Écrits de Londres et dernières lettres/Écrits de Londres/03

LÉGITIMITÉ
DU GOUVERNEMENT PROVISOIRE

La légitimité est un de ces beaux mots auxquels l’esprit humain est impuissant à joindre aucune conception, mais qui, comme mots, ont une vertu infiniment plus grande qu’aucune conception humaine.

Si on essaie de définir un de ces mots par une conception humaine, il perd toute sa vertu et devient cause du mal.

Vérité, justice, sont de tels mots. Dieu est le premier de tous. Ces mots sont vivants. « La parole de Dieu est vivante, et agissante, et tranchante par-dessus tout glaive à double tranchant, et discrimine les pensées et les sentiments du cœur. »

Sans pouvoir répondre à la question de Ponce-Pilate : « Qu’est-ce que la vérité ? » on doit être absolument certain qu’on préfère la vérité, quelle qu’elle puisse être, au faux, quel qu’il puisse être. Quand on a fait ce choix à l’égard de toutes choses, sans aucune exception, inconditionnellement, définitivement, sans retour, pour l’éternité, la pensée s’approche davantage de la vérité à chaque effort d’attention. Cela est tout à fait certain.

Si au contraire on assimile la vérité à un système tout établi d’opinions, comme fait la notion catholique d’orthodoxie, dont l’Inquisition est la conséquence directe, on se précipite soi-même dans les ténèbres. Il en est ainsi quel que soit le système d’opinions choisi.

Il en est exactement ainsi de la légitimité. Ce beau mot a une vertu merveilleuse par le pouvoir qu’il possède d’orienter l’intention, le désir, le vouloir. Il produit du mal si on veut le définir par une conception humaine, par des formes de gouvernement.

Un roi peut être légitime. Un chef de gouvernement parlementaire peut l’être. Un roi peut être illégitime ; un chef de gouvernement parlementaire peut l’être aussi, les formes les plus régulières eussent-elles été observées.

Un chef d’État gouverne légitimement un pays s’il désire par-dessus toute autre chose être chef légitime, et si la presque totalité du peuple le regarde comme étant un chef légitime et sent qu’il désire le demeurer.

Les formes des institutions politiques ont d’abord pour fin de permettre au chef et au peuple d’exprimer leurs sentiments. Elles sont l’analogue des lettres d’amour, des échanges d’anneaux et d’autres souvenirs chez les amants. Il y a des milieux où une femme ne se croirait pas vraiment mariée si elle ne portait pas une alliance en or. Ce n’est pourtant pas l’alliance qui constitue l’union conjugale. Et néanmoins, il faut que les femmes qui ont cet état d’esprit portent une alliance.

Les institutions politiques constituent essentiellement un langage symbolique. Un langage n’est jamais une chose arbitraire, une convention ; loin de là, cela pousse comme une plante.

Ce qui rend aujourd’hui le problème français si angoissant, c’est qu’il n’y a aucun langage susceptible de parler au cœur des Français.

Le sentiment de légitimité n’a jamais été fort chez eux. La royauté a cessé d’être légitime à la fin du xive siècle. La Constituante a été suivie immédiatement par la guerre et la dictature de la Terreur. Puis il n’y a eu qu’une succession d’usurpations. La Troisième République, née dans les répugnants charniers de mai 1871, ne pouvait avoir qu’un éclat de légitimité bien faible. Ce qu’elle en avait a disparu.

Après 1937, non seulement le régime s’est écarté en fait de la légalité — cela importerait peu, car le gouvernement anglais s’en écarte aussi, et jamais Premier Ministre anglais n’a été plus légitime que Winston Churchill — mais le sentiment de légitimité s’est peu à peu éteint. Presque aucun Français n’approuvait les usurpations de Daladier. Presque aucun Français ne s’indignait contre elles. C’est le sentiment de la légitimité qui fait qu’on s’indigne de l’usurpation.

