Écrits de Londres et dernières lettres/Écrits de Londres/04

ÉTUDE POUR UNE DÉCLARATION
DES OBLIGATIONS ENVERS L’ÊTRE HUMAIN

PROFESSION DE FOI

Il est une réalité située hors du monde, c’est-à-dire hors de l’espace et du temps, hors de l’univers mental de l’homme, hors de tout le domaine que les facultés humaines peuvent atteindre.

À cette réalité répond au centre du cœur de l’homme cette exigence d’un bien absolu qui y habite toujours et ne trouve jamais aucun objet en ce monde.

Elle est aussi rendue manifeste ici-bas par les absurdités, les contradictions insolubles, auxquelles se heurte toujours la pensée humaine quand elle se meut seulement en ce monde.

De même que la réalité de ce monde-ci est l’unique fondement des faits, de même l’autre réalité est l’unique fondement du bien.

C’est d’elle uniquement que descend en ce monde tout le bien susceptible d’y exister, toute beauté, toute vérité, toute justice, toute légitimité, tout ordre, toute subordination de la conduite humaine à des obligations.

L’unique intermédiaire par lequel le bien puisse descendre de chez elle au milieu des hommes, ce sont ceux qui parmi les hommes ont leur attention et leur amour tournés vers elle.

Quoiqu’elle se trouve hors de l’atteinte de toutes les facultés humaines, l’homme a le pouvoir de tourner vers elle son attention et son amour.

Rien jamais ne peut autoriser à supposer d’un homme, quel qu’il puisse être, qu’il est privé de ce pouvoir.

Ce pouvoir n’est quelque chose de réel ici-bas qu’autant qu’il s’exerce. L’unique condition pour qu’il s’exerce, c’est le consentement.

Ce consentement peut être formulé. Il peut ne pas l’être, même intérieurement, ne pas apparaître clairement à la conscience, quoiqu’il ait réellement lieu dans l’âme. Souvent il n’a pas lieu en fait, quoiqu’il soit exprimé dans le langage. Formulé ou non, la condition unique et suffisante, c’est qu’en fait il ait lieu.

À quiconque en fait consent à orienter son attention et son amour hors du monde, vers la réalité située au-delà de toutes les facultés humaines, il est donné d’y réussir. En ce cas, tôt ou tard, il descend sur lui du bien qui à travers lui rayonne autour de lui.

L’exigence de bien absolu habitant au centre du cœur et le pouvoir, quoique virtuel, d’orienter l’attention et l’amour hors du monde et d’en recevoir du bien, constituent ensemble un lien qui attache à l’autre réalité tout homme sans exception.

Quiconque reconnaît cette autre réalité reconnaît aussi ce lien. À cause de lui, il tient tout être humain sans aucune exception pour quelque chose de sacré à quoi il est tenu de témoigner du respect.

Il n’est pas d’autre mobile possible au respect universel de tous les êtres humains. Quelle que soit la formule de croyance ou d’incroyance qu’il ait plu à un homme de choisir, celui dont le cœur incline à pratiquer ce respect reconnaît en fait une réalité autre que celle de ce monde. Celui à qui ce respect est en fait étranger, à celui-là l’autre réalité aussi est étrangère.

La réalité de ce monde-ci est composée de différences. Des objets inégaux y sollicitent inégalement l’attention. Un certain jeu de circonstances ou un certain attrait proposent la personne de quelques êtres humains à l’attention. Par l’effet de circonstances différentes et d’un certain manque d’attrait, d’autres êtres demeurent anonymes. Ils échappent à l’attention, ou, si elle est dirigée sur eux, elle ne distingue que des éléments d’une collectivité.

L’attention qui habite entièrement ce monde est entièrement soumise à l’effet de ces inégalités, et peut d’autant moins y être soustraite qu’elle ne le discerne pas.

Parmi les inégalités de fait, le respect ne peut être égal envers tous que s’il porte sur quelque chose d’identique en tous. Les hommes sont différents dans toutes les relations qui les lient à des choses situées en ce monde, sans aucune exception. Il n’y a d’identique en eux tous que la présence d’un lien avec l’autre réalité.

Tous les êtres humains sont absolument identiques pour autant qu’ils peuvent être conçus comme constitués par une exigence centrale de bien autour de laquelle est disposée de la matière psychique et charnelle.

L’attention orientée en fait hors du monde a seule contact en fait avec la structure essentielle de la nature humaine. Seule elle possède une faculté toujours identique de projeter de la lumière sur un être humain quel qu’il soit.

