il fait jaillir par l’image ce qui se cache et s’ignore au fond de nous. C’est pour cela que les anciens virent dans le poète un être presque divin, à tout le moins inspiré des dieux ; qu’ils imagineront Orphée éducateur de la Nature même, et firent de leurs propres poètes les premiers, les seuls éducateurs pour ainsi dire de la jeunesse. L’être moral, pensant et sentant, est à créer chez l’enfant ; et de même qu’on ne prétend pas lui laisser découvrir (en supposant qu’il en fût capable) les lois fondamentales de la science, de même on ne doit pas espérer qu’il parvienne seul et par lui-même à tous les sentiments élevés ; il faut l’amener peu à peu jusque-là ; il faut lui faire connaître de l’esprit humain non seulement les découvertes et les acquisitions, mais même les aspirations idéales, desquelles, somme toute, est née la science. Avant de parler à l’intelligence, surtout à l’intelligence des enfants, des jeunes gens même, il est nécessaire de parler au cœur, à l’imagination, aux sens ; et, pour que l’imagination voie, il faut que tout revête forme et couleur. Le cœur même a besoin d’être éclairé par les yeux. C’est ainsi que le jeune enfant, incapable de s’apercevoir seulement des soins dont il est entouré, prend néanmoins conscience de la tendresse de sa mère par l’adoucissement soudain du regard qu’elle arrête sur lui, par son geste enveloppant et l’accent de sa voix qui semble vouloir le bercer encore. Cela, c’est la tendresse de la mère rendue visible aux yeux comme au cœur ; et c’est aussi la poésie de l’amour maternel. Le propre de la poésie est d’être débordante comme la tendresse môme, de dépasser les formes visibles ovl elle se manifeste, de laisser pressentir au delà quelque chose d’infini. Le poète ressemble au sculpteur. Quand le ciseau taille le marbre, ce n’est pas pour y ce enfermer » l’idée, mais plutôt pour l’y faire naître et pour la faire sortir de l’immobile matière ; à mesure que la statue jaillit du bloc, que les contours s’accusent et que les traits se sculptent, l’expression — ce qui fait la vie et la réalité — semble en même temps surgir ; elle court et se joue, comme un rayon, impalpable et lumineuse, sur cette matière inerte dont elle émane, sur ces formes sensibles qu’elle dépasse, projetée par elles jusqu’à nos yeux, jusqu’à nos cœurs, au plus profond de nous-mêmes. La poésie est bien plus expressive encore. Par elle, le sens des mots devient plus large, les images atteignent au symbole. Comme elle dit beaucoup et laisse deviner plus encore, elle se trouve à la portée de tous les esprits, des plus jeunes comme des plus mûrs, qui la comprennent selon leur mesure. Interprétée dans son sens profond, elle nous apparaît comme le miroir où viennent se réfléchir et se confondre en une même image et ce que nos yeux embrassent du dehors et ce que notre pensée pressent, devine du monde intérieur et en apparence fermé. Enseignons donc à nos enfants à connaître, à comprendre surtout cette poésie vers laquelle, à tous les âges de la vie, nous revenons tant de fois, pour lui demander tantôt d’oublier, tantôt d’espérer.

Les qualités esthétiques sont de celles qui se transmettent le mieux par hérédité dans la race, qu’il importe conséquemment de maintenir en leur pureté et de développer sans cesse. Un Grec naissait avec un goût naturel, avec du coup d’œil et de l’oreille, et il en est de même encore du Français. Les sens, en effet, et le sentiment jouent un rôle capital en esthétique. Or, la perfection, lafinesse des sens, et aussi celle des sentiments, sont des qualités transmissibles par hérédité. Elles peuvent aussi se perdre ; prenons garde de laisser périr un tel héritage en négligeant l’éducation esthétique.

Sur la question : « Les beaux arts sont-ils nécessaires au peuple ? » les pédagogues, remarque Tolstoï, hésitent d’ordinaire et s’embrouillent (le seul Platon a décidé hardiment et négativement la question). On dit : — Il le faut, mais avec de certaines restrictions ; donner à tous la faculté d’être artistes est nuisible à l’ordre social. On dit : — Certains arts ne peuvent exister à un certain degré que dans une certaine classe de la société. On dit : — Les arts doivent avoir leurs serviteurs exclusifs, adonnés à une tâche unique. On dit : — Les grands talents doivent avoir la faculté de sortir du milieu populaire pour s’abandonner tout entiers à l’art. — Tolstoï conclut que tout cela est injuste. Il estime que le besoin des jouissances artistiques et le culte de l’art existent dans chaque personne humaine, quelles que soient sa race et sa sphère ; que ce besoin est légitime et doit être satisfait. Et, érigeant cette maxime en axiome, il ajoute que, si les jouissances de l’art et son culte universel présentent des inconvénients et des dissonances, la cause en est dans le caractère et les tendances de notre art ; « nous devons donner à la jeune génération les moyens d’élaborer un art nouveau tant par la forme que par le fond. » « Chaque enfant du peuple aies mêmes droits, que dis-je ? a des droits plus grands aux jouissances de l’art que nous autres, enfants d’une classe privilégiée, nous que n’opprime point la nécessité de ce labeur obstiné, nous qu’entourent toutes les commodités de la vie. » De deux choses l’une, dit encore Tolstoï : ou les arts en général sont inutiles et nuisibles, ce qui est moins étrange qu’il ne semble au premier abord ; ou chacun, sans distinction de classes et d’occupations, a droit à l’art. Demander si les enfants du peuple ont droit aux arts, c’est comme si on demandait si les enfants du peuple ont le droit de manger de la viande, c’est-à-dire s’ils ont le droit de satisfaire les nécessités de leur nature humaine. — « Non. La question n’est pas là ; ce qui importe, c’est de savoir si cette viande est bonne, que nous offrons ou que nous refusons au peuple. Pareillement, en distribuant au peuple certaines connaissances qui sont en notre pouvoir, et en remarquant leur influence nuisible sur lui, je conclus, non que le peuple est mauvais parce qu’il n’accepte pas ces connaissances, non qu’il est trop peu développé pour les accepter et les utiliser, mais qu’elles sont mauvaises, anormales, et qu’il faut, à l’aide du peuple, élaborer des connaissances nouvelles, qui nous conviennent à tous, gens du monde et gens du peuple. Je conclus que telles connaissances, tels arts vivent parmi nous sans nous sembler nuisibles, mais ne peuvent vivre parmi le peuple et semblent lui nuire, uniquement parce que ces connaissances, ces arts, ne sont pas ceux qu’il faut en général ; nous vivons dans ce milieu uniquement parce que nous sommes dépravés, tout semblables aux gens qui, demeurant assis impunément, pendant des cinq heures, dans les miasmes de l’usine ou du traktir[14] ne sont pas incommodés par ce même air qui tue un homme fraîchement arrivé. On s’écriera : Qui donc a dit que les connaissances et les arts de notre classe intelligente sont faux ? pourquoi, de ce que le peuple ne les accepte pas, concluez-vous leur fausseté ? Toutes ces questions se résolvent très simplement : Parce que nous sommes des mille, et qu’ils sont des millions. Quant à ce paradoxe usé jusqu’à la banalité que l’intelligence du beau exige une certaine préparation, qui a dit cela, pourquoi, qu’est-ce qui le prouve ? Ce n’est qu’un faux-fuyant pour sortir de l’impasse où nous a acculés la fausseté de notre point de vue, le privilège de l’art exclusif à une classe. Pourquoi la beauté du soleil, la beauté d’un visage humain, la beauté d’une chanson populaire, la beauté de l’amour et du sacrifice sont-elles accessibles à chacun et n’exigent-elles pas de préparation ? »