On s’est seulement mis à dire d’un air morne : « Qu’importe ce qui peut arriver ? Nous n’avons rien à perdre. » Les gens ne le disaient pas seulement. Ils le pensaient. Ils l’ont montré en juin 1940 et pendant les semaines qui ont suivi.

Juin 1940 n’a pas été le complot d’une fausse élite. Ce fut une défaillance, une abdication de l’ensemble de la nation.

En juillet eut lieu à Vichy la comédie sinistre qui mit fin à la Troisième République, sans que l’abolition du régime causât aucune ombre de regret, de douleur ou de colère au cœur des Français, hors les cercles minuscules de ceux qui étaient professionnellement attachés aux institutions détruites.

On ne s’intéressait pas non plus à la succession. On était totalement indifférent. Plus tard seulement la légende de Pétain a pris un peu de vie.

Ainsi la légitimité n’est pas un trésor qui ait été volé à la nation française, soit par l’ennemi, soit par un complot organisé à l’intérieur. Le peuple français dans son ensemble, depuis les élites jusqu’aux foules laborieuses, a ouvert la main et a laissé le trésor tomber au sol, sans même baisser les yeux pour voir où il roulait. Les passants le heurtaient du pied.

Dans ces conditions, en quoi consiste la relation du général de Gaulle avec la légitimité ?

En ceci. Le trésor étant par terre, méprisé de tous, il l’a ramassé, rangé, et a fait savoir publiquement qu’il s’en constituait le gardien jusqu’au jour où le propriétaire serait en état de le réclamer.

Ce rôle de dépositaire, personne, sur le moment ni par la suite, ne le lui a contesté, hors des hommes coupables d’intelligences avec l’ennemi et dont les paroles, de ce fait, ne comptent pas. En pareil cas, la non-contestation est une confirmation.

Si un homme recueille un enfant dont le père est prisonnier et la mère déportée en Allemagne ; s’il fait savoir dans les journaux qu’il a l’intention de faire vivre l’enfant chez lui jusqu’à ce que les parents viennent le chercher ; si pendant plusieurs années aucun proche ou ami de la famille ne proteste ; si l’enfant est bien traité : il est juste que cet homme ait provisoirement la tutelle de l’enfant. Il serait stupide et criminel de lui enlever l’enfant pour le mettre à l’Assistance publique.

C’est le sentiment instinctif de cette situation qui a provoqué en France des déclarations en faveur de de Gaulle. Ces déclarations reconnaissent une certaine espèce de légitimité objective. Elles ne la fondent pas. Elles seraient par elles-mêmes impuissantes à fonder aucune légitimité. Les mouvements de résistance n’ont aucunement qualité pour donner un chef à la France. Les Français venus de France à Londres, de quelque manière qu’ils aient été mandatés, n’ont pas qualité pour conférer un surcroît de légitimité au général de Gaulle.

Notre mouvement ne peut trouver de vie que dans et par la vérité. Le mensonge, l’erreur lui sont mortels. La vérité est simple et peut être formulée en quelques mots.

La nation française ayant, en été 1940, abandonné tout souci de légitimité, le général de Gaulle a ramassé la légitimité jetée au rebut et s’en est constitué le dépositaire. Il l’a fait de sa propre initiative. Cette initiative n’a pas été contestée. Cette initiative non contestée fait de lui le dépositaire réel de la légitimité française jusqu’à ce que la nation soit en état de la lui réclamer.

Quand sera-t-elle en état de la faire ?

Non pas au moment de la libération du territoire. Non plus au moment où, techniquement, on pourra faire des élections. L’admettre serait une grave, une fatale erreur.

Ce serait admissible s’il s’agissait de continuer un régime interrompu quelques années par l’action de l’ennemi. Il s’agit de tout autre chose. Le pays a abandonné un régime qui ne lui inspirait plus la moindre parcelle d’attachement. Il a passé par une sorte de mort. Il aura une vie nouvelle à inventer.