Quiconque a cette faculté a aussi l’attention orientée en fait hors du monde, qu’il s’en rende compte ou non.

Le lien qui attache l’être humain à l’autre réalité est comme elle hors de l’atteinte de toutes les facultés humaines. Le respect qu’il fait ressentir dès qu’il est reconnu ne peut pas lui être témoigné.

Ce respect ne peut trouver ici-bas aucune espèce d’expression directe. S’il n’est pas exprimé, il n’a pas d’existence. Il y a pour lui une possibilité d’expression indirecte.

Le respect inspiré par le lien de l’homme avec la réalité étrangère à ce monde se témoigne à la partie de l’homme située dans la réalité de ce monde.

La réalité de ce monde est la nécessité. La partie de l’homme qui y est située est la partie abandonnée à la nécessité et soumise à la misère du besoin.

Il existe pour le respect ressenti envers l’être humain une seule possibilité d’expression indirecte, qui est fournie par les besoins des hommes en ce monde-ci, les besoins terrestres de l’âme et du corps.

Elle est fondée sur une liaison établie dans la nature humaine entre l’exigence de bien qui est l’essence même de l’homme et la sensibilité. Rien n’autorise jamais à croire d’aucun homme qu’en lui cette liaison n’existe pas.

Par elle, lorsque, du fait des actes ou des omissions des autres hommes, la vie d’un homme est détruite ou mutilée par une blessure ou une privation de l’âme ou du corps, ce n’est pas en lui la sensibilité seule qui subit le coup, mais aussi l’aspiration au bien. Il y a alors eu sacrilège envers ce que l’homme enferme de sacré.

La sensibilité peut au contraire être seule en jeu, si un homme subit une privation ou une blessure par le seul mécanisme des forces naturelles, ou s’il se rend compte que ceux qui semblent la lui infliger, loin de lui vouloir aucun mal, obéissent uniquement à une nécessité reconnue par lui-même.

La possibilité d’expression indirecte du respect envers l’être humain est le fondement de l’obligation. L’obligation a pour objet les besoins terrestres de l’âme et du corps des êtres humains quels qu’ils soient. À chaque besoin répond une obligation. À chaque obligation correspond un besoin. Il n’est pas d’autre espèce d’obligation relative aux choses humaines.

Si l’on croit en apercevoir d’autres, ou elles sont mensongères, ou c’est par erreur qu’elles ne sont pas classées dans cette espèce.

Quiconque a son attention et son amour tournés en fait vers la réalité étrangère au monde reconnaît en même temps qu’il est tenu, dans la vie publique et privée, par l’unique et perpétuelle obligation de remédier, dans l’ordre de ses responsabilités et dans la mesure de son pouvoir, à toutes les privations de l’âme et du corps susceptibles de détruire ou de mutiler la vie terrestre d’un être humain quel qu’il soit.

La limite répondant aux bornes du pouvoir et à l’ordre des responsabilités n’est légitime que si le possible a été accompli pour porter la nécessité qui l’impose à la connaissance de ceux qui en subissent les conséquences, sans aucun mensonge et de manière telle qu’ils puissent consentir à la reconnaître.

Aucun concours de circonstances ne soustrait jamais personne à cette obligation universelle. Les circonstances qui semblent en dispenser à l’égard d’un homme ou d’une catégorie d’hommes ne l’imposent que plus impérieusement.

La pensée de cette obligation circule parmi tous les hommes sous des formes très différentes et avec des degrés de clarté très inégaux. Les hommes inclinent plus ou moins fortement soit à consentir, soit à refuser de l’adopter comme règle de leur conduite.

Le consentement est le plus souvent mêlé de mensonge. Quand il est sans mensonge, la pratique n’est pas sans défaillance. Le refus fait tomber dans le crime.

La proportion de bien et de mal dans une société dépend d’une part de celle du consentement et du refus, d’autre part de la distribution du pouvoir entre ceux qui consentent et ceux qui refusent.

Tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, laissé aux mains d’un homme qui n’a pas accordé à cette obligation un consentement éclairé, total et sans mensonge, est un pouvoir mal placé.

De la part d’un homme qui a choisi le refus, l’exercice d’une fonction, grande ou petite, publique ou privée, livrant entre ses mains des destinées humaines, constitue en lui-même une activité criminelle. Sont complices tous ceux qui, connaissant sa pensée, l’autorisent à exercer cette fonction.

Un État dont la doctrine officielle constitue tout entière une provocation à ce crime s’est placé lui-même tout entier dans le crime. Il ne lui reste aucune trace de légitimité.

