Écrits de Londres et dernières lettres/Écrits de Londres/06

IDÉES ESSENTIELLES
POUR UNE NOUVELLE CONSTITUTION

1o Il n’importe pas comment le chef du gouvernement est nommé, mais comment son pouvoir est limité, comment l’exercice en est contrôlé, comment il est éventuellement châtié.

De même pour toute espèce de pouvoir — politique, administratif, judiciaire, militaire, économique, etc. — tout pouvoir quel qu’il soit.

Le chef du gouvernement ne doit pas être « responsable » devant le pouvoir législatif. En cas de faute, il doit être non renversé, mais jugé.

2o L’activité législatrice consiste à penser les notions essentielles à la vie d’un pays. Le peuple a des aspirations, mais n’a pas la possibilité d’en faire des idées claires. Il doit nommer des hommes, non afin de le « représenter » (qu’est-ce que ce mot peut vouloir dire ?), mais afin de penser pour lui.

Pour cela, il faut qu’il désigne des hommes et non des partis. Les partis ne pensent pas. Ils pensent moins que le peuple.

Il faut séparer rigoureusement les décrets, mesures gouvernementales, et les lois qui expriment le résultat de cet effort de pensée relatif aux notions essentielles.

Le gouvernement prend les décrets. L’initiative en matière de lois ne lui convient pas. Elle ne convient qu’aux législateurs et aux magistrats.

Si le gouvernement, dans ses décrets et son administration quotidienne, viole l’esprit de la législation d’une manière qu’on puisse raisonnablement considérer comme consciente et voulue, ses membres sont non pas renversés, mais pénalement châtiés.

(S’il le viole inconsciemment, il est averti.)

Les notions qui font l’objet de l’attention des législateurs sont de l’ordre des exemples suivants : la propriété — la fonction de l’argent dans la vie d’un pays — la fonction de la presse — définition du respect dû au travail, etc.

Les lois sont des textes ayant un caractère d’assez grande généralité, destinés à servir de guides, d’une part au gouvernement dans l’administration quotidienne du pays, d’autre part aux juges.

Elles ne doivent jamais être autre chose que la projection de la Déclaration fondamentale dans le domaine des faits concrets.

Une Cour de justice particulière doit veiller à cette conformité ; si elle condamne une loi, et si la Chambre législative refuse de s’incliner, les arguments pour et contre ayant été largement portés à la connaissance du public, on finit par organiser un référendum. Il en résulte des sanctions (au moins disqualification professionnelle) pour ceux à qui le peuple donne tort.

La fonction des membres de la Chambre législative est triple :

1o connaître les besoins, les aspirations, les pensées sourdes du peuple ;

2o les traduire en idées claires sous forme de lois ;

3o surveiller comment le gouvernement effectif du pays et la magistrature s’inspirent de l’esprit de la législation, et en instruire régulièrement le peuple.

La dignité de cette triple fonction est incompatible avec les campagnes électorales, qui sont de la prostitution.

Il faut que les membres de cette Chambre soient sollicités d’en faire partie. Cela suppose une vie sociale qui n’ait pas le caractère à la fois grégaire et désertique de celle d’aujourd’hui. Si les groupements de jeunesse, œuvres éducatives, etc., si la vie locale se développent, des hommes d’élite pourront être connus dans leur région sans s’être dégradés par la publicité.

Les juges doivent avoir une formation spirituelle, intellectuelle, historique, sociale, bien plus que juridique (le domaine proprement juridique ne doit être conservé que relativement aux choses sans importance) ; ils doivent être beaucoup, beaucoup plus nombreux ; et ils doivent toujours juger en équité. La législation ne leur sert que de guide. Les jugements précédents aussi.

Mais il y aurait une Cour spéciale pour le jugement des juges, avec châtiments très sévères.

Les législateurs aussi pourraient citer devant un tribunal choisi par eux, parmi leurs membres, tout juge coupable à leurs yeux d’avoir violé l’esprit de la législation.

Les conflits graves entre législatif et judiciaire devraient toujours être tranchés par référendum — le référendum entraînant toujours une peine du côté condamné par le peuple.

La compétence du pouvoir judiciaire est facile à définir. En s’inspirant de la Déclaration fondamentale et de la législation qui en est le simple commentaire, les magistrats ont la charge de punir tout ce qui est mal. Et, plus particulièrement, tout ce qui fait du mal au pays. Un journaliste qui ment, un patron qui brime ses ouvriers, sont des criminels de droit commun. Les juges peuvent être saisis d’une affaire par n’importe qui, ou se saisir eux-mêmes.

L’initiative privée occupe dans la vie du pays, et dans tous les domaines, la plus large place possible ; mais avec répression pénale toutes les fois qu’elle n’est pas orientée vers le bien public.

Les normes doivent être élaborées dans tous les cas particuliers par de petits groupes d’hommes spécialement chargés de ce travail, et doivent être l’objet d’un accord des trois pouvoirs (mais le pouvoir législatif doit avoir le dernier mot dans ce domaine).

Le gouvernement s’occupe du strict minimum ; de tout ce qu’il est absolument impossible de laisser à l’initiative privée.

Le pouvoir législatif veille à le restreindre à ce minimum.


Je verrais une Constitution du modèle suivant (mais elle ne serait applicable qu’après une ou deux générations, une fois formée une véritable magistrature, et il faudrait des modalités de transition).

La magistrature choisit dans son sein, parmi les hauts magistrats, un Président de la République. Il a particulièrement dans son domaine la surveillance du pouvoir judiciaire. Il est nommé à vie.

Il nomme un Premier Ministre — par exemple pour cinq ans. Au cours du troisième mois il a le droit de le révoquer pour incapacité. Après ce délai, ni lui ni personne ne peut le renverser. Mais le Président peut, ainsi que n’importe quel membre de la Chambre législative, le traduire en Haute Cour de Justice.

Le peuple désigne tous les cinq ans (par exemple) une Chambre législative. Tous ceux dont le mandat n’est pas renouvelé passent automatiquement devant un tribunal qui examine comment ils s’en sont acquittés et donne publiquement son appréciation. En plus de leur besogne législative, ils ont un double rôle d’information qui fait d’eux le lien entre le peuple et les rouages centraux de la vie publique.

Tous les conflits graves entre pouvoir législatif et judiciaire sont arbitrés par référendum populaire.

Tous les conflits graves entre le pouvoir législatif et le gouvernement sont arbitrés par le pouvoir judiciaire.

(Les conflits entre le gouvernement et le pouvoir judiciaire sont, le cas échéant, arbitrés par le pouvoir législatif.)

Tous les vingt ans, le peuple est invité à dire par référendum s’il pense que — relativement à l’imperfection des choses humaines — la vie publique est satisfaisante. Le référendum est précédé d’une longue période de réflexion et de discussion, où toute propagande est interdite sous peine des châtiments les plus graves.

Si le peuple répond : non, le Président de la République tombe automatiquement, et se trouve automatiquement soumis jusqu’à la mort à une dégradation sociale dont on fixerait les modalités. Notamment, pendant un délai de quelques mois, n’importe qui peut l’accuser de fautes commises pendant sa gestion devant un tribunal spécial habilité notamment pour le condamner à mort.

Le Premier Ministre, au bout de ses cinq ans de gestion — s’il les a traversés sans trouble — passe automatiquement devant la Haute Cour de Justice pour en rendre compte. Elle peut connaître tous les documents, interroger tous les témoins, et elle est libre de donner une appréciation.


Tout cela a l’air fantaisiste, mais ne l’est pas.

Le plus difficile serait d’imaginer le régime de transition avant que de telles mœurs puissent s’installer.