— Parce que nous sommes des mille et qu’ils sont des millions ! dit Tolstoï. Si ce n’est pas là la raison du plus fort, c’est à tout le moins la raison du plus grand nombre. Tenir pour faux ce que la majorité des hommes n’arrive pas à voir et à comprendre, n’est-ce pas ressembler un peu aux contemporains de Christophe Colomb qui nièrent l’Amérique ? devons-nous refuser de croire à l’existence des étoiles que nos yeux ne distinguent plus ? Certes, Tolstoï a raison de le dire, il y a dans l’art moderne des tendances malsaines, que nous n’acceptons en effet que parce que nous y sommes habitués, si habitués même que nous en faisons en quelque sorte abstraction ; nous écartons d’instinct cette convention d’un genre nouveau qui a remplacé ce qu’on pourrait appeler le cérémonial des œuvres classiques : nous ne voyons et ne voulons voir que le beau côté de l’œuvre, celui qui, somme toute, la fait œuvre d’art. Mais il semble qu’on puisse affirmer devant tout succès qui se montre durable que, par quelque endroit, l’œuvre qui en est l’objet est belle et vraie. Tolstoï rêve un grand art qui serait populaire, tout près de la nature, simple et élevé, sain comme l’air et la lumière, sans les affectations, les raffinements, le caractère maladif de nos arts. C’est un beau rêve et il est bon de faire ce rêve : le raffinement à outrance n’est pas la profondeur, et l’art ne peut que gagnera être, au moins en partie, accessible à tous, à tendre de la sorte vers l’universel. Mais aller jusqu’à vouloir condamner en lui tout ce qui n’éclate pas aux yeux de tous les hommes comme la lumière du jour, c’est vouloir au fond le limiter. Rien ne pourra faire que ce qu’une pensée réfléchie a été amenée par degrés à comprendre et à exprimer soit saisi d’emblée par les plus simples d’entre nous. Il faut refaire soi-même le chemin tracé par d’autres si on veut les suivre : l’éducation artistique du regard commence avec les petits enfants rien que pour la seule distinction des couleurs ; raison de plus, commençant si tôt, pour qu’elle se continue tard. Tolstoï, pour prouver son dire, rapproche à tort la beauté artistique de la beauté morale. S’il est vrai que chacun peut comprendre la beauté tout intérieure de l’amour et du sacrifice, la raison en est que la beauté morale sort du cœur même de l’homme pour rayonner au dehors, tandis que la beauté des choses doit, pour être comprise, y retourner en quelque sorte, ramenée par l’émotion : l’une est déjà nôtre, la seconde doit le devenir. Oui, nous voyons tous le soleil, mais l’admirons-nous tous au même degré ? C’est un paradoxe que de prétendre que nulle initiation ne soit nécessaire, même pour comprendre l’art simple et naturel ; c’est malheureusement celui qu’on comprend en dernier lieu. Croire que les enfants et le peuple (cette réunion de pauvres grands enfants) ne se plairont pas plus aux enluminures voyantes qu’à une belle gravure, à la musique sautillante et dansante d’un quadrille qu’à un chant simple et sublime, c’est pousser l’amour du peuple jusqu’à un touchant aveuglement. Qui nous donnera un art à la fois grand et populaire, un art vraiment classique et tout entier éducateur ? En attendant, choisissons dans nos œuvres d’art les parties les plus saines, les plus simples, les plus élevées pour les mettre à la portée de tous. Peut-être, après tous nos arts de décadence, verra-t-on refleurir, en effet, un art jeune et vivant, qui sera une des formes de la religion universelle.


« S’il est vrai, dit M. Ravaisson, que chez les enfants, et chez ceux du peuple surtout, l’imagination devance la raison, n’en résulte-t-il pas, non seulement qu’il devrait être fait à la culture de l’imagination, dans l’instruction primaire, une place qu’elle n’y a pas, mais encore que cette culture devrait y être mise en première ligne ? » Il importe en effet de diriger toute faculté naissante, surtout lorsqu’il s’agit de celle que l’on a pu appeler la folle du logis. Établir l’ordre dans les images, c’est commencer les idées, c’est préparer la voie à la raison. Chez les modernes, l’art au sens le plus général joue encore un certain rôle dans l’éducation des classes supérieures ; mais pour l’éducation des classes inférieures il n’en est pas de même ; or l’enfance et la jeunesse de toute classe devraient être élevées in hymnis et canticis : « c’est de la sorte que la jeunesse chez les anciens était nourrie avant tout dans une poésie à la fois religieuse et patriotique, et dans un art émané des mêmes sources, nourrie ainsi avant tout dans le culte de la plus haute beauté. Pourquoi l’éducation moderne, au lieu de se laisser envahir presque entièrement par un prétendu utilitarisme qui laisse sans culture les facultés d’où les autres devraient recevoir l’impulsion ; pourquoi ne s’inspirerait-elle pas à cet égard de la tradition antique ? Ajoutons que, par là, serait résolu ce grand problème dont les systèmes pédagogiques modernes, depuis Rousseau et Pestalozzi, n’ont donné qu’une solution insuffisante, c’est-à-dire la question de savoir comment intéresser l’enfant aux études, et spécialement l’enfant des écoles populaires. » M. Ravaisson a dit que la beauté est le mot de l’univers ; il ajoute, avec plus de vérité, que « la beauté est le mot de l’éducation[15] ».

Sans être aussi inquiet que M. Ravaisson des conséquences que peut avoir dans les écoles un travail purement manuel, nous pensons que cette sorte de travail, qui, comme nous l’avons dit plus haut, s’exerce sur la substance, a besoin d’être complété par le sentiment et l’étude de la forme, par l’esthétique. Ce qui sert dans tous les métiers, comme dans toutes les occurrences de la vie, c’est ce que Léonard de Vinci appelait le bon jugement de l’œil. « C’est l’œil, en effet, dit ce grand maître, qui a trouvé tous les arts, depuis l’astronomie jusqu’à la navigation, depuis la peinture jusqu’à la menuiserie et la serrurerie, depuis l’architecture et l’hydraulique jusqu’à l’agriculture. »


