Germer Baillière et Cie (p. 193-205).


CHAPITRE VII


L’ÉDUCATION DES FILLES ET L’HÉRÉDITÉ





Toute la question de l’éducation féminine nous semble devoir être dominée par les principes suivants : 1o La femme est physiologiquement plus faible que l’homme ; elle a moins de force en réserve pour suffire à la dépense considérable qu’entraîne le travail cérébral poussé au delà de certaines limites. 2o La fonction génésique occupe une place beaucoup plus importante dans l’organisme féminin que dans l’organisme masculin ; or, cette fonction, selon tous les physiologistes, est en antagonisme avec la dépense cérébrale : la déséquilibration produite chez la femme par le travail intellectuel sera donc nécessairement plus forte chez la femme que chez l’homme. 3o Les conséquences de cette déséquilibration sont encore plus graves pour l’espèce lorsqu’il s’agit de la femme que lorsqu’il s’agit de l’homme. La vie de la femme, d’habitude sédentaire et peu hygiénique, ne permet pas au tempérament épuisé par une éducation irrationnelle de se refaire, comme il arrive pour l’homme ; et d’autre part, cette santé de la mère serait encore plus nécessaire pour l’enfant que la santé du père. La dépense de l’homme pour la paternité est insignifiante à côté de celle de la femme ; il faut à celle-ci, pour la grossesse et la maternité, puis pour l’éducation première de l’enfant, une réserve de forces physiques et morales considérable. Les mères de Bacon et de Gœthe, toutes deux très remarquables, n’eussent pourtant pu écrire ni le Novum organum, ni Faust ; mais, si elles avaient affaibli tant soit peu leur puissance génératrice par une dépense intellectuelle exagérée, elles n’auraient pu avoir pour fils ni Bacon ni Gœthe. Si, au cours de leur propre vie, les parents dépensent trop de la force qu’ils ont puisée dans leur milieu, il en restera bien peu pour leurs enfants. Coleridge a dit le plus sérieusement du monde : « l’histoire d’un homme dans les neuf mois qui précèdent sa naissance serait probablement plus intéressante et contiendrait des événements d’une plus grande importance que tout ce qui a suivi. »

De hautes autorités estiment que plus l’éducation de la femme est raffinée, plus ses enfants sont faibles. Spencer dit, dans ses Principes de biologie, que le travail physique rend les femmes moins fécondes ; puis il ajoute que la même stérilité relative ou absolue est généralement aussi le résultat des travaux intellectuels. Si l’on considère que les filles riches sont beaucoup mieux nourries que celles des classes pauvres et qu’à tous égards leur hygiène est ordinairement meilleure, on ne peut attribuer leur infériorité au point de vue de la reproduction qu’à la dépense intellectuelle à laquelle elles sont astreintes et qui réagit très sensiblement sur le physique. Cette infériorité n’éclate pas seulement dans la fréquence plus grande de la stérilité proprement dite et dans l’abaissement de la limite d’activité reproductrice ; elle se montre aussi dans l’incapacité très générale de ces femmes à la fonction secondaire de la mère, celle qui consiste à allaiter son enfant. « La définition complète de la maternité est le pouvoir de porter à terme un enfant bien développé et de fournir à cet enfant un aliment naturel pendant la période normale. C’est une double fonction à laquelle sont généralement peu propres les filles au sein plat qui survivent à une éducation à haute pression. En admettant même qu’elles eussent la moyenne ordinaire d’enfants, elles devraient encore être considérées comme relativement infécondes. » Le docteur Hertel, médecin danois, a constaté dans les écoles supérieures de son pays que 29 % des garçons et 41 % des filles sont dans un état de santé précaire dû au travail ; l’anémie, la scrofule et les maux de tête sévissent tout spécialement. Le professeur Bystroff, à Saint-Pétersbourg, rassemble des constatations analogues.