Les pointes de sentimentalité tardivement apparues à l’égard d’une époque où il y avait du pain, du beurre, du vin et du tabac doivent être comptées exactement pour rien.

Ce n’est pas n’importe quelle Assemblée qui devra être élue. Ce devra être une Constituante. Il y a eu une fois en France une Assemblée Constituante ; à savoir en 1789. On ne peut pas compter l’avortement de 1848 ni la « République sans républicains » de 1875 comme des créations constitutionnelles.

L’assemblée de 1789 a pour ainsi dire poussé comme une plante au milieu d’une fièvre de pensée qui secoua la France entière pendant des mois. Il pullula des cercles de libre discussion. La rédaction des Cahiers de revendications leur donnait une raison d’être. Aucune discipline de parti, aucune propagande n’apportait son poison. Quantité de gens cherchaient réellement la justice et la vérité. Ce fut un jaillissement de vraie pensée.

Ce jaillissement eut pour fruit naturel l’Assemblée. Elle conserva pendant des mois, pour l’invention d’une Constitution, l’inspiration dont elle procédait.

Qui sait ce qui en aurait résulté si le pays ne s’était jeté en 1792 dans la folie criminelle de la guerre ? Les écoles centrales, si différentes des lycées fabriqués par l’Empire, et tellement supérieures, montrent de quoi le génie créateur de la France était alors capable.

Nous n’aurons une Assemblée Constituante après le départ de l’ennemi que si, bien des mois avant qu’elle soit désignée, le peuple de France, dans son ensemble, s’est mis à penser. Et si les élus sont ceux qui ont été remarqués au cours d’un long effort de coopération dans la pensée, et non pas des hommes qui se sont imposés à l’attention publique par une publicité dégradante.

Il n’en résulterait pas que les élus seraient tous des intellectuels. Quand il s’agit de penser la justice, l’intelligence d’un ouvrier ou d’un paysan est mieux outillée que celle d’un normalien, d’un polytechnicien ou d’un élève des Sciences politiques.

Il faut seulement que le choix des élus se fasse sous la poussée d’un effort universel pour inventer une nouvelle France, et qu’une fois élus ce même effort, dont ils auront été imprégnés, constitue leur inspiration.

Si au lieu de cela le peuple se borne à choisir des hommes parmi ceux qui cherchent par des campagnes publicitaires à s’imposer à ses préférences, comme c’était naguère le cas, il n’y aura pas d’Assemblée Constituante. Il y aura une assemblée ; elle pourra étiqueter Constitution un ensemble de textes qu’elle aura votés ; mais le régime ainsi commencé ne sera pas légitime.

Quoi que prétende une fiction commode, la souveraineté ne se délègue pas. Si le peuple n’exerce pas la sienne à travers ses représentants — et cela dépend bien plus des liens affectifs entre électeurs et élus que des modalités du scrutin — il n’est pas représenté du tout, et l’ensemble du pouvoir politique est usurpé.

La France ne peut être regardée à juste titre comme capable de reprendre en main la légitimité perdue que lorsqu’elle sera plus ou moins capable de ce genre d’élections constituantes. Le malheur récent est un excitant pour la pensée, et par suite cette capacité sera au plus haut point assez peu de temps après la libération ; pourtant il faut aussi un certain degré de calme, d’équilibre, de sérénité.

Deux ou trois ans, cela semble un délai raisonnable.

Pendant ces deux ans — en admettant que ce chiffre soit bon — il convient que le dépositaire de la légitimité la garde en dépôt. Mais il devra gouverner. Il sera forcé de prendre aussitôt des mesures économiques dont dépendra peut-être la destinée du pays pour des siècles. Le problème des colonies se posera peut-être tout de suite. Et à coup sûr la vie ou la mort d’un grand nombre de Français, suspects d’avoir servi l’ennemi, dépendront entièrement de sa décision.

Qu’est-ce qui pourra le soutenir dans ces responsabilités ? Qu’est-ce qui pourra persuader les Français de consentir à les lui laisser ? L’initiative originelle par laquelle il a pris la légitimité en dépôt ne suffira plus.