Le dessin et le chant sont, par excellence, les arts populaires, et ceux qui pourront ainsi le moins s’éloigner de la nature. On dira : — Si l’on a le besoin d’apprendre le dessin à l’école populaire, ce ne peut être que le dessin technique, applicable à la vie, le dessin d’une charrue, d’une machine, d’un bâtiment, le dessin considéré seulement comme un art auxiliaire du dessin linéaire. — L’expérience, répond avec raison Tolstoï, a démontré l’inanité et l’injustice de ce programme technique. « La plupart des élèves, après quatre mois de ce dessin restreint aux seules applications techniques, exempt de toute reproduction de figures, d’animaux, de paysages, finissaient par se dégoûter presque de la copie des objets techniques, et poussaient si loin le sentiment et le besoin du dessin d’art, qu’ils se faisaient des cahiers où ils dessinaient en cachette des hommes, des chevaux avec leurs quatre jambes partant du même point. » Chaque enfant sent en lui un instinct d’indépendance qu’il serait pernicieux d’étouffer dans n’importe quel enseignement, et qui, ici, se manifeste surtout par l’irritation contre la copie de modèles. Si l’élève n’apprend pas dès l’école à créer lui-même, il ne fera qu’imiter toujours dans la vie, puisque, après avoir appris à copier, bien peu sont capables de faire une application personnelle de leurs connaissances. « En observant toujours dans le dessin les formes naturelles, en donnant tour à tour à dessiner les objets les plus variés, comme par exemple les feuilles d’un aspect caractéristique, les fleurs, la vaisselle, les choses usuelles, les outils, je tachai d’éviter la routine et l’affectation. Grâce à cette méthode, plus de trente élèves ont, en quelques mois, appris assez fondamentalement à saisir les rapports des lignes dans les figures et dans les objets les plus divers, et à reproduire ces figures au moyen de lignes nettes et précises. L’art tout mécanique du dessin linéaire se développe peu à peu comme de lui-même. » Léonard de Vinci voulait également qu’on commençât le dessin par l’étude et l’indication des formes qui offrent le plus de caractère et de beauté. Or, ce sont les formes savantes et non les formes géométriques.


La musique doit devenir l’art populaire par excellence, le grand délassement qui, en nous arrachant aux préoccupations matérielles, développe la sympathie et la sociabilité. Faire de la musique en commun, c’est faire battre en commun tous les cœurs comme vibrent tous les instruments, toutes les voix. Un concert, c’est une société idéale dans laquelle on est transporté, où l’accord et l’harmonie sont réalisés, où la vie devient une sympathie divine. On commence à le comprendre en France, mais on ne comprend pas encore assez à quel point il importe de développer le goût musical, si naturel à tous, d’amener graduellement un peuple à l’amour de la grande et de la belle musique, de celle qui moralise par l’élévation de son caractère. Nos musiques militaires et toutes celles qui dépendent des autorités centrales ont une mission éducatrice qui ne doit être ni oubliée ni négligée. La musique d’ailleurs est un des rares plaisirs que peuvent goûter en commun toutes les classes de la société ; elle devient ainsi un lien de sympathie universelle, alors qu’il en existe si peu.


Les arts plastiques sont moins accessibles sans doute à la jeunesse que la musique et la poésie. Il n’y a cependant pas de raison suffisante pour négliger, même sur l’architecture, l’éducation artistique des enfants. À défaut des monuments eux-mêmes, les maquettes de nos musées, les gravures et les photographies, si nombreuses et si variées aujourd’hui, parlent aux yeux ; enfin, avec un peu de préparation, il n’est point trop difficile au maître de les commenter, d’en raisonner le détail et l’ensemble. Même, après initiation, l’enfant peut saisir suffisamment le caractère de la sculpture, comprendre le Quand même, de Mercier ou la Défense de Paris, de Barrias.


VI. Après l’enseignement moral, civique et esthétique, examinons l’instruction intellectuelle donnée dans les écoles. Les programmes de l’instruction primaire comprennent aujourd’hui la lecture et l’écriture, la langue et les éléments de la littérature française ; la géographie, particulièrement celle de la France ; l’histoire, particulièrement celle de la France jusqu’à nos jours ; quelques notions usuelles de droit et d’économie politique, les éléments des sciences naturelles, physiques et mathématiques ; leurs applications à ragriculture, à l’hygiène, aux arts industriels ; les travaux manuels et l’usage des outils des principaux métiers ; les éléments du dessin, du modelage et de la musique ; la gymnastique, les exercices militaires. En voulant faire apprendre et comprendre aux jeunes gens, en quelques années, tant de choses à la fois, on use par une tension prématurée les ressorts délicats des jeunes esprits, et on risque d’affaihlir du môme coup l’énergie intellectuelle et morale.

La partie littéraire, grammaticale, historique et scientifique, soumet nos écoles au système que les Anglais appellent le cramming. A-t-on accompli un grand progrès quand on a rempli les têtes de faits, de dates, de mots, de formules ? Ce ne sont pas les mots qui manquent dans la tête des enfants, mais les idées ; ce sont donc des idées qu’il faudrait leur donner. Par malheur, l’érudition envahit tout, même la grammaire, dans les écoles. Réservons pour l’enseignement secondaire, et plus encore pour l’enseignement supérieur, les commentaires historiques, la grammaire comparée, la lexicologie et la phonétique. N’embarrassons point nos enfants et leurs maîtres de hautes spéculations dont ils n’ont que faire. Craignons, en imitant trop les méthodes allemandes, de substituer un pédantisme lourd et sec à un « pédantisme frivole ».

À l’école comme au collège, l’enseignement scientifique devient un emmagasinage pour la mémoire, quand il devrait avoir pour but essentiel de développer l’observation et le raisonnement, pour but secondaire de fournir à l’élève quelques notions utiles et pratiques, en une proportion qui rende possible un souvenir durable. Comme le nombre des objets d’enseignement va croissant, il faudrait recourir, pour les diverses études, à d’autres procédés que ceux qui sont en usage : il faudrait confondre le plus souvent possible la leçon et la récréation ; c’est le moyen d’instruire sans fatiguer. De là l’utilité des promenades scolaires. Ce qu’il y a encore de meilleur dans la botanique, c’est qu’elle fait prendre l’air des champs. Si saint Louis rendait la justice sous un chêne, l’instituteur peut bien enseigner sous un chêne non seulement l’histoire naturelle, mais l’histoire de France, surtout celle du temps des Druides. Rien n’empêche, pour varier les sujets d’enseignement, de prendre aussi de temps à autre pour but de promenade une mine, une usine, un monument historique, enfin tout ce qu’il y a d’intéressant dans le pays.

VII. Tolstoï raconte d’une façon pleine d’humour son tâtonnement dans l’enseignement de l’histoire. Il commença l’histoire comme on la commence toujours, par l’ancienne. Mais les enfants ne se souciaient ni de Sésostris, ni des Pyramides d’Égypte, ni des Phéniciens. De l’histoire ancienne il leur arrivait bien de retenir et de goûter quelque passage, Sémiramis, etc., mais accidentellement, et non parce qu’il leur apprenait quelque chose, mais parce qu’il était conté avec art. De telles pages étant rares, Tolstoï essaya de l’histoire russe, il commença cette « triste Histoire de Russie, sans art, comme sans utilité, et qui, de Tchimov à Vodovozov, a subi tant de transformations ». Il s’embrouilla dans les Mstislav, les Vriatschislav, et les Boleslax[16]. Toutes les puissances intellectuelles des enfants entrèrent en jeu pour retenir ces noms « merveilleux » ; ce qu’avaient fait ces personnages, c’était pour les élèves une affaire secondaire. — « Voilà lui… — Comment l’appelle-t-on ? — Barikav, ou quoi ? commença un élève, — marcha contre… comment l’appelle-t-on ? — Mouslav, Léon Nikolaïevitch ? murmura une fillette. — Mstislav, répondis-je. — … Et tailla l’ennemi en pièces, dit fièrement l’un. — Attends, toi ! Il y avait là une rivière. — Et son fils qui rassembla ses troupes et le tailla en pièces, comment l’appelle-t-on ?… L’étrange histoire ! dit Semka. — Mtislav, Tchislav ?… À quoi sert-elle ? Le diable la comprenne ! » — Ceux qui ont bonne mémoire essayaient de tenir encore, et disaient, il est vrai, des choses justes, pour peu qu’on les soufflât. Mais tout cela était tellement monstrueux, et ces enfants faisaient peine à voir : ils étaient tous « comme des poules à qui l’on jette d’abord du grain, puis tout à coup du sable, et qui se voient perdues, et gloussent et se démènent, prêtes à se plumer l’une l’autre ». Mettez Clotaire, Lothaire, Chilpéric à la place de Tchislav et de Mstislav, et vous aurez une scène d’école en France.