De ces faits et d’un grand nombre d’autres du même genre, on peut conclure que le travail excessif imposé par les concours et les examens de l’enseignement supérieur, dangereux pour la race chez les garçons, l’est encore infiniment plus chez les filles. Les fatigues de cet ordre, répétées sur plusieurs générations successives, finiraient par rendre la femme absolument impropre à sa fonction de mère. Le danger d’une instruction trop scientifique est d’autant plus grand pour les filles que, plus disposées que les garçons au travail sédentaire, elles se donnent tout entières au travail d’esprit et y montrent en moyenne plus d’assiduité. En même temps que le travail intellectuel, il faut rendre responsables de ces perturbations dans la santé la claustration, le mauvais régime, l’insuffisance des exercices corporels. Ajoutez encore les veillées qui, dans les familles riches, se passent en « soirées », et, dans les familles pauvres, en travaux de toutes sortes. M. Clarke, un Américain, conclut que si l’on continue encore ainsi pendant un demi-siècle, il n’est pas besoin d’être prophète pour prédire, d’après les lois de l’hérédité, « que les femmes appelées à devenir les mères de nos futures générations devront venir d’au delà de l’Atlantique ». Il se produit donc, par l’hérédité, une sorte de sélection à rebours, désastreuse dans ses conséquences ; car les jeunes filles des classes instruites, qui devraient contribuer justement à élever le niveau des races futures, sont incapables d’être mères ou mettent au monde des êtres chétifs, laissant ainsi aux femmes peu cultivées, mais robustes, le soin de perpétuer l’humanité.

Les mères, préoccupées du soin de rendre leurs filles agréables, n’en pourraient choisir plus mal les moyens qu’en sacrifiant ainsi le corps à l’esprit. Ou elles ne tiennent point compte des goûts des hommes, ou elles se méprennent étrangement sur ces goûts. Les hommes, remarque Spencer, se soucient peu de l’érudition chez les femmes ; ce qu’ils prisent beaucoup, c’est la beauté, le bon caractère et le sens droit. « Quelles sont les conquêtes qu’a jamais faites un bas-bleu par sa vaste connaissance de l’histoire ? Quel homme est jamais devenu amoureux d’une femme parce qu’elle savait l’italien ? Où est l’Edwin qui est tombé aux pieds d’Angélina parce qu’elle parlait l’allemand ? Mais des joues roses et des yeux brillants, ce sont là de arands attraits. La aaieté et la bonne humeur que produit la bonne santé ont formé bien des attachements conduisant au mariage. Tout le monde a connu des cas dans lesquels la perfection des formes a fait naître, en l’absence de toute autre recommandation, une passion irrésistible ; mais bien peu de gens ont vu l’instruction d’une jeune personne exciter, en debors de ses mérites physiques et moraux, un pareil sentiment. » Selon Spencer, de tous les éléments qui se combinent dans le cœur de l’homme pour produire l’émotion complexe qu’on appelle amour, les plus puissants sont « ceux qui naissent des avantages extérieurs » ; en seconde ligne viennent « ceux que fournissent les qualités morales » ; les plus faibles sont ceux qui sont produits par « les attraits intellectuels » ; et ceux-ci dépendent moins de l’instruction acquise que de facultés naturelles, telles que la vivacité d’esprit, la finesse, la pénétration. « Si quelque personne trouve que notre assertion a quelque cliose de dégradant pour l’homme et s’indigne que le caractère masculin puisse se laisser dominer par de pareils motifs, nous répondrons qu’on ne sait guère ce que l’on dit. Une des fins de la nature, ou plutôt sa fin suprême, est le plus grand avantage de la postérité ; en ce qui concerne cette fin, une intelligence cultivée, accompagnée d’une mauvaise constitution physique, est de peu de valeur, puisque les descendants mourront faute de santé dans une génération ou deux ; à l’inverse, un beau et robuste physique, quoiqu’il ne soit accompagné d’aucun talent, mérite d’être conservé, parce que, dans les générations à venir, rintelligence pourra être indéfiniment développée : donc nous voyons combien est importante cette direction imprimée aux instincts de l’homme. Mais, quoi qu’il en soit de ce côté de la question, les instincts existent, et c’est en conséquence une folie que de persister dans un système qui détruit la santé d’une jeune fille, pour le plaisir de surcharger sa mémoire[1]. »