Il possédera un degré supplémentaire de légitimité si de plus en plus, pendant la période qui aura précédé la libération du territoire, le peuple français lui a librement obéi. Obéi d’une manière effective. Les déclarations reconnaissant son autorité, ce sont des paroles, ce n’est pas de l’obéissance en acte. La lutte contre les Allemands n’est pas non plus obéissance envers lui ; ce n’est pas son autorité qui y pousse les Français, c’est la haine qu’excitent les Allemands. Son autorité peut s’exercer sur l’inspiration, la direction, les modalités de cette lutte. Mais c’est son autorité personnelle et celle des membres du Comité National seulement, nullement l’autorité des bureaux techniques, qui entre en ligne de compte relativement à la légitimité.

Les moyens matériels d’exercer une autorité en France se trouvant tous aux mains des Anglais, toutes les fois qu’on proclame la légitimité du général de Gaulle sur un ton qui, en fait, cause de l’irritation parmi les Anglais, on diminue en fait cette légitimité même qu’on proclame.

Mais en supposant les relations entre le Comité National et la France aussi satisfaisantes que possible, le gouvernement provisoire, constitué sur le territoire nouvellement libéré, sera quand même infiniment loin de posséder un degré de légitimité qui réponde aux responsabilités effroyables auxquelles il ne pourra se soustraire.

Une représentation nationale provisoire n’y apporterait aucun remède, car elle-même n’enfermerait aucune légitimité.

Aussi longtemps que la Constitution de 1875 a été plus ou moins reconnue par le peuple français comme la norme de la légitimité, le Parlement élu était légitime ; il l’était non du fait qu’il était élu, mais par la conformité avec la Constitution. Le régime de 1875 étant un cadavre, toute légitimité a disparu des institutions qu’il enfermait, y compris le scrutin. Il n’y a dans un scrutin aucune vertu intrinsèque de légitimité.

Peut-on sérieusement croire qu’une cohue d’hommes hâtivement désignés par des populations à moitié folles de malheur et d’espérance décideraient légitimement l’orientation économique et sociale du pays pour un très long avenir, la structure de l’Empire, la vie et la mort d’une foule de Français ?

Si une assemblée provisoire est sans légitimité ; si un gouvernement provisoire en est lui aussi très dénué ; les deux ensemble en auront moins que chacun séparément. Cela peut surprendre un arithméticien, mais c’est ainsi.

Le gouvernement provisoire devra chercher la légitimité ailleurs.

Toutes les forces visibles de légitimité ayant péri, elle ne peut être que puisée à la source.

Il faut en penser complètement la notion. Penser les notions fondamentales, comme si c’étaient des choses nouvelles, est une nécessité sans doute pénible, mais à laquelle aujourd’hui nous ne pouvons nous soustraire sous peine de catastrophe.


Si celui qui gouverne a pour mobile le souci de la justice et du bien public, si le peuple a l’assurance qu’il en est ainsi et des motifs raisonnables d’être assuré que cela continuera, si le chef ne désire conserver le pouvoir qu’autant que le peuple conserve cette assurance, il y a gouvernement légitime.

Il s’agit là, bien entendu, d’une limite.

Les systèmes politiques qui définissent une légitimité sont tous composés d’un double mécanisme. L’un est destiné à mettre celui ou ceux qui détiennent le pouvoir dans l’état d’attachement à la légitimité. L’autre est un mécanisme pénal fait pour empêcher par la crainte ou réprimer par le châtiment tout écart relativement à la légitimité. Si ce double mécanisme fonctionne efficacement, l’assurance du peuple est raisonnablement fondée.

Pour les rois, l’éducation, le sacre, l’étiquette et le cérémonial répondent à la première fin. La pénalité en cas de manquement est fournie par la continuité même de la dynastie. Un roi sait que son règne demeurera dans la mémoire du peuple, que les auteurs des chroniques le jugeront, que ses fils, petits-fils, et ainsi de suite, seront, selon le cas, fiers ou honteux de lui. La postérité est pour lui une réalité aussi concrète que pour un poète classique.