Le goût de l’histoire, selon Tolstoï, se manifeste chez la plupart des enfants après le goût de l’art. Tolstoï fit encore d’autres essais d’enseignement de l’histoire en commençant par notre époque, et trouva, nous dit-il, des procédés fort satisfaisants. Il leur disait la campagne de Crimée, le règne de rempereur Nikolaï, l’histoire de 1812. Le plus grand succès, comme il fallait s’y attendre, fut pour le récit de la guerre avec Napoléon. « Cette classe est restée, dit Tolstoï, l’un des moments mémorables de ma vie. » Dès qu’il eut montré le théâtre de la lutte reporté en Russie, de tous côtés partirent des exclamations, des paroles de vif intérêt. — « Quoi donc ! il va nous conquérir aussi ? — N’aie pas peur, Alexandre lui rendra la pareille, » dit un autre qui savait l’histoire d’Alexandre. Tolstoï dut les désenchanter ; « le temps n’était pas encore arrivé. » Ce qui les indignait, c’est qu’on voulût donner à Napoléon la sœur du czar en mariage, et que le czar s’entretînt avec lui d’égal à égal sur le pont. — Attends ! disait Petka avec un geste de menace. — Allons ! allons ! raconte !… Lorsque Alexandre refusa de se soumettre, c’est-à-dire déclara la guerre, tous les élèves exprimèrent leur approbation. Lorsque Napoléon, avec douze nations, marcha sur la Russie, soulevant l’Allemagne, la Pologne, tous furent bouleversés.

L’élève allemand se trouvait dans la pièce. — « Ah ! vous aussi, contre nous ? lui dit Petka (le meilleur conteur). — Allons, tais-toi ! crièrent les autres. La retraite des troupes russes fit souffrir les auditeurs ; de tous côtés partaient des : pourquoi ? des : comment ? On injuriait Koutouzov et Barklaï. — Ton Koutouzov est pitoyable ! — Attends un peu ! disait un autre. — Mais pourquoi s’est-il sauvé ? demanda un troisième. Lorsqu’on en fut à la bataille de Borodino, et que Tolstoï dut finalement leur dire que les Russes n’avaient pas vaincu, les enfants lui tirent de la peine : « on voyait que je leur portais à tous un coup terrible. » — « Si nous n’avons pas vaincu, eux non plus ! » Lorsque Napoléon vint à Moscou, attendant les clefs et les hommages, ce fut un long cri de révolte. L’incendie de Moscou fut approuvé, cela va sans dire.

Enfin arriva le triomphe, — la retraite… — « Dès que Napoléon eut quitté Moscou, Koutouzov lui donna la chasse et commença à le battre », dit Tolstoï. — Il le lui a fait voir ! cria Petka qui, tout rouge, assis contre le conteur, crispait, dans son agitation, ses doigts noirs. Dès qu’il eut dit cela, un frémissement d’enthousiasme fier secoua la classe entière. Un petit manqua d’être écrasé sans qu’on s’en aperçût : — À la bonne heure ! — Tiens, les voilà, les clefs ! etc. Tolstoï continua en racontant comment on chassa les Français. Ce fut douloureux aux enfants d’apprendre que l’un des Russes arriva trop tard sur la Bérésina ; il fut conspué ; Petka grommela même : — « Moi je l’aurais fusillé pour ce retard ! » Ensuite la pitié les prit pour les Français gelés. Puis on passa la frontière ; les Allemands, jusqu’alors contre les Russes, se déclarent pour eux.

De nouveau les élèves tombent sur l’Allemand qui se trouvait là : — « C’est donc ainsi que vous vous conduisez ? D’abord contre nous, et, quand nous sommes les plus forts, avec nous ? » Et soudain tous se lèvent, en poussant des « ouf ! » dont l’écho va retentir jusque dans la rue.

Quand ils sont un peu calmés, Tolstoï reprend son récit ; il leur conte comment on a reconduit Napoléon jusqu’à Paris, comment on a rétabli le vrai roi sur son trône, et triomphé, et banqueté. Mais les souvenirs de la guerre de Crimée leur gâtent leur joie. — « Attends un peu, dit Petka en frappant du poing, attends, quand je serai grand, je leur rendrai la pareille ! Si nous nous retrouvions à la redoute de Schevardinski ou au mamelon de Malakof, nous les reprendrions ! » Il était déjà tard lorsque Tolstoï termina. À cette heure-là, les enfants ont l’habitude de dormir. Personne ne dormait. Comme Tolstoï se levait, de dessous son fauteuil, à l’étonnement général, sortit Taraska ; il lui jetait des regards à la fois sérieux et animés. — « Comment t’es-tu fourré là ? — Il y est depuis le commencement, » dit quelqu’un. Pas besoin de lui demander s’il avait compris ; on le voyait à sa physionomie. — « Tu vas raconter ? demanda Tolstoï. — Moi ? — Il réfléchit. — … Je raconterai tout. — Je raconterai à la maison. — Et moi aussi. — Et moi… — N’y en a-t-il plus ? — Non. » — Et tous de s’élancer dans l’escalier, qui jurant de rendre la pareille aux Français, qui invectivant l’Allemand, qui répétant comment Koutouzov s’était revanché.

— « Vous avez raconté absolument à la russe, me disait le soir l’Allemand contre lequel on avait poussé des « ouf ! » Si vous l’entendiez raconter chez nous, cette histoire ! Vous n’avez rien dit des batailles allemandes pour la liberté. — Je tombai d’accord que mon récit n’était pas de l’histoire, mais un conte propre à éveiller le sentiment national. »


Tolstoï finit par en venir à cette conviction que, en ce qui touche l’histoire, tous ces personnages, tous ces événements intéressent l’écolier non pas en raison de leur signification historique, mais en raison de leur attrait dramatique, en raison de l’art déployé par l’historien, ou, plus souvent, par la tradition populaire. L’histoire de Romulus et Rémus intéresse, non point parce que ces deux frères ont fondé le plus puissant empire de l’univers, mais parce qu’elle est attrayante, jolie, merveilleuse…, la louve qui les allaitait ! etc. L’histoire de Gracchus intéresse parce qu’elle est aussi dramatique que celle de Grégoire VII et de l’empereur humilié, à laquelle il est possible de s’intéresser. « En un mot, pour l’enfant et en général pour quiconque n’a pas encore vécu, le goût de l’histoire en soi n’existe pas ; il n’y a que le goût de l’art. »

