Écrits de Londres et dernières lettres/Écrits de Londres/05

REMARQUES SUR LE NOUVEAU PROJET
DE CONSTITUTION

Quelques innovations heureuses :

— référendum pour les modifications à la Constitution ;

— tentative (très timide et insuffisante) en faveur de l’indépendance de la magistrature ;

― Conseil National consultatif avec pouvoir de proposer des lois ;

— dissolution de l’Assemblée si elle renverse le gouvernement plus de deux ans après les élections ;

— surtout : engagement de fidélité à la Déclaration fondamentale et sanctions en cas de violation. (Mais il faudrait : étendre l’obligation d’engagement bien plus loin qu’il n’est fait ici — définir la violation — et ne pas inclure dans l’engagement la forme républicaine de l’État. Ce n’est pas sur le même plan.)

Tout cela ne va pas très loin…

« La souveraineté réside dans la nation. » De quelque manière qu’on retourne cette phrase, je défie qu’on lui trouve aucun sens. Est-ce une affirmation de fait ? Jamais dans l’histoire connue, ni dans la préhistoire autant qu’on la devine, il n’y a eu de nation souveraine. Veut-on affirmer ce qui est désirable ? Il n’est pas désirable que la nation soit souveraine, mais uniquement la justice. Un mythe hindou dit que Dieu, voulant se manifester, créa la souveraineté. « Mais il ne se manifestait pas. » Il créa les classes sociales inférieures. « Il ne se manifestait toujours pas. » Alors il suscita une forme supérieure, la justice. « La justice est la souveraineté de la souveraineté. C’est pourquoi par la justice le faible atteint celui qui est très puissant, comme par une ordonnance royale. » (C’est quand même plus beau que le langage de 1789 !)

Ce qui est souverain en fait, c’est la force, qui est toujours aux mains d’une petite fraction de la nation. Ce qui doit être souverain, c’est la justice. Toutes les constitutions politiques, républicaines et autres, ont pour unique fin ― si elles sont légitimes ― d’empêcher ou au moins de limiter l’oppression à laquelle la force incline naturellement. Et quand il y a oppression, ce n’est pas la nation qui est opprimée. C’est un homme, et un homme, et un homme. La nation n’existe pas ; comment serait-elle souveraine ? Ces formules vides ont fait trop de mal pour qu’on puisse leur être indulgent.

La souveraineté ne réside pas longtemps dans la nation, puisqu’elle est « déléguée » à une assemblée ! Dès lors la souveraineté réside dans l’Assemblée. L’étrange est qu’il est légitime pour la nation de déléguer sa souveraineté à une Assemblée, mais on interdit à l’Assemblée de la déléguer à son tour. C’est donc qu’on pense que, par un décret éternel et mystérieux de la nature, la souveraineté est un attribut de la profession de parlementaire.

La probité obligerait à rédiger ainsi le début : « La souveraineté politique réside dans une Assemblée nationale élue… », etc.

Il n’y a pas trace ici de cette séparation des pouvoirs sans laquelle, d’après la Déclaration de 1789, il n’y a pas de constitution du tout. Tout le pouvoir appartient à l’Assemblée. Les précautions prises en faveur de la magistrature sont bien peu de chose. D’ailleurs, il est faux que dans le système actuel la magistrature constitue un pouvoir. Il n’y a pas de pouvoir judiciaire. Les juges ne font qu’exécuter automatiquement, avec une marge d’appréciation personnelle en réalité très faible, ce qui leur est ordonné par un mélange informe de textes provenant des rois, des deux Empires, du Parlement, et dénués de toute relation avec l’esprit ou la lettre de la Déclaration de 1789.

La meilleure preuve que le pouvoir judiciaire est inexistant, c’est que Daladier, peu avant la guerre, ait pu le traiter comme il a fait. Ses décrets-lois sur les étrangers prévoyaient qu’un étranger, frappé par la police ou les préfets d’un décret d’expulsion, et n’y obéissant pas (or l’obéissance était en fait impossible), devait être condamné à six mois de prison, sans que le tribunal pût accorder en aucun cas le sursis ni les circonstances atténuantes. Ainsi la police condamnait les gens à six mois de prison, par l’intermédiaire des magistrats réduits à n’être que des appareils enregistreurs. Pas un magistrat n’a protesté ; c’est donc qu’ils se sentaient faits pour ce rôle.

