Écrits de jeunesse (Marcel Schwob)/Traductions/Ma Montre (Mark Twain)
Texte établi par Pierre Champion, Typographie François Bernouard, (Écrits de jeunesse de Marcel Schwob, p. 87-88).
Ma Montre (28)
Ma superbe montre neuve avait marché dix-huit mois sans avance, ni retard, sans avaries et sans arrêt dans son mécanisme(29). J’en étais arrivé à la considérer comme infaillible dans ses jugements sur le temps et à regarder sa constitution et son organisme comme indestructibles. Mais enfin un soir je la laissai s’arrêter. J’en fus navré ; j’eus comme l’avant-goût d’une calamité prochaine. Mais peu à peu je me remontai le moral ; je la mis à l’heure au jugé ; je chassai mes pressentiments ; je domptai mes superstitions. Le lendemain, j’entrai dans un magasin de bijouterie pour la mettre à l’heure exacte. Le chef de l’établissement me la prit des mains et se mit en posture de me la remonter. Ensuite il dit : “Elle retarde de quatre minutes — il faut avancer le régulateur.”
J’essayai de l’arrêter — j’essayai de lui faire comprendre que ma montre marchait dans la perfection. Mais non, tout ce que ce navet à face humaine était capable de voir, c’était que la montre retardait et qu’il fallait pousser un peu le régulateur. Voilà comme, pendant que je tressautais d’anxiété et que je tournais autour de lui en le suppliant de laisser ma montre tranquille, il perpétra son crime, froidement, résolument. Ma montre se mit à avancer. De jour en jour elle avança davantage.
À la fin de la semaine elle tremblait de fièvre et son pouls montait à cent cinquante à l’ombre. Deux mois après elle avait laissé bien loin derrière elle toutes les pendules, toutes les montres de la ville ; elle avait un peu plus de treize jours d’avance sur l’almanach. Elle était en plein mois de novembre, pataugeant dans la neige, tandis que les feuilles d’octobre jaunissaient encore. Je pressais le loyer, les billets à ordre, etc. d’une façon si ruineuse que je ne pouvais y suffire.
J’emportai ma montre chez l’horloger, pour la faire régler.
D’après Mark Twain. Vers 1883-1886. Les corrections sur le manuscrit me paraissent de la main de Léon Cahun, l’oncle de Marcel Schwob.
Dans sa machine vaudrait peut-être mieux. C’est un ancien pilote de bateau à vapeur qui parle.
Nous avons donné le long fragment d’après Thomas de Quincey, parce qu’il est curieux en soi, et qu’il illustre le goût si particulier de Marcel Schwob pour les traits singuliers des biographies. On lit à la fin du fol. 12 : Traduit par Marcel Schwob. Le manuscrit, n’est pas de sa main. Il s’agit sans doute d’une dictée comme le prouvent certaines négligences.
Cette traduction parut dans la Vogue, le 4 avril 1899, accompagnée d’une courte préface que nous donnons ici :
Est-ce le “puissant, juste, et subtil opium” qui tira souvent Thomas de Quincey vers le plus âcre des plaisirs — la dépréciation de l’idéal ? Est-ce la ténébreuse tentacule de vanité qui nous sert à aspirer avidement en nos héros toutes les bassesses de leur humanité ? Qui sait ? Les œuvres de Thomas de Quincey sont toutes pénétrées de cette passion. Il n’aima personne autant que Coleridge, mais révéla les manies de son poète préféré avec volupté. Il adora Wordsworth ; et en trois pages d’extase il montre le grand homme coupant un beau livre — qui ne lui appartient pas — avec un couteau souillé de beurre. Mais parmi les héros de Thomas de Quincey, sans contredit le premier fut Kant.
Voici donc quel est le sens du récit qui suit. De Quincey considère que jamais l’intelligence humaine ne s’éleva au point qu’elle atteignit en Immanuel Kant. Et pourtant l’intelligence humaine, même à ce point, n’est pas divine. Non seulement elle est mortelle mais, chose affreuse, elle peut décroître, vieillir, se décrépir. Et peut-être de Quincey éprouve-t-il encore plus d’affection pour cette suprême lueur, au moment où elle vacille. Il suit ses palpitations. Il note l’heure où Kant cessa de pouvoir créer des idées générales et ordonna faussement les faits de la nature. Il marque la minute où sa mémoire défaillit. Il inscrit la seconde où sa faculté de reconnaissance s’éteignit. Et parallèlement il peint les tableaux successifs de