Selon Tolstoï, l’antique superstition abolie, il n’y a rien de bien terrible à penser que des gens grandiront sans apprendre dans leur enfance ce que c’était que Iaroslav, Othon, ou qu’il y a une Estramadure, etc. Inspirer le désir de savoir comment vit, a vécu, s’est transformé et développé le genre humain dans les différents royaumes, de savoir les lois suivant lesquelles l’humanité évolue éternellement ; inspirer d’autre partie désir de comprendre les lois des phénomènes naturels dans l’univers entier et de la distribution du genre humain sur la surface du globe, — cela c’est une autre chose. « Peut-être, dit Tolstoï, est-il utile d’inspirer de pareils désirs, mais ce ne seront ni les Ségur, ni les Thiers, ni les Obodovski, qui permettront d’atteindre ce but, Je ne vois pour cela que deux éléments : le sentiment de l’art et le patriotisme. »

Le patriotisme, en effet, doit être l’âme de l’histoire, il faudrait faire de l’enseignement historique un grand répertoire moral ; mais la première condition, lorsqu’il est question de morale, c’est de respecter la vérité. Est-il donc vraiment besoin, comme le croit Tolstoï, d’altérer l’histoire pour la rendre intéressante ? Si les enfants aiment les contes, ils aiment peut-être mieux encore une histoire vraie, qui est arrivée, comme ils disent. Faire de l’histoire une série de drames, c’est méconnaître la grandeur et l’unité de son caractère, c’est déplacer son intérêt, le morceler, pour ainsi dire, afin de le partager entre quelques héros, lesquels en effet, pour mériter cette part d’intérêt, seront tenus de satisfaire à toutes les règles de l’art dramatique.

Non, ce que nous appelons l’histoire, ce n’est pas celle de quelques hommes, mais bien celle de tout un peuple, de tous les peuples ; et comme de semblables héros sont éternellement debout, l’intérêt ne doit pas tomber à chaque page avec tel ou tel personnage donné. L’intérêt de l’histoire, encore une fois, est tout entier dans les idées, les sentiments et les efforts des hommes, non de quelques hommes ; la poésie de l’histoire est celle de la vie en général, non de quelques vies. Si les enfants s’attristent de trouver des défaites là où ils voudraient des victoires, devons-nous regretter que la vie, qu’il n’est pas en notre pouvoir de changer pour eux, leur apparaisse dans sa réalité. La seule chose à considérer, c’est l’âge des enfants.

Tant qu’ils sont très jeunes, on ne peut évidemment songer qu’à feuilleter le livre, non à le lire ; l’histoire sera pour eux une simple succession d’images auxquelles se rattachera ce qu’ils peuvent comprendre des événements. Mais, à aucune époque, dans l’étude de l’histoire, il ne pourra être question d’une nomenclature fastidieuse de faits, de menus faits non raisonnés dans leurs causes, ni déduits dans leurs conséquences. Que se passe-t-il, demande M. Lavisse, après quelques années écoulées, dans ces têtes mal instruites ? Les vagues souvenirs deviennent plus vagues ; les rares traits connus des figures historiques s’effacent ; les compartiments du cadre chronologique cèdent : « Clovis, Charlemagne, saint Louis, Henri IV tombent de leur place, comme des portraits suspendus par un clou fragile à un mur de plâtre. » Il faut donc mieux choisir les faits, laisser tomber les menus et les inutiles, jeter toute la lumière sur ceux dont la connaissance importe, et en dérouler la série, de façon que l’écolier sache comment a vécu la France. L’histoire des mœurs et des institutions ne peut être enseignée à des écoliers par termes abstraits, par des phrases et des théories ; mais il est possible de décrire simplement les conditions des individus et des peuples, en se servant des mots connus, des notions élémentaires que possède tout enfant[17]. « Qui enseignera en France ce qu’est la patrie française ? demande M. Lavisse. Ce n’est pas la famille, où il n’y a plus d’autorité, plus de discipline, plus d’enseignement moral ; ni la société, où l’on ne parle des devoirs civiques que pour les railler. C’est à l’école de dire aux Français ce qu’est la France. La fin dernière de l’enseignement historique sera de mettre dans le cœur des écoliers de toutes les écoles un sentiment plus fort que cette « vanité frivole et fragile », insupportable dans la prospérité, mais qui, s’effondrant dans les calamités nationales, fait place au désespoir, au dénigrement, à l’admiration de l’étranger et au mépris de soi-même[18].


VIII. On a beaucoup exagéré, avoc le rôle du maître d’école, le rôle de la géographie ; dans les victoires des Allemands en Autriche et en France. Si la discipline des troupes allemandes a été exemplaire, il paraît qu’il y a à rabattre considérablement sur le degré d’instruction des soldats. Pour gagner des batailles, il ne suffit pas d’ailleurs de savoir lire, écrire, consulter une carte. L’auteur du Traité sur la discipline au point de vue de l’armée, de l’Etat et du peuple. M. Hœnig, nous révèle que les recrues enrôlées dans sa compagnie ont peu conservé de ce qu’elles apprennent sur les bancs de l’école. Pendant des années, il s’est efforcé de constater le degré d’instruction de ses recrues. Or, souvent, les faits les plus simples de leur propre pays étaient ignorés par les jeunes gens arrivés au régiment. « Nous réunissions de nombreuses questions sur la patrie d’origine, dit M. Hœnig. Les réponses étaient incroyables. Après la guerre de 1870-1871, beaucoup ne savaient même pas le nom de l’empereur d’Allemagne. » — Cela ne nous empêche pas, en France, de croire que les connaissances en géographie étaient assez étendues, chez les simples soldats allemands, pour leur faire trouver tous les chemins sur le territoire envahi. La géographie, de nos jours, ce n’est plus la géographie ; c’est, comme on l’a remarqué, une encyclopédie, la science universelle : astronomie et géologie ; minéralogie, botanique, zoologie, physique, histoire et économie politique ; anthropologie, mythologie, sociologie ; linguistique, phonétique ; histoire des races, des religions ; de l’agriculture, du commerce et de l’industrie, etc., etc. À ce compte, la géographie sera ce qu’il y a de plus utile.