En fait, dans le système monarchiste, le double mécanisme fonctionne très imparfaitement. Il est facilement enrayé, et, une fois enrayé, est le plus souvent impossible à réparer.

Dans le régime parlementaire, le scrutin répond à la première fin. La vertu n’en réside pas dans le fait même du choix ― qui s’opère à peu près au hasard ― mais dans le sentiment qui en résulte chez l’élu, d’avoir été choisi et d’avoir en conséquence des obligations. De même pour le président du Conseil, choisi, en somme, par les Assemblées.

Le mécanisme pénal était constitué, pour les élus, par la durée limitée du mandat, pour le président du Conseil par la responsabilité devant les Chambres. Le chef du gouvernement et le député qui abusaient de leur fonction pouvaient craindre, l’un d’être renversé, l’autre de n’être pas réélu.

En fait, depuis longtemps, aucun des deux mécanismes ne fonctionnait plus. Il n’y a pas de légitimité sans dignité, et l’usage des méthodes inventées par la publicité commerciale faisait de la campagne électorale une espèce de prostitution. Les élections apparaissaient comme une farce où tout se combinait pour communiquer l’impression de l’illégitimité aux électeurs comme aux élus. De même pour les marchandages parlementaires qui précédaient la formation d’un gouvernement.

Les fonctions de parlementaire, de ministre, de président du Conseil étaient en fait des professions, et le nombre des professionnels ne dépassait pas de très loin celui des places disponibles. Les intéressés veillaient à ce qu’il en fût ainsi. Ce fait avait tout à fait arrêté le mécanisme pénal. Tout président du Conseil ou ministre renversé, tout député sortant non réélu, avait des chances sérieuses de reparaître triomphalement, un jour prochain, sur la scène politique, même s’il y avait eu scandale.

Mais même si le double mécanisme du système avait pleinement fonctionné, il était très insuffisant. La pénalité était ridicule par rapport aux fautes possibles.

Sans doute il y a aussi dans le code des peines prévues pour forfaiture, trafic d’influence ou trahison. Mais il n’y en a aucune pour l’injustice et l’inhumanité.

S’il avait plu, par exemple, à des députés français de déposer un projet de loi condamnant à mort tous les Juifs sans distinction de sexe ni d’âge, et à d’autres députés de le voter, aucun texte n’aurait permis de les punir. Dira-t-on que leurs électeurs n’auraient plus voulu d’eux ? Ce n’est même pas sûr. Et relativement au crime c’est peu de chose. Dira-t-on qu’en fait la chose n’a pas eu lieu ? Mais est-il sûr qu’il n’y ait pas eu des mesures situées, quoique moins visiblement, à peu près à ce niveau d’atrocité ? Par exemple dans le traitement des colonies, des étrangers, de l’enfance coupable ou malheureuse, des miséreux, et choses de ce genre.


La légitimité n’est pas une notion première. Elle dérive de la justice. La justice exige avant tout, relativement au pouvoir, un équilibre entre le pouvoir et la responsabilité. La responsabilité ne peut s’exprimer que sous forme pénale.

Quiconque dispose du destin d’autres êtres humains a la possibilité de commettre continuellement des crimes ; s’il s’y laisse aller, ce sont les châtiments des criminels qui lui conviennent.

Un miséreux qui a faim et tire une carotte d’un champ est puni dans sa chair. Si cela lui arrive souvent, il est envoyé pour toute la vie dans un endroit de Guyane bien pire que celui réservé aux bagnards. Un chef de gouvernement qui par cruauté, ou par insensibilité, ou par haine, ou par inattention, ou par préjugé, cause injustement la mort ou le malheur définitif d’un être humain, ou de centaines, ou de milliers, ou de millions d’êtres humains, sera peut-être frappé dans sa carrière. Il n’aura rien à souffrir dans sa chair.