S’ensuit-il que la femme ne doive pas être instruite ? Loin de là, nous irons même jusqu’à dire qu’elle doit être le plus instruite possible dans les limites de la force dont elle dispose. Mais autre chose est l’instruction, autre chose la dépense intellectuelle ; le problème, dans toute éducation et principalement dans celle de la femme, c’est de communiquer le plus de connaissances nécessaires et belles, en usant le moins de forces cérébrales chez l’enfant. La femme a dans la famille un rôle auquel elle ne peut jamais se soustraire : elle doit faire l’éducation morale et physique des enfants. C’est à cette fonction que nous devons le mieux la préparer. La pédagogie pratique, avec l’hygiène de la famille qu’elle comprend, est presque la seule science nécessaire à la femme, et c’est précisément la seule, peut-être, qui ne lui est pas transmise. Remarquons d’ailleurs que la pédagogie, étant l’art d’enseigner, implique par cela même la connaissance des matières d’enseignement ; si de plus on admet que, pour donner une juste notion des choses, il faut commencer par en avoir une connaissance approfondie, voilà la porte rouverte toute grande à l’activité et à l’extension intellectuelles de la jeune fille.

Un autre ordre de connaissances correspond à un autre rôle de la femme, non plus dans la famille, mais dans la société. La femme représente dans la psychologie humaine l’être en qui sont le plus vivaces et le plus puissants tous les sentiments de pitié, d’affection, d’ « altruisme », de dévouement ; elle devrait être la tendresse vivante, la sœur en charité de tout homme. Faire de la politique serait pour la femme une occupation bien stérile et peu pratique ; faire de la philanthropie est tout à fait dans son rôle. Or la philanthropie constitue déjà aujourd’hui une science qui touche aux parties essentielles de l’économie politique. C’est la science de toutes les institutions bienfaisantes ; c’est la science des directions dans lesquelles il faut marcher pour soulager tous les maux humains, alléger un peu la grande misère éternelle. C’est par la philanthropie que la femme devrait aborder l’économie politique.

À la mère incombe surtout la tâche de développer le cœur. La religion maternelle est la plus inoffensive et la plus utile des religions. Le respect attendri de l’enfant est une piété. Le soir, sur les genoux, petit examen de conscience (d’une minute, c’est assez) : « J’ai eu honte de mon enfant ; je veux en être fîère demain… » Après une correction, la mère doit toujours être plus peinée d’avoir sévi que l’enfant d’avoir subi le châtiment. C’est le grand art de la mère que de condenser toute la moralité dans l’amour filial, qui en est nécessairement la première forme. La crainte de « faire de la peine à sa mère » est le premier remords de l’enfant, il est longtemps le seul ; il faut que ce remords naïf soit affiné par les soins de la mère, rendu profond comme l’amour, et que dans cette formule rentrent les sentiments les plus hauts. Le cœur de sa mère est sa conscience ; il faut donc en effet que ce cœur soit toute la conscience humaine en raccourci.

En somme, dans l’éducation de la femme il s’agit de concilier deux grands principes opposés. Si, d’une part, disposant d’une moindre force que l’homme, la femme ne peut fournir à une égale dépense de travail intellectuel ; d’autre part, étant destinée à être la compagne de l’homme et l’éducatrice de l’enfant, elle ne doit être étrangère à aucune des occupations, à aucun des sentiments de rhomme.