Tolstoï nous raconte encore ses perplexités au sujet de la géographie. Après avoir expliqué, disait-il, le froid et le chaud, il se perdit dans l’explication de l’hiver et de l’été. De nouveau il répéta l’explication, et, à l’aide d’une bougie et d’une sphère, il se fit comprendre parfaitement, « à ce qu’il lui semblait ». On l’écoutait avec beaucoup d’attention et d’intérêt (ce qui les intéressait le plus, c’était de savoir ce que leurs pères se refusaient à croire, et de se vanter de leur science). À la fin de son explication sur l’hiver et l’été, le sceptique Semka, le plus intelligent de tous, arrêta Tolstoï par cette demande : — « Mais comment donc la terre marche-t-elle, et notre isba est toujours à la même place ! Elle devrait se déplacer ! » Tolstoï fit cette réflexion : « Si mon explication dépasse de mille verstes la portée du plus intelligent, qu’est-ce que les obtus y doivent comprendre ? » Il reprit la question, expliqua, dessina, cita toutes les preuves de la rondeur du globe : les voyages autour du monde, l’apparition du mât avant le tillac d’un navire, elles autres preuves ; puis, se berçant de la pensée qu’on l’avait compris, il fit écrire la leçon. Tous écrivirent : — « La terre est comme une boule… » Ici la première preuve, puis la seconde. « La troisième preuve, ils l’avaient oubliée, et vinrent me la demander. On voyait que leur principal souci était de se rappeler les preuves. Non pas une fois, non pas dix fois, mais des centaines de fois je revins sur mes explications, et toujours sans succès. À un examen, tous les élèves répondraient et répondront maintenant d’une manière satisfaisante, mais je sens qu’ils ne comprennent pas, et, me rappelant que moi-même j’étais arrivé à trente ans sans comprendre, je les excuse. Comme moi dans mon enfance, eux croient maintenant sur parole que la terre est ronde, etc., et ne comprennent pas. Moi, jadis, je comprenais encore moins, car dans ma première enfance, ma niania[19] me contait qu’au bout de l’univers le ciel se rencontre avec la terre, et que là les babas, au bord de la terre, lavent leur linge dans la mer et rétendent sur le ciel. Nos élèves ont grandi et, maintenant encore, persévèrent dans les idées absolument inverses de celles que je veux leur inculquer. Il faudra encore un long temps pour effacer ces explicalions et l’image qu’ils se forment de l’univers, avant qu’ils puissent comprendre. » — À ceci nous répondrons qu’il ne faut pas se flatter d’être jamais absolument compris des enfants en ce qui concerne des matières qui, somme toute, dépassent leur portée. Seulement, la faculté de comprendre se développe comme toutes les autres avec le temps ; l’essentiel est donc le premier pas, le seul qui coûte, et c’est toujours une bonne avance que de l’avoir fait. Remettre à plus tard ce qui ne peut être entièrement compris aujourd’hui est un mauvais calcul : plus tard il y aura tant à apprendre ! et surtout, il faut y être préparé. Pour plier l’esprit comme le corps à une certaine gymnastique, on doit s’y prendre de bonne heure.

De même que pour l’histoire l’idée de commencer par la fin, de même, pour la géographie, l’idée a germé et grandi de commencer par la description de l’école, par le village. On en a fait l’essai en Allemagne. Tolstoï, découragé par l’insuccès de la géographie ordinaire, se mit, lui aussi, à décrire la classe, la maison, le village. « Comme le tracé des plans, de pareils exercices ne sont pas sans utilité ; mais savoir quelle terre vient après notre village ne les intéresse guère, parce qu’ils savent tous que c’est Téliatinkis, et savoir qu’est-ce qui vient après Téliatinkis ne les intéresse guère, parce que c’est, sans aucun doute, un village du genre de Téliatinkis, et Téliatinkis avec ses champs ne les intéresse pas du tout. — J’ai essayé de prendre des points de repère, comme Moscou, Kiev ; mais tout cela se brouillait si bien dans leur tête qu’ils étaient obligés de l’apprendre par cœur. — J’ai essayé de dessiner des cartes, et cela les amusait, aidait leur mémoire ; mais de nouveau apparaissait la question : — Pourquoi aider la mémoire ? — J’ai encore essayé de leur parler des terres polaires et équatoriales ; ils écoutaient avec plaisir, et racontaient ensuite, mais ils retenaient tout de ces récits, sauf ce qu’il y avait de géographique en eux. En fait, le tracé des plans du village était le tracé des plans, mais pas la géographie ; le dessin des cartes était le dessin des cartes, mais pas la géographie ; les récits d’animaux, de forêts, de glaces et de villes, étaient des récits, mais pas la géographie. La géographie était uniquement ce qui s’apprenait par cœur. » Les enfants, ajoute Tolstoï, racontent, mais ils retiennent rarement le nom et la position sur la carte du pays où se passe l’événement raconté ; l’événement seul leur reste dans l’esprit la plupart du temps. « Quand Mitrofanouchka étudie la géographie, sa mère lui dit : À quoi bon apprendre toutes les terres ? Le cocher te mènera bien où il te faudra aller. » Jamais, selon Tolstoï, rien de plus fort n’a été dit contre la géographie, et tous les savants de l’univers ne sauraient rien répondre à un argument aussi invincible. Je parle très sérieusement. À quoi bon connaître la situation de Barcelone, du moment que je suis arrivé à l’âge de trente-trois ans sans avoir jamais éprouvé une seule fois le besoin de cette connaissance ? La description la plus pittoresque de Barcelone et de ses habitants ne pouvait, ce me semble, contribuer à développer mes facultés intellectuelles. Que sert à Semka et à Fedka d’apprendre le canal Mariine et sa navigation, si, comme tout le porte à le supposer, ils n’auront jamais à y venir ? Et s’il arrive à Semka d’y venir jamais, il est indifférent qu’il l’ait appris ou non : il connaîtra cette navigation par la pratique, et la connaîtra bien. »

On peut se demander jusqu’à quel point il est profitable de s’appesantir, durant de nombreuses leçons, sur l’école et le village. Il n’est jamais bon de rapetisser le monde, et les hommes par suite, même dans l’esprit des enfants. Du moment que l’on fait de l’école, du village et d’eux-mêmes le centre de tout intérêt, les enfants tiendront pour parfaitement inutile de s’occuper des autres terres, lesquelles ne les touchent pas directement. On répondra que ces leçons préalables et exclusives n’étaient qu’un point de départ ; pour vous, oui ; mais les enfants, dont l’esprit est court comme leurs jambes, se hâtent, si on n’y met ordre, de limiter le monde à la ligne de l’horizon et de former un tout du peu qu’ils voient. Bien plus sûr serait-il de se servir de cet amour du merveilleux qui les possède pour les intéresser aux pays lointains. Puisqu’ils retiennent si bien, au dire de Tolstoï, les récits d’animaux, de forêts, de glaces, il n’est pas impossible, par de fréquentes répétitions, d’attacher à ces choses quelques noms géographiques. La mémoire des enfants est un bon petit serviteur, toujours prêt à l’ouvrage, pourvu toutefois qu’on ne lui en demande pas bien long. J’ai vu un petit garçon de trois ans et demi s’intéresser à l’Amérique et en retenir parfaitement le nom, depuis qu’on lui avait conté que la nuit le soleil allait y briller, de telle sorte que les petits enfants de ce pays extraordinaire se mettaient à jouer quand lui songeait à dormir. Ajoutons qu’il n’est pas aussi indifférent que le croit Tolstoï, d’ignorer absolument tout des pays qu’on ne doit point voir. Puisque c’est un fait reconnu qu’à voyager on gagne une grande ouverture d’esprit, à tout le moins devra-t-on prêter l’oreille aux récits de toutes sortes faits sur les différentes contrées et leurs habitants. Tolstoï, d’ailleurs, concédera plus tard que la lecture des relations de voyage ne peut être que profitable. Et enfin, — surtout peut-être, — il est sage d’apporter dans l’enseignement une certaine méthode permettant de ménager les forces, de les diriger aussi, d’empêcher qu’elles ne s’égrènent le long du chemin. Une suite dans les idées et les efforts n’implique d’ailleurs nullement le prosaïsme. N’oublions pas, seulement, que discuter l’intérêt d’une chose, c’est presque toujours le lui refuser ; que, tout au contraire, au travail accompli sans arrière-pensée s’attache une sorte d’intérêt d’office, — intérêt que les enfants trouveront toujours tant bien que mal à leur service, s’ils ne sont pas laissés juges de ce qui est utile ou non, s’ils ne sont pas laissés maîtres d’abandonner ou de poursuivre le travail entrepris.