C’est un monstrueux renversement de la justice. L’injustice n’est pas seulement monstrueuse envers le miséreux. Elle est pire envers le chef. Avec tant de possibilités de mal, il est cruel de le laisser mener dans la solitude le combat des bonnes et des mauvaises inclinations. Une juste compassion obligerait à aider la partie de son âme qui veut le bien en soumettant la partie mauvaise à la peur du châtiment.

Le peuple, lui, vivrait dans un sentiment stable et confiant de justice et de légitimité si, à l’échelle du pouvoir social, correspondait, échelon par échelon, une échelle croissante de châtiments. Celui qui ne peut presque rien ni pour le bien ni pour le mal ne doit avoir presque rien à souffrir, et cela quoi qu’il fasse, tant qu’il s’abstient de violences sur les personnes. Celui qui consent à occuper une situation où on peut beaucoup et pour le bien et pour le mal doit souffrir beaucoup, et dans son honneur, et dans sa chair, et dans toute sa destinée, s’il fait le mal.

C’est là le véritable équilibre social. Il s’appuie uniquement sur l’institution judiciaire.

Mais si c’est là un principe de légitimité convenable, il convient mille fois davantage dans une période troublée, où on ne peut éviter des responsabilités atroces, et où toutes les formes accoutumées de légitimité ont disparu.


Voici la conclusion.

Assez peu de gens mettent en doute le désir de légitimité qui inspire le général de Gaulle. Il y a dans ses paroles un accent de sincérité et d’honneur qui persuade. Si, d’ici la libération du territoire, cette confiance persiste et s’accroît, si son autorité est de plus en plus reconnue par une obéissance effective, cela suffira, sauf excès de complications internationales, pour rendre facile et innocent l’acte de la prise du pouvoir sur le territoire libéré.

Pour exercer en fait le pouvoir pendant une période disons de deux ans, il doit se procurer un surcroît de légitimité.

Il peut y parvenir, par exemple, par la série de mesures que voici.

Il aurait lancé dès avant la victoire une Déclaration fondamentale susceptible de remplir la fonction que la Déclaration de 1789 a toujours été impuissante à remplir. Cette Déclaration serait destinée à inspirer la vie du pays. Elle se terminerait donc par un article stipulant que quiconque exerce une fonction impliquant un pouvoir de n’importe quelle nature sur des destinées humaines doit s’engager solennellement à la prendre comme règle de conduite, et sera puni s’il s’écarte gravement de son esprit.

Cette Déclaration serait diffusée, étudiée, discutée clandestinement en France dès avant la victoire.

Elle serait soumise à un plébiscite peu après la libération. Supposons qu’elle soit acceptée, ce qui semble presque certain si elle est bonne — et même, hélas, au cas contraire.

Le général de Gaulle prêterait serment d’être guidé exclusivement par son esprit. Il annoncerait qu’il est résolu à conserver le pouvoir comme un dépôt pendant la période — par exemple deux ans — nécessaire pour que le pays devienne capable de se forger lui-même une destinée. Il s’engagerait à préparer une Assemblée Constituante.

Mais tout cela ne serait rien. Voici le point essentiel. Lui et chacun de ses principaux collaborateurs s’engageraient à soumettre tous les actes de leur autorité provisoire, sans exception, à un tribunal désigné par l’Assemblée Constituante hors de ses membres, devant juger d’après l’esprit de la Déclaration fondamentale, et habilité pour prononcer n’importe quelle peine, y compris la mort.

Pour que cet engagement ait une valeur, le général de Gaulle devrait y joindre celui de ne laisser se constituer dans le pays rien qui puisse ressembler à un groupement organisé de ses partisans. Autrement un jugement risquerait évidemment d’être une comédie.

Il semble bien que l’exercice du pouvoir provisoire, ainsi conçu, implique la renonciation à une carrière politique ultérieure. Le souci d’une carrière ultérieure risquerait d’altérer la pureté totale indispensable à l’exercice du pouvoir provisoire dans des conditions si terribles.