Par cela seul qu’il s’impose de plus en plus au jeune homme, le travail intellectuel s’impose aussi à la jeune fille. Vouloir le supprimer presque totalement pour cette dernière, dans la crainte d’entraver son développement physique et dans l’intention de restituer un jour à l’homme, par sa mère, la force corporelle que la culture intellectuelle de son père lui retire, c’est rêver une œuvre boiteuse. L’enfant hérite non seulement des bonnes qualités physiques et intellectuelles de ses père et mère, mais aussi des mauvaises, et l’on risque, en nombre de cas, d’ajouter à la délicatesse de santé paternelle la paresse et la lenteur d’esprit d’une mère peu cultivée. La mère qui transmet à son enfant une robuste constitution lui fait certes un don inappréciable, mais c’est le doubler que de savoir développer cette belle santé native et, des forces vives de son enfant, faire sortir intelligence, énergie, volonté. Or cette seconde maternité, qui est celle du cœur et de l’esprit, est plus difficile encore à préparer que la première : c’est pourquoi elle doit préoccuper l’éducateur au moins dans une égale mesure. Avant de songer aux fils futurs d’une fillette, il est rationnel de s’occuper de la fillette en elle-même, et cela d’une façon complète, c’est-à-dire au triple point de vue physique, moral et intellectuel. « À vouloir marcher plus vite que les violons, dit le proverbe populaire, on perd la mesure ; » une prévision à trop longue portée en est réduite à imaginer ce qu’elle ne peut voir encore. Qu’ils songent bien d’ailleurs, ceux qui ne veulent considérer dans une jeune fille que ses joues rouges, qu’il est de toute nécessité, au moins dans les classes aisées, d’ouvrir un champ d’activité suffisant à l’intelligence de la jeune fille — intelligence que la nature ne lui a pas refusée, et qui s’emploiera d’une façon ou d’une autre, ne fût-ce que dans les mille niaiseries et frivolités que comporte la vie mondaine. Or on s’use et on pâlit dans une existence vaine autant et même plus que dans une existence sérieuse et réfléchie. De plus, l’élargissement de l’intelligence ne peut que donner un appui et un élan nouveau au développement des qualités morales, qui transparaissent, plus qu’on ne l’imagine, sous la fraîcheur des dix-huit ans. Enfin c’est folie que de se figurer qu’à un homme instruit il suffira d’une compagne aux joues vermeilles : l’accoutumance en diminue l’éclat ; au contraire, les qualités morales sont à toute heure les bienvenues : un esprit cultivé se fait insensiblement un compagnon journalier. Le rôle de la femme, il y a longtemps qu’on l’a dit, ne commence guère qu’après son mariage[2]. N’oublions pas non plus que bien des fils ressembleront à leur mère : la valeur morale et intellectuelle de cette dernière n’est donc pas sans importance dans le développement de leur caractère. De toutes ces considérations, il ressort qu’il ne saurait être question d’enrayer le mouvement de l’éducation intellectuelle chez les jeunes filles, mais simplement de le réformer et de le diriger. Nous avons mis nos filles comme nos garçons au régime du travail à outrance sans nous préoccuper de subvenir à la dépense de forces que nécessite un effort continu : c’est s’embarquer pour les mers lointaines sans avoir rien prévu. Une mauvaise hygiène est de règle à pou près partout, mais, dans les classes moyennes de notre société, où précisément les jeunes filles sont portées à travailler le plus sérieusement (car il s’agit peut-être d’un gagne-pain pour elles), on en ignore les premiers éléments. De là épuisement systématique des enfants, garçons et filles, qui ont à subvenir au double développement du corps et de l’esprit. Or le remède ici est simple. Nul n’est plus scrupuleux qu’une femme dans l’exacte observance des règles qui lui ont été présentées comme absolues. Enseignez-lui l’hygiène de même que vous lui enseignez à tenir une maison, et vous la verrez s’opposer à toute infraction à l’hygiène, comme à l’envahissement de la poussière sur les meubles. Donner aux fillettes tous les moyens possibles de retrouver d’un côté ce qu’elles perdent de l’autre — bonne nourriture, exercices variés au grand air, long sommeil, — sera déjà énorme, car c’est une loi naturelle que toute force dépensée ne demande qu’à se réparer chez les individus bien portants. Dans l’organisation actuelle de l’enseignement, le côté moralisateur des examens, tant pour les filles que pour les garçons, c’est qu’ils assignent un but au travail des jeunes gens, accoutument ces derniers à l’effort et à l’effort continu : il leur faut vouloir enfin et persévérer, et cela seul crée une supériorité pour ceux qui s’en montrent capables. Seulement, il faut convenir que le résultat total laisse fortement à désirer si nombre de nos jeunes gens, de nos jeunes filles surtout, sacrifient le meilleur de leurs forces pour obtenir des brevets la plupart du temps inutiles.