Il ne peut y avoir un pouvoir judiciaire que : 1o si les magistrats reçoivent une formation spirituelle ; 2o si on admet que le jugement en équité, inspiré de la Déclaration fondamentale, est la forme normale de jugement.

Dans ce projet, on ne prévoit d’engagement de fidélité à la Déclaration que pour les fonctions électives ou administratives. Et pourquoi pas pour celle de patron d’usine ? Et de magistrat ? Et de journaliste ? etc. Tout homme qui a le pouvoir de brimer ou de tromper des hommes doit être obligé à prendre l’engagement de ne pas le faire.

Mais pour avoir une autorité suffisante la Déclaration doit être acceptée par plébiscite.

Dans ce projet, la violation de l’engagement pris relativement à elle n’est pas définie. La Haute Cour de Justice politique (pourquoi cet adjectif ?) est mal composée. Elle est nommée par le Président de l’Assemblée. Pourquoi ? Que signifient les mots « représentants de la majorité et de l’opposition » ? C’est introduire la passion politique sous sa forme la plus arbitraire, la moins légitime, à titre officiel, dans ce qui devrait être le siège même de l’impartialité. Si trois hommes sont là en qualité de représentants de la majorité, ils se croiront donc obligés de prononcer en cette qualité, et non pas selon l’unique lumière de leur conscience. Pourquoi mettre trois membres de l’Université ? Avoir trouvé quelque chose au sujet des électrons ou d’un détail de grammaire latine n’est nullement une garantie de jugement, d’équité, de moralité. C’est un des préjugés les plus stupides de notre époque que d’accorder une valeur spirituelle à des réputations fondées sur des travaux étroitement spécialisés, et par suite dénués de toute relation avec la vie spirituelle.

L’Assemblée élit simultanément le premier ministre et le Président de la République. On se demande comment celui-ci représentera « par-delà les variations politiques, les intérêts permanents de la communauté nationale ». Du fait qu’il est élu pour dix ans, il résulte seulement qu’à la fin de son mandat il reflète un état de passion politique périmé depuis dix ans. Il est vrai qu’il est élu aux trois quarts des voix. Il en résultera surtout des marchandages honteux.

Au reste, la différence entre ses pouvoirs et ceux que possédait le Président sous la Troisième République n’est pas suffisante pour modifier la structure du régime.

« Majorité » et « opposition » se trouvent apparemment consacrées comme étant officiellement les rouages essentiels du régime. Cela n’a de sens que dans un système à deux partis tel que le système américain et le système anglais avant l’apparition du Labour Party. Et pour que cela fonctionne, il faut que ces partis s’opposent sans passion, sans fanatisme, sans se réclamer de principes, dans un esprit essentiellement sportif. C’est là un système spécifiquement anglo-saxon, qui d’ailleurs est vicié chaque jour davantage dans les pays anglo-saxons, et qu’il est impossible d’établir en France.

« Majorité » et « opposition » désignent dès lors ceux qui ont voté pour et contre le Premier Ministre. Mais si M. X… croit M. Z… qualifié pour gouverner le pays, et si M. Y… ne le croit pas, s’ensuit-il qu’ils pensent différemment sur la paix et la guerre, les trusts, la condition ouvrière, l’enseignement, etc. ? Si je pense qu’Un Tel n’est pas à la hauteur du rôle de Premier Ministre, m’est-il défendu de changer d’avis après l’avoir vu exercer le pouvoir ? En ce cas devrai-je abandonner les fonctions qu’on m’aura confiées comme représentant de l’opposition ? Ou bien m’accusera-t-on de trahison ?

Ces mots de « majorité » et « opposition » n’ont de sens que si l’élection du Premier Ministre est exclusivement une affaire de partis ; si le chef du parti le plus nombreux d’une coalition victorieuse aux élections est automatiquement désigné (comme ce fut le cas pour Léon Blum).

La mainmise totale des partis sur la vie publique est ce qui nous a fait le plus de mal. Il serait étrange de la consacrer officiellement dans le texte même de la Constitution.