Un État qui ne s’appuie pas sur une doctrine dirigée avant tout contre toutes les formes de ce crime ne possède pas la plénitude de la légitimité.

À un système de lois où rien n’est prévu pour empêcher ce crime, il manque l’essence de la loi. Un système de lois prévoyant des mesures pour empêcher certaines formes de ce crime mais non pas d’autres ne possède qu’en partie le caractère de loi.

Un gouvernement dont les membres commettent ce crime ou l’autorisent au-dessous d’eux est traître à sa fonction.

N’importe quelle espèce de collectivité, d’institution, de mode de vie collective dont le fonctionnement normal implique ou amène la pratique de ce crime est par là frappée d’illégitimité, et sujette à réforme ou à suppression.

Un homme se rend complice de ce crime si, ayant une part grande, petite ou minime dans l’orientation de l’opinion publique, il s’abstient de le blâmer chaque fois qu’il en a connaissance, ou s’il refuse parfois d’en prendre connaissance pour ne pas avoir à le blâmer.

Un pays n’est pas innocent de ce crime si l’opinion publique, étant libre de s’y exprimer, n’en blâme pas la pratique courante, ou si, la liberté d’expression étant supprimée, les opinions qui circulent clandestinement ne contiennent pas ce blâme.

L’objet de la vie publique consiste à mettre dans la plus grande mesure possible toutes les formes de pouvoir aux mains de ceux qui consentent en fait à être liés par l’obligation dont chaque homme est tenu envers tous les êtres humains, et qui en possèdent la connaissance.

La loi est l’ensemble des dispositions permanentes susceptibles d’avoir cet effet.

La connaissance de l’obligation est double. Elle comprend la connaissance du principe et la connaissance de l’application.

Le domaine de l’application étant constitué par les besoins humains en ce monde, il incombe à l’intelligence de concevoir la notion de besoin, et de discerner, distinguer et énumérer, avec toute l’exactitude dont elle est capable, les besoins terrestres de l’âme et du corps.

Cette étude est toujours susceptible de révision.


EXPOSÉ DES OBLIGATIONS

Pour concevoir concrètement l’obligation envers les êtres humains et la subdiviser en plusieurs obligations, il suffit de concevoir les besoins terrestres du corps et de l’âme humaine. Chaque besoin est l’objet d’une obligation.

Les besoins d’un être humain sont sacrés. Leur satisfaction ne peut être subordonnée ni à la raison d’État, ni à aucune considération soit d’argent, soit de nationalité, soit de race, soit de couleur, ni à la valeur morale ou autre attribuée à la personne considérée, ni à aucune condition quelle qu’elle soit.

La seule limite légitime à la satisfaction des besoins d’un être humain déterminé est celle qu’assignent la nécessité et les besoins des autres êtres humains. La limite n’est légitime que si les besoins de tous les êtres humains reçoivent le même degré d’attention.

L’obligation fondamentale envers les êtres humains se subdivise en plusieurs obligations concrètes par l’énumération des besoins essentiels de la créature humaine. Chaque besoin est l’objet d’une obligation. Chaque obligation a pour objet un besoin.

Il s’agit seulement des besoins terrestres, car l’homme ne peut satisfaire que ceux-là. Il s’agit des besoins de l’âme autant que de ceux du corps. L’âme a des besoins, et, quand ils ne sont pas satisfaits, elle est dans un état analogue à l’état d’un corps affamé et mutilé.

Le corps humain a surtout besoin de nourriture, de chaleur, de sommeil, d’hygiène, de repos, d’exercice, d’air pur.

Les besoins de l’âme peuvent la plupart être rangés en couples d’opposés qui s’équilibrent et se complètent.

L’âme humaine a besoin d’égalité et de hiérarchie.

L’égalité est la reconnaissance publique, exprimée efficacement dans les institutions et les mœurs, du principe qu’un degré d’attention égal est dû aux besoins de tous les êtres humains. La hiérarchie est l’échelle des responsabilités. Comme l’attention incline à se porter et à s’attarder en haut, des dispositions spéciales sont nécessaires pour rendre compatibles en fait l’égalité et la hiérarchie.

L’âme humaine a besoin d’obéissance consentie et de liberté.

L’obéissance consentie est celle qu’on accorde à une autorité parce qu’on estime qu’elle est légitime. Elle n’est pas possible à l’égard d’un pouvoir politique établi par conquête ou coup d’État, ni à l’égard d’un pouvoir économique fondé sur l’argent. La liberté est le pouvoir du choix à l’intérieur de la marge laissée par la contrainte directe des forces de la nature et par l’autorité acceptée comme légitime. La marge doit être assez grande pour que la liberté ne soit pas une fiction, mais étendue seulement aux choses innocentes, sans que jamais certaines formes de crime soient rendues licites.