Si l’on a raison de protester contre la surcharge des études, c’est ici ou jamais, quand il s’agit des filles, qui ont moins de forces à dépenser. Il faut s’élever contre toute connaissance d’une utilité non générale. D’ailleurs rien n’est fatigant comme ce qui est irrationnel ou fastidieux, car l’esprit cesse de s’y intéresser et, la curiosité absente, l’effort seul reste, en se doublant encore de tout l’ennui éprouvé. Une jeune fille, ne se destinant à aucun emploi déterminé d’avance, doit acquérir une vue d’ensemble sur les principales connaissances de l’esprit bumain, non se confiner dans une érudition ardue et nécessairement restreinte. Le but de son éducation, c’est de l’amener à n’être étrangère à rien, afin que, le cas échéant, elle puisse s’appliquer à tel ou tel objet donné. Car, plus encore que le jeune homme, la jeune fille ignore de quel côté la vie la poussera. Une femme peut être appelée à seconder son mari dans ses occupations, à surveiller les études de ses fils, au moins à leur début, à faire l’éducation de ses filles ; enfin restent les éventualités de la vie, et il se peut qu’elle n’ait à compter que sur son travail pour élever sa jeune famille. Il ne s’agit pas, bien entendu, de tout lui apprendre, mais de la rendre propre à tout apprendre en lui donnant le goût de l’étude et l’intérêt pour toutes choses.

Des mobiles du même genre, dit M. Rochard, poussent les enfants des deux sexes dans la voie du travail à outrance. Pour les jeunes gens, ce sont des diplômes à conquérir, ce sont les lauriers du grand concours, c’est l’entrée dans une école de l’État. Pour les jeunes filles, c’est le brevet d’institutrice, c’est l’admission dans les écoles normales. Le développement que l’enseignement primaire a pris, depuis quelques années, surtout dans les grandes villes, en a fait une carrière attrayante. C’est, pour les jeunes filles, un moyen de s’élever au-dessus de leur condition, de sortir de la situation d’infériorité dans laquelle se trouve leur famille, et de satisfaire « les goûts de plaisir que tout contribue à développer en elles et qu’on semble prendre à tâche de surexciter ». Pour atteindre le but, il n’est pas d’efforts ni de sacrifices qu’elles ne fassent. Elles délaissent les soins du ménage et s’adonnent, avec une ardeur croissante, à ces études qui usent leur vie et qui le plus souvent ne les conduisent qu’à une déception, La carrière de l’enseignement, en raison même de l’attrait qu’elle excite, est aujourd’hui tellement encombrée que ce n’est plus qu’un leurre. Le 1er  janvier de l’année 1887, il y avait en France 12 741 jeunes filles aspirant aux fonctions d’institutrice, et, dans ce nombre, 4 174, c’est-à-dire près du tiers, pour le département de la Seine. Or, à Paris, on ne disposait, pour 1887, que de soixante places d’institutrices, dont vingt-cinq attribuées par avance aux élèves sortant de l’École normale. Le reste devait être partagé entre les suppléantes à traitement fixe, qui ne sont pas moins de quarante. On peut juger par là du sort qui attend en province les 8 567 jeunes filles convoitant ces positions. Le nombre toujours croissant des aspirantes a mis l’Université dans l’obligation de multiplier les difficultés. On a placé le concours à tous les degrés de l’enseignement, et les programmes sont devenus de plus en plus hérissés. Les jeunes filles qui aspirent à entrer à l’École normale mènent la même existence que les candidats aux écoles spéciales. Mêmes émotions, mêmes angoisses, mêmes efforts désespérés au moment suprême de la lutte ; et elles ont moins de force pour les supporter. Sur quatre à cinq cents jeunes filles de quinze à dix-huit ans qui se présentent chaque année au concours pour l’École normale du département de la Seine, on en reçoit vingt-cinq. Comme elles sont internées, qu’on les défraie de tout, qu’on leur garantit à la sortie une place dans les écoles primaires du département, on conçoit l’ardeur qu’elles déploient dans la lutte pour y arriver quand même.