L’intention est de préserver les droits de la minorité. Mais du fait même qu’on cristallise officiellement les notions de majorité et d’opposition, on prépare un régime totalitaire.

Il n’y a qu’un motif légitime de désigner quelqu’un comme membre d’une commission. C’est qu’on pense qu’il a du jugement, des connaissances ou la capacité d’en acquérir, et qu’il désire le bien public et la justice. Tout autre motif est mauvais.

L’intelligence humaine — même chez les plus intelligents — est misérablement au-dessous des grands problèmes de la vie publique. Cependant on s’ingénie à susciter artificiellement des situations qui ne peuvent que l’obscurcir. Avoir à se demander devant un problème politique quelconque : « Quelle est la solution la plus conforme à la raison, à la justice, au bien public », cela exige toute l’attention dont un esprit humain est capable et beaucoup davantage.

Si un homme doit se demander en plus : « Quelle obligation m’impose, relativement à l’attitude à prendre en face de ce problème, ma qualité de représentant de la majorité (ou de l’opposition) », il est perdu. Par la nature des choses, un même esprit ne peut pas en même temps se poser vraiment les deux questions. S’il se pose la seconde, il ne se posera que la seconde.

Des hommes uniquement soucieux du bien public peuvent être ou n’être pas capables de l’assurer. Mais en revanche il est tout à fait certain que là où personne n’a l’attention fixée sur le bien public il ne s’accomplira rien de conforme au bien public.

La conformité au bien public n’est assurée par aucun mécanisme. Une préoccupation intense et exclusive du bien public en est la condition absolument indispensable. Une Constitution est uniquement destinée à combiner les dispositions les plus propres à amener au pouvoir des hommes soucieux du bien public.

Si un pays est conduit à sa perte, on se demande quel réconfort il y a pour lui à y être conduit par les voies les plus rigoureusement parlementaires.

Une Constitution qui donne une existence officielle à la majorité et à l’opposition met par elle-même obstacle à ce que le souci du bien public soit un mobile de l’action politique.

Bien plus, l’opposition, d’après ce texte, doit avoir un chef, qui a seul le pouvoir de déposer une motion de censure !… Dès lors, si le gouvernement se concilie cet homme, il peut faire tout ce qu’il veut.

Un résultat paradoxal est que le gouvernement peut impunément aller à l’encontre des vues de sa propre majorité. Il est bon, certes, qu’il ne soit pas esclave de sa propre majorité, mais c’est aller un peu loin que de l’encourager à gouverner contre elle !

L’Assemblée siégerait en tout entre un mois et deux mois par an. C’est singulier pour l’organisme dépositaire de la souveraineté. Il est évident que dans ces conditions les séances ne seront qu’une façade, et que le jeu politique s’accomplira en réalité tout le long de l’année, clandestinement, dans les partis.

Il y a les commissions, il est vrai, qui apparemment siègent toute l’année. Mais il n’y a entre elles aucune liaison officielle. Il y aura le lien clandestin des partis.

Le gouvernement a le monopole de l’initiative en matière de lois (bien que les commissions et le Conseil National consultatif puissent lui soumettre des projets). L’Assemblée ne peut qu’accepter telles quelles ou rejeter les lois qui lui sont présentées. Autrement dit, le gouvernement exerce le pouvoir législatif, avec droit de veto de la part de l’Assemblée. Singulier renversement !

(On ne voit pas bien quel pouvoir donne à la section de législation du Conseil d’État — organisme irresponsable — la tâche de « rédiger définitivement » les projets de lois.)

Il est vrai qu’on ne fait plus aujourd’hui aucune distinction entre la législation et l’activité gouvernementale.

En conclusion, la Constitution esquissée ici semble moins bonne que celle de 1875 — ce qui est beaucoup dire.

Il y manque un effort d’invention.

On ne s’en tirera pas sans s’imposer d’abord l’effort de penser ce que sont le pouvoir judiciaire, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif (cet ordre est celui de leur hiérarchie véritable), de quelle coordination ils sont susceptibles, quel mode de désignation et de contrôle convient à chacun.

Au lieu de « La souveraineté politique réside dans la nation » je proposerais « La légitimité est constituée par le libre consentement du peuple à l’ensemble des autorités auxquelles il est soumis ». Cela au moins, il me semble, veut dire quelque chose.