On ne peut assurément prendre pour guide Tolstoï, qui est un poète à la poursuite d’une méthode d’éducation utopique, sans règle et sans discipline. Pourtant, il y a encore du vrai dans ses observations psychologiques sur la géographie. La géographie est un prétexte à apprendre une foule d’autres choses : par elle-même, elle est fort ingrate et doit être réduite au nécessaire. En s’y prenant comme Tolstoï, et avec des élèves moins dilettantes, on pourrait, de l’endroit où l’on se trouve, passer à la description de pays de plus en plus éloignés, en racontant comment ils ont été découverts, les mœurs, les coutumes des races qui les peuplent, les productions de leur sol. En définitive, c’est la vie humaine, nationale et internationale, qu’il faut montrer par l’intermédiaire de la géographie.


Concluons que, quelle que soit la science qu’il s’agisse d’enseigner à l’école, tout enseignement ne doit jamais être une affaire de mémoire, d’érudition, de pur savoir, mais une question de culture intellectuelle, morale, civique. Maintenir la balance en équilibre entre les diverses branches de l’enseignement, ne prendre de chacune d’elles que les données essentielles et repousser sans merci les détails envahisseurs, telle est la tâche de l’éducation. Son but et son but unique, encore une fois, est de développer l’esprit, non dans un sens, mais dans tous les sens ; de l’amener, d’une façon générale, à la hauteur de la science contemporaine, de le « mettre à flot » enfin. Par la suite soufflera le vent ; toute direction sera bonne à l’esprit ainsi préparé.




  1. M. de Coubertin.
  2. On a soumis aux délibérations du Conseil de l’empire russe un projet de transformation des écoles réelles. Ces écoles étaient calquées sur celles de l’Allemagne pour l’enseignement moderne ; on les trouve encore trop ou trop peu classiques ; on leur reproche de former des demi-savants, à la fois trop lettrés et trop ignorants des choses pratiques pour aborder les carrières industrielles ou commerciales. Aussi veut-on les transformer en écoles purement techniques. Leur enseignement devra avoir pour but de former des contremaîtres et des chefs d’atelier, pourvus d’une culture générale suffisante et d’une instruction professionnelle approfondie, qui pourront trouver dans le commerce et l’industrie une situation immédiate, et qui ne risqueront pas d’augmenter le nombre des déclassés, cette plaie des sociétés modernes.
  3. Voir notre Morale d’Épicure et notre Morale anglaise contemporaine.
  4. Voir l’Esquisse d’une morale, p. 236 et 237.
  5. Voir l’Irréligion de l’avenir, p. 352.
  6. L’éducation selon Herbart, par Roehrich.
  7. Ibid.
  8. Voir M. Chaumeil, Pédagogie psychologique.
  9. Voir les Principes de Herbart sur l’éducation, d’après M. Rœrich.
  10. M. Pillon.
  11. A. Fouillée, La propriété sociale et la démocratie, p. 202.
  12. La nouvelle loi belge prend pour base de l’électoral la capacité, non censitaire, mais intellectuelle et morale. Un jury fait passer aux candidats un examen électoral, comprenant des questions très simples sur la morale, l’histoire de la Belgique, les institutions constitutionnelles, la lecture, récriture, le calcul, la géographie.

    Avant d’en arriver là, on avait fait des expériences sur les résultats de l’enseignement primaire : on a soumis les miliciens, restés à l’école quatre ou six ans, à un examen d’une extrême simplicité. On leur a demandé, par exemple, quelles sont les quatre grandes villes du pays et les cours d’eau sur lesquels elles sont situées. 35 pour 100 n’ont fait aucune réponse ; 44 pour 100 n’ont fait qu’une réponse partielle. — À cette question : « Par qui les lois sont-elles faites ? » 50 pour 100 n’ont rien pu répondre ; 82 pour 100 ont répondu que les lois sont faites par le roi, ou par le roi et la reine, ou par les ministres, ou par le gouvernement, ou par le sénat ; 15 pour 100 ont satisfait à la question. Quand il fallut citer un Belge illustre, 67 pour 100 ont cité des notabilités étrangères, prises dans tous les genres et dans tous les lieux ; 20 pour 100 n’ont pu citer que Léopold Ier ou Léopold II. Tels sont les effets insuffisants de la loi belge de 1842 sur l’instruction primaire.

    Bluntschli, sans entrer dans ces détails, propose à l’État pour modèle « la profonde habileté de l’Église », qui sait remplir les jeunes esprits de ses enseignements et qui consacre en quelque sorte l’entrée du chrétien dans la vie par ce qu’elle appelle la « confirmation ». Bluntschli voudrait, lui aussi, une sorte de « confirmation et de consécration civique ». — « Pour exercer les droits civiques, dit-il, il faudrait avoir reçu l’éducation civique ou subi un examen correspondant. Une fête nationale annuelle remémorerait au besoin cette consécration civique. Le sentiment de l’État grandirait ainsi dans les esprits, et la capacité intellectuelle ou morale de l’électeur serait mieux assurée. »

  13. Une fillette aime souvent mieux une vieille poupée abîmée et défigurée qu’une neuve d’une forme pourtant plus voisine du visage humain : c’est que son imagination a plus de prise sur la première que sur la seconde, elle la transfigure avec ses souvenirs ou ses inventions du moment. « Un jour, me dit une personne d’après ses souvenirs, un jour où je voulais jouer plus sérieusement à la petite mère (et j’étais déjà grandelette), j’abandonnai toutes mes poupées, je fis un paquet de ma serviette et passai la moitié de la nuit à bercer entre mes bras ce poupon improvisé. »

    On dit que les petites filles n’aiment absolument dans leur poupée que la représentation de l’enfant qu’elles auront plus tard, qu’elles jouent simplement à la « maman ». Ce n’est pas très exact. « J’avais, étant petite, un gros ballon de diverses couleurs que j’aimais très réellement de tout mon cœur ; je ne me lassais pas de le regarder ; je le serrais contre moi comme un être cher, et je n’y jouais qu’avec la plus grande précaution dans la crainte de l’abîmer, de lui faire mal : j’avais en quelque sorte regret qu’un ballon fût destiné à rebondir de tous côtés, et en réalité je ne l’aimais que parce que c’était un compagnon, un véritable ami. Les yeux d’émail de la poupée n’ont que l’expression que l’enfant leur prête, et l’enfant ne la leur prête qu’avec le temps. Il faut vivre avec un être pour l’aimer ! cela est plus vrai encore des poupées que des hommes. »