À Paris, où les lois nouvelles portent leurs premiers fruits, l’administration dispose annuellement de cmquante places, pour lesquelles il y a déjà trois mille postulantes. Que deviendront les neuf dixièmes de ces jeunes filles à qui l’État avait semblé promettre une carrière en leur délivrant un brevet ? Il faudrait vraiment se préoccuper de créer des positions pour les femmes partout où elles peuvent remplacer l’homme avantageusement, ce qui est encore assez fréquent. Dans l’instruction primaire et secondaire il pourrait leur être fait une plus large place. Rien n’empêcherait de les employer plus qu’il n’est encore d’usage dans les bureaux de poste, de télégraphe et autres. Enfin il serait désirable que, dans l’industrie ou le commerce, elles trouvassent davantage à s’occuper. D’abord, la compétition pour les places de l’État en deviendrait moins acharnée : en outre on n’aurait pas à redouter de voir grossir chaque année le nombre de ces pauvres filles qui ont travaillé en vain, se trouvent sans ressources et deviennent des déclassées. On a souvent gémi sur le sort de la petite ouvrière dans sa mansarde. L’institutrice sans position et sans espoir est-elle moins à plaindre, et ne faudrait-il pas regretter les lois nouvelles sur l’instruction des filles si elles avaient nécessairement pour conséquence « de les arracher à la condition naturelle de leurs familles pour en faire des gouvernantes ? » L’instruction est chose excellente sans doute, quand elle nous prépare au travail que nous devons faire, mais elle ne doit pas servir à nous dégoûter des seuls devoirs qui soient à notre portée et dans notre destination. Elle ne doit pas, en multipliant le nombre des déclassés et des mécontents, devenir une cause de corruption morale et de perturbation sociale, tandis qu’elle serait, dans un état de choses bien ordonné, un moyen d’amélioration et de progrès. Si l’instruction dont on se plaint et dont on redoute les effets produit de mauvais résultats, c’est qu’elle n’est pas ce qu’elle devrait être. Il faudrait une instruction de telle nature que, au lieu de dégoûter de la vie réelle et d’en faire sortir, elle y aboutit et y ramenât, mieux armés et plus habiles, ceux qu’elle a la mission d’y préparer ; moins de raffinement dans les idées, moins d’érudition dans la mémoire, moins d’histoire et de théories littéraires ; plus d’idées morales et esthétiques, plus d’apprentissage de la main, plus d’énergie dans la volonté, plus de savoir-faire pratique et plus d’ingéniosité inventive.

Le Gegenwart de Berlin trouve aussi qu’en Allemagne l’éducation donnée aux filles, quoique réalisant un immense progrès, laisse encore beaucoup à désirer. « On leur enseigne trop de choses inutiles, de dates, de noms et de règles dont elles n’auront plus tard que faire, tandis qu’on néglige ce qu’il y a de véritablement important : former et développer la mère future. » On forme ce de petites encyclopédies vivantes », parfois même des femmes spirituelles, mais point de femmes réellement utiles au corps social.

Il n’y a qu’un remède à cet état de choses, supprimer une bonne moitié des matières qui figurent au programme et leur substituer des connaissances plus véritablement fondamentales.

Un des préjugés devenus aujourd’hui classiques, c’est de supposer l’éducation comme ayant un objectif parfaitement arrêté, un terme, et comme se fermant par un examen au delà duquel l’éducateur n’a plus rien à désirer, l’élève plus rien à ambitionner. Cet inconvénient est encore plus sensible pour la jeune fille que pour le jeune homme, car, si l’examen ouvre en général une carrière au jeune homme, il est la plupart du temps tout à fait stérile pour la jeune fille. Après avoir pris au sérieux son travail d’écolière, s’y être donnée de tout cœur, la jeune fille, une fois rentrée chez ses parents, voit brusquement s’arrêter cette impulsion donnée ; de là un vide qui se produit dans sa vie, la suppression brusque de toute ambition autre que celle de la coquetterie, de toute distraction autre que les commérages de la vie bourgeoise. Il serait pourtant essentiel, aussi bien pour la jeune fille que pour le jeune homme, de se représenter l’éducation comme continue, sans interruption, destinée à embrasser la vie tout entière.