L’âme humaine a besoin de vérité et de liberté d’expression.

Le besoin de vérité exige que tous aient accès à la culture de l’esprit sans avoir à être ni matériellement ni moralement transplantés. Il exige que ne s’exerce jamais dans le domaine de la pensée aucune pression matérielle ou morale procédant d’un souci autre que le souci exclusif de la vérité ; ce qui implique l’interdiction absolue de toute propagande sans exception. Il exige la protection contre l’erreur et le mensonge, ce qui transforme en faute punissable toute fausseté matérielle, évitable, affirmée publiquement. Il exige une protection de la santé publique contre les poisons dans le domaine de la pensée.

Mais l’intelligence a besoin pour s’exercer de pouvoir s’exprimer sans qu’aucune autorité la limite. Il faut donc un domaine de la recherche intellectuelle pure, qui soit distinct, mais accessible à tous, et où aucune autorité n’intervienne.

L’âme humaine a besoin, d’une part de solitude et d’intimité, d’autre part de vie sociale.

L’âme humaine a besoin de propriété personnelle et collective.

La propriété personnelle n’est jamais constituée par la possession d’une somme d’argent, mais par l’appropriation d’objets concrets, tels que maison, champ, meubles, outils, que l’âme regarde comme un prolongement d’elle-même et du corps. La justice exige que la propriété personnelle, ainsi comprise, soit inaliénable comme la liberté.

La propriété collective n’est pas définie par un titre juridique, mais par le sentiment d’un milieu humain qui regarde certains objets matériels comme un prolongement et une cristallisation de lui-même. Ce sentiment n’est rendu possible que par certaines conditions objectives.

L’existence d’une classe sociale définie par le manque de propriété personnelle et collective est aussi honteuse que l’esclavage.

L’âme humaine a besoin de châtiment et d’honneur.

Tout être humain qu’un crime a mis hors du bien a besoin d’être réintégré dans le bien au moyen de la douleur. La douleur doit être infligée en vue d’amener l’âme à reconnaître un jour librement qu’elle a été infligée avec justice. Cette réintégration dans le bien est le châtiment. Tout être humain innocent, ou qui a fini d’expier, a besoin que son honorabilité soit reconnue comme étant égale à celle de tout autre.

L’âme humaine a besoin de participation disciplinée à une tâche commune d’utilité publique, et elle a besoin d’initiative personnelle dans cette participation.

L’âme humaine a besoin de sécurité et de risque. La peur de la violence, de la faim, ou de tout autre mal extrême, est une maladie de l’âme. L’ennui causé par l’absence de tout risque est aussi une maladie de l’âme.

L’âme humaine a besoin par-dessus tout d’être enracinée dans plusieurs milieux naturels et de communiquer avec l’univers à travers eux.

La patrie, les milieux définis par la langue, par la culture, par un passé historique commun, la profession, la localité, sont des exemples de milieux naturels.

Est criminel tout ce qui a pour effet de déraciner un être humain ou d’empêcher qu’il ne prenne racine.

Le critère permettant de reconnaître que quelque part les besoins des êtres humains sont satisfaits, c’est un épanouissement de fraternité, de joie, de beauté, de bonheur. Là où il y a repliement sur soi, tristesse, laideur, il y a des privations à guérir.


APPLICATION PRATIQUE

Pour que cette Déclaration devienne l’inspiration pratique de la vie du pays, la première condition est qu’elle soit adoptée dans cette intention par le peuple.

La seconde condition est que quiconque exerce ou désire exercer un pouvoir de n’importe quelle nature — politique, administratif, judiciaire, économique, technique, spirituel ou autre — soit tenu de s’engager à la prendre comme règle pratique de sa conduite.

Dans ce cas le caractère égal et universel de l’obligation est dans une certaine mesure modifié par les responsabilités particulières impliquées par un pouvoir particulier. C’est pourquoi il faudrait ajouter à la formule de l’engagement : « … en faisant plus spécialement attention aux besoins des êtres humains qui dépendent de moi ».

La violation d’un tel engagement, soit en parole, soit en fait, doit être en principe toujours punissable. Mais l’apparition d’institutions et de mœurs permettant de la punir dans la plupart des cas demande plusieurs générations.

L’assentiment à cette déclaration implique un effort continuel pour faire apparaître le plus rapidement possible ces institutions et ces mœurs.