Écrits de jeunesse (Marcel Schwob)/Traductions/L’Enterrement (Walt Whitman)

L’Enterrement
Traduction par Marcel Schwob.
Texte établi par Pierre ChampionTypographie François Bernouard (Écrits de jeunesse de Marcel Schwobp. 89-91).

L’Enterrement

I

Penser à ceci !

Penser au temps — à toute cette rétrospection !

Penser à aujourd’hui, et aux âges qui continueront d’ici en avant ?

Avez-vous imaginé que vous-même vous ne continueriez pas ?

Avez-vous redouté ces scarabées, insectes souterrains ?

Avez-vous craint que le futur ne soit rien pour vous ?

Aujourd’hui, n’est-ce rien ? Le passé sans commencement, n’est-ce rien ?

Si le futur n’est rien, ils ne sont juste aussi sûrement rien.

Penser que le soleil se levait à l’est ! que des hommes et des femmes étaient souples, réels, vivants, que tout était vivant !

Penser que vous et moi nous ne voyions, ni ne sentions, ni ne pensions, ni ne jouions notre rôle !

Penser que nous sommes ici maintenant, et que nous jouons notre rôle !

2

Pas un jour ne passe — ni une minute, ni une seconde, sans un accouchement.

Pas un jour ne passe — ni une minute, ni une seconde, sans un cadavre.

Les nuits mornes s’en vont, et les jours mornes aussi,

La meurtrissure d’être tant couché au lit s’en va,

Le médecin, après l’avoir longtemps remis, donne pour réponse le regard silencieux et terrible.

Les enfants viennent pressés et sanglotants, et on fait chercher les frères et sœurs.

Les potions restent, sans qu’on les prenne, sur l’étagère (l’odeur de camphre depuis longtemps a envahi les chambres).

La main fidèle du vivant n’abandonne pas la main du mourant.

Les lèvres palpitantes pressent légèrement le front du mourant.

Le souffle cesse, et le pouls du cœur cesse.

Le cadavre s’étend et les vivants le regardent,

Il est palpable comme les vivants sont palpables.

Les vivants regardent le cadavre avec la vue de leurs yeux,

Mais sans la vue des yeux un d’une vie différente s’attarde, et regarde curieusement le cadavre.

3

Penser que les rivières couleront, que la neige tombera, que les fruits mûriront — que cela agira sur les autres comme aujourd’hui sur nous — et pourtant cela n’agira pas sur nous !

Penser à toutes ces merveilles de la ville et de la campagne, et que d’autres y prennent grand intérêt — et nous n’y prendrons pas d’intérêt !

Penser combien nous sommes avides à construire nos maisons !

Penser que d’autres seront juste aussi avides, et nous totalement indifférents !

Je vois un bâtir la maison qui lui sert peu d’années, ou septante ou octante années au plus.

Je vois un bâtir la maison qui lui sert plus longtemps que cela.

Des lignes lentement mouvantes et noires rampent sur toute la terre — elles ne cessent jamais — ce sont les lignes des funérailles.

Qui était Président a été enterré, et qui est Président sera sûrement enterré.


Pourquoi les murailles du palais paraissent-elles

Si rouges ? Pourquoi la lumière sacrée rayonne-t-elle

Si rouge à notre vue,

Par les nuages et les brumes tristes ?

Quelle humidité, quel brouillard couvre

Le pur, jamais taché,

Et éclatant saphir ?

La flamme, l’éclat, le feu

De l’étincelante Toute-Puissance ?

Pourquoi La Lueur profonde de Dieu

Paraît-elle noire comme le sang ?

Comme ce fruit joyeux luit de pourpre et d’or.

(D’après Walt Whitman.)