Il ne doit pas y avoir d’époque où l’on cesse d’apprendre. L’examen, qui n’est qu’un procédé grossier pour constater par à peu près ce que vous savez, devrait être surtout un moyen de vous montrer ce que vous ne savez pas encore. Un programme n’est jamais bon qu’à condition de ne pas être pris trop au sérieux, de ne pas constituer pour l’élève une barrière, de ne pas être comme une limite de la taille intellectuelle. La croissance du corps se continue souvent jusqu’à plus de vingt ans, la croissance de l’intelligence doit être absolument indéfinie jusqu’à la mort. Inspirez donc aux enfants, et surtout aux jeunes filles, le goût de la lecture, de l’étude, des choses d’art, des nobles délassements ; ce goût vaudra mieux que tout savoir proprement dit, artificiellement introduit dans les têtes : au lieu d’un esprit meublé de connaissances mortes, vous aurez un esprit vivant, mouvant, progressif, Au lieu d’atrophier le cerveau par excès de dépense, vous aurez un cerveau de plus en plus large, capable de transmettre à la race des dispositions intellectuelles et morales plus hautes, et cela sans préjudice de ce qui est le fondement du reste, l’énergie physique et vitale.



  1. Spencer, De l’Éducation.
  2. « Quel excellent conseiller, dit Stendhal, un homme ne trouverait-il pas dans sa femme si elle savait penser !… » — « Les ignorants sont les ennemis-nés de l’éducation des femmes. » — " Le dernier des hommes, s’il a vingt ans et les joues bien roses, est dangereux pour une femme qui ne sait rien, car elle est toute à l’instinct ; aux yeux d’une femme d’esprit, il fera justement autant d’effet qu’un beau laquais… » — « Il est relativement fréquent qu’une fille jolie ait mauvais caractère et se montre paresseuse. Elle sent de bonne heure que son visage lui donne des droits, des privilèges aux yeux des hommes, qu’il lui est inutile de faire effort pour acquérir d’autres qualités alors qu’elle a naturellement celle-ci : la beauté. « — « Le désir de plaire, dit encore Stendhal, met à jamais la pudeur, la délicatesse et toutos les grâces féminines hors de l’atteinte de toute éducation quelconque. C’est comme si l’on craignait d’apprendre à l’oiseau à ne pas chanter au printemps. » Les grâces des femmes ne tiennent pas à l’ignorance ; voyez les dignes épouses des bourgeois de notre village, voyez en Angleterre les fenmies des gros marchands. » — « La plupart des hommes ont un moment dans leur vie où ils peuvent faire de grandes choses : c’est celui où rien ne leur semble impossible. L’ignorance des femmes fait perdre au genre humain cette chance magnifique. L’amour fait tout au plus aujourd’hui bien monter à cheval, ou bien choisir son tailleur. » — « Toutes les premières expériences doivent nécessairement contredire la vérité. Éclairez fesprit d’une jeune fille, formez son caractère, donnez-lui enfin une bonne éducation dans le vrai sens du mot : s’apercevant tôt ou tard de sa supériorité sur les autres femmes, elle devient pédante, c’est-à-dire l’être le plus désagréable et le plus dégradé qui existe au monde. Il n’est aucun de nous qui ne préférât, pour passer la vie avec elle, une servante à une femme savante. Plantez un jeune arbre au milieu d’une épaisse forêt, privé d’air et de soleil par ses voisins, ses feuilles seront étiolées, il prendra une forme élancée et ridicule qui n’est pas celle de la nature. Il faut planter à la fois toute la forêt. Quelle est la femme qui s’enorgueillit de savoir lire ? »