  14. Auberge.
  15. Ravaisson. Dict. de Pédagogie. Art. Dessin.
  16. Miecislas, Vratislas, Boleslas.
  17. M. Lavisse arriva dans une école primaire de Paris au moment où un jeune maître commençait une leçon sur la féodalité. Ce jeune maître n’entendait pas son métier, car il parlait de l’hérédité des offices et des bénéfices, qui laissait absolument indifférents les enfants de huit ans auxquels il s’adressait. Entre le directeur de l’école ; il s’interrompt et s’adresse à toute la classe. — « Qui est-ce qui a déjà vu ici un château du temps de la féodalité ? » Personne ne répond. Le maître, s’adressant alors à un de ces jeunes habitants du faubourg Saint-Antoine : « Tu n’as donc jamais été à Vincennes ? — Si, monsieur. — Eh bien, tu as vu un château du temps de la féodalité. » Voilà le point de départ trouvé dans le présent. « Comment est-il, ce château ? » Plusieurs enfants répondent à la fois. Le maître en prend un, le conduit au tableau, obtient un dessin informe, qu’il rectifie. Il marque des échancrures dans la muraille. « Qu’est-ce que c’est que cela ? » Personne ne le savait. Il définit le créneau. « À quoi cela servait-il ? » Il fait deviner que cela servait à la défense. « Avec quoi se battait-on ? avec des fusils ? » La majorité : « Non, monsieur. — Avec quoi ? » Un jeune savant crie du bout de la classe : « Avec des arcs. — Qu’est-ce qu’un arc ? » Dix voix répondent : « Monsieur, c’est une arbalète. » Le maître sourit et explique la différence. Puis il dit comme il était difficile de prendre avec des arcs et même avec les machines du temps un château, dont les murailles étaient hautes et larges, et continuant : « Quand vous serez ouvriers, bons ouvriers, que vous voyagerez pour votre travail ou pour votre plaisir, vous rencontrerez des ruines de châteaux. Il nomme Montlhéry et autres ruines dans le voisinage de Paris. « Dans chacun d’eux il y avait un seigneur. Que faisaient tous ces seigneurs ?» Toute la classe répond : « Ils se battaient. » Alors le maître dépeint devant ces enfants, dont pas un ne perd une de ses paroles, la guerre féodale, mettant les chevaliers en selle et les couvrant de leurs armures. Mais on ne prend pas un château avec des cuirasses et des lances. Alors la guerre ne finissait pas. Et qui est-ce qui souffrait surtout de la guerre ? Ceux qui n’avaient pas de châteaux, les paysans qui, dans ce temps-là, travaillaient pour le seigneur. C’est la chaumière des paysans du seigneur voisin qu’on brûlait. « Ah ! tu me brûles mes chaumières, disait le seigneur attaqué ; je vais te brûler les tiennes. « Il le faisait, et il brûlait, non seulement les chaumières, mais encore les récoltes. « Et qu’arrive-t-il quand on brûle les récoltes ? Il y a la famine. Est-ce qu’on peut vivre sans manger ? » Toute la classe : « Non, monsieur. — Alors, il a bien fallu trouver un remède. » Le voilà qui parle de la trêve de Dieu ; puis il commente : « C’est une singulière loi, par exemple. Comment ! on a dit à des brigands : « Restez tranquilles du samedi soir au mercredi matin, mais le reste du temps, ne vous gênez pas, battez-vous, brûlez, pillez, tuez ! » Ils étaient donc fous, ces gens-là ? » Une voix : « Bien sûr. — Mais non, ils n’étaient pas fous. Écoutez-moi bien. Il y a ici des paresseux. Je fais ce que je puis pour qu’ils travaillent toute la semaine ; mais je serais à moitié content de les voir travailler jusqu’au mercredi. L’église aurait bien voulu qu’on ne se battît pas du tout ; mais, comme elle ne pouvait l’obtenir, elle a essayé de faire rester les seigneurs tranquilles une moitié de la semaine. C’était toujours cela de gagné. Mais l’église n’a pas réussi. Il fallait la force contre la force, et c’est le roi qui a mis tous ces gens à la raison. » Alors le maître explique que les seigneurs n’étaient pas égaux les uns aux autres, qu’il y avait au-dessus du maître de tel château un seigneur plus puissant et plus élevé, habitant dans un autre château. Il donne une idée, presque juste, de l’échelle féodale, et tout en haut, il place le roi. « Quand des gens se battent entre eux, qui est-ce qui les arrête ? » Réponse : « Les sergents de ville. — Eh bien, le roi était un sergent de ville. — Qu’est-ce qu’on fait de ceux qui ont battu et tué quelqu’un ? » Réponse : « On les juge. — Eh bien, le roi était un juge. Est-ce qu’on peut se passer de gendarmes et de juges ? — Non, monsieur. — Eh bien, les anciens rois ont été aussi utiles à la France que les gendarmes et les juges. Ils ont fait du mal dans la suite, mais ils ont commencé par faire du bien. Qu’est-ce que je dis ? aussi utiles ? Bien plus ; car il y avait alors plus de brigands qu’aujourd’hui. C’étaient des gens féroces que ces seigneurs, n’est-ce pas ? » La classe : « Oui, monsieur. — Et le peuple, mes enfants, valait-il mieux ? » Réponse unanime, d’un ton convaincu : « Oui, monsieur. — Eh bien, non, mes enfants. Quand ils étaient lâchés, les gens du peuple étaient des gens terribles. Ils pillaient, brûlaient, tuaient, eux aussi ; ils tuaient les femmes et les enfants. Pensez qu’ils ne savaient pas ce qui était bien, ni ce qui était mal. On ne leur apprenait pas à lire. »

    « Sur ce mot, qui n’est qu’à moitié juste, dit M. Lavisse, finit une leçon qui avait duré à peine une demi-heure. Formons des maîtres comme celui-là. Mettons dans leurs mains des livres où ils trouvent, simplement exposés, les principaux faits de l’histoire de la civilisation. Ne deviendront-ils pas capables d’enseigner aux enfants l’histoire de la France ? »

  18. « Négligez les vieilleries, répète-t-on souvent. Que nous importent Mérovingiens, Carolingiens, Capétiens mêmes ? Nous datons d’un siècle à peine. Commencez à notre date. » Belle méthode, pour former des esprits solides et calmes, répond M. Lavisse, que de les emprisonner dans un siècle de luttes ardentes, où tout besoin veut être assouvi et toute haine satisfaite sur l’heure ! Méthode prudente, que de donner la Révolution pour un point de départ et non pour une conclusion, que d’exposer à l’admiration des enfants l’unique spectacle de révoltes, même légitimes, et de les induire à croire qu’un bon Français doit prendre les Tuileries une fois au moins dans sa vie, deux fois s’il est possible, si bien que, les Tuileries détruites, il ait envie quelque jour de prendre d’assaut, pour ne pas démériter, l’Élysée ou le Palais-Bourbon ! « Ne pas enseigner le passé ! mais il y a dans le passé une poésie dont nous avons besoin pour vivre. » — Une poésie, et, ajouterons-nous, un enseignement. Sans le passé, le présent n’est ni expliqué, ni mis à sa véritable place dans l’enchaînement des temps ; on ne doit pas ignorer queles causes qui feront l’avenir existent, non point uniquement dans le présent, mais déjà dans le passé, où l’on peut, en quelque sorte, les juger à l’œuvre. S’il est un moyen de ne pas retomber dans les fautes déjà commises, c’est à coup sûr d’en avoir connaissance.
  19. Bonne d’enfant.