Aussi bien est-il désirable pour la France qu’une fois l’équilibre retrouvé elle soit conduite par un Français qui ait vécu son épreuve sur son sol.

Avoir sauvé l’honneur du pays au moment où il est tombé dans l’esclavage, et sauver le pays lui-même dans la crise effroyable qui suivra immédiatement la libération, cela est infiniment plus beau que toute carrière politique.


Il semble que l’application des mesures esquissées ici conférerait au général de Gaulle le plus haut degré de légitimité que puisse posséder un chef provisoire dans des circonstances exceptionnelles.

Le plébiscite en faveur de la Déclaration fondamentale, sans constituer une manifestation personnelle pour lui, serait interprété en France et à l’étranger comme une marque de confiance.

Comme l’administration locale devrait redevenir immédiatement démocratique, il y aurait tout avantage à ce que le général de Gaulle ait auprès de lui une Assemblée consultative élue au second degré. Cette Assemblée ne devrait avoir à aucun moment la faculté de lui faire quitter le pouvoir, et par suite n’aurait pas à exprimer de confiance ni de défiance. Mais si elle collabore effectivement avec le gouvernement, cela impliquera en fait confiance mutuelle.

L’engagement solennellement contracté de rendre compte dans un avenir proche de toutes les mesures prises ou omises par le gouvernement et de risquer sur elles son honneur, sa destinée, son corps et sa vie, cet engagement garantit au peuple français que le général de Gaulle portera à sa tâche toute l’attention dont son esprit est capable.

Quand on croit à la sincérité d’un homme — et le général de Gaulle ne peut assumer le pouvoir sans crime que si, au moment où il l’assume, la presque totalité du peuple français a confiance en sa sincérité — on peut craindre seulement de sa part la défaillance de l’attention.

La nature humaine est ainsi faite que chez tous — excepté ceux qui sont établis dans l’état de perfection — les inclinations vers le bien pur sont pour l’attention des stimulants assez faibles. Les mobiles plus grossiers, plus mélangés, ont sur elle beaucoup plus de puissance. C’est pourquoi il faut donner à la partie parfaitement pure de l’âme une aide extérieure, matérielle, pour en faire d’une manière continue la maîtresse souveraine de l’attention.

La conscience professionnelle des commandants de navire dans la conduite de leur bâtiment n’a jamais été mise en doute. Leur attachement charnel à leur bateau est proverbial. On pourrait croire que ce sont des garanties suffisantes. Mais les problèmes techniques de la navigation sont très complexes ; ils demandent souvent des efforts d’attention très intenses et très prolongés dans des conditions de grand inconfort physique. Aussi ces garanties sont-elles complétées par la peine de mort imposée depuis des siècles par la tradition, sous forme de sacrifice volontaire, en cas de perte du navire.

Les derniers temps cette tradition s’est à moitié éteinte ; cela est dû peut-être au fait que les progrès de la science et de la technique rendent les problèmes de la navigation beaucoup moins complexes.

Le peuple, sans avoir besoin d’opérer une analyse philosophique de l’attention, sent très clairement la convenance de garanties de ce genre. Comment ne lui plairaient-elles pas, quand il sait que lui doit en tout cas payer les fautes des chefs de sa santé, de son bonheur, de sa vie ? L’unique difficulté pour la suggestion faite ici serait d’amener le peuple à la conviction que l’engagement est pris de bonne foi. C’est une affaire de préparation, d’atmosphère, d’accent.

Si on y réussit, la sensibilité populaire sera très vivement, très profondément et très durablement touchée dans ce qu’elle a de meilleur. La nouveauté de la chose, qui serait un inconvénient dans d’autres périodes, n’aura que des avantages. La France aura besoin à ce moment d’un choc pour être remise en vie. Et il faut que ce choc soit causé par une injection de bien pur.