École des arts et métiers mise à la portée de la jeunesse/Le Brasseur


Anonyme
Traduction par T. P. Bertin.
L. Duprat-Duverger, libraire (2p. 76-94).


LE BRASSEUR.





La profession du brasseur est de la plus haute antiquité ; mais elle a été portée à un très-haut degré de perfection dans notre pays. Différentes contrées se sont rendues célèbres par leur bière, et le porter de Londres (bière forte) est très-renommé. Quelque disparité qu’il y ait entre ces différentes espèces de liqueurs, elles sont composées des mêmes ingrédiens, qui ont souffert des préparations différentes.

Le Brasseur.

La bière se compose en général d’eau, de houblon, de drêche et d’un peu de levure de bière. Le talent principal du brasseur consiste à trouver les proportions de chaque ingrédient, et de connaître à quel degré de chaleur l’eau doit être élevée avant qu’on la verse sur la drêche.

Il existe deux espèces différentes de drêche ou d’orge germé ; elles se distinguent par la couleur ; on les nomme drêche brune et drêche pâle. Cette couleur dépend du degré de chaleur employé pour la faire sécher à la touraille, espèce de four. La drêche que l’on fait sécher à un feu doux ne diffère que très-peu par sa couleur de celle de l’orge ; mais si on l’expose à une température plus élevée, elle acquiert une couleur plus foncée, c’est-à-dire celle d’un rouge brunâtre.

Lorsque la drêche a passé à la touraille, il faut la moudre grossièrement dans un moulin, ou, ce qui paraît encore meilleur, la broyer entre deux cylindres ; dans cet état elle passe entre les mains du brasseur.

La première partie de cette opération se nomme mettre dans la cuve-matière, espèce de cuve semblable à celle représentée dans la partie supérieure de la vignette.

Elle est pourvue d’un faux fond, percé de petits trous à la distance de sept à huit pouces du véritable fond ; il y a deux ouvertures latérales dans l’espace qui sépare ces deux fonds ; par l’une l’eau est introduite dans la cuve-matière, et elle en est extraite par l’autre.

Après que l’on a mis la drêche sur le faux fond de cette cuve, l’eau que l’on a dû élever à un degré de chaleur convenable y est introduite ou transvasée par le moyen d’un tuyau latéral, de la chaudière contenue dans le massif en pierres où l’eau commence par remplir l’espace qui se trouve entre le fond plein et le faux fond ; puis s’ouvrant un passage dans le faux fond, elle pénètre dans la drêche, et lorsque toute l’eau est écoulée le procédé de la trempe commence. Le but de cette partie de l’opération est d’effectuer un mélange parfait de la drêche avec l’eau, de manière que la partie sucrée du grain puisse être extraite de l’orge par le fluide. Pour cet effet la masse est continuellement mise en mouvement, et remuée avec des instrumens pareils à celui que tient l’ouvrier représenté dans la vignette. Ces instrumens se nomment fourquets ; ce sont des espèces de pelles de fer ou de cuivre, percées dans leur milieu de deux grands yeux longitudinaux. L’autre ouvrier est occupé à arranger le feu sous la chaudière.

Dans les grandes brasseries, telles que celles de Cheswell-Street, le procédé de la trempe ne peut pas se faire par des hommes ; on l’effectue en conséquence avec une machine que l’on fait mouvoir avec le secours d’une pompe à feu ; aussitôt que la trempe est finie on couvre la cuve pour empêcher que la chaleur ne s’échappe, et on la laisse dans cet état jusqu’à ce que toute la partie sucrée de la drêche en soit extraite.

On ôte alors la tape ou bonde placée au côté de la cuve, et l’on donne avoi ; c’est-à-dire que l’on fait couler dans la chaudière les métiers, ou la liqueur sans houblon.

La chaleur de l’eau employée pour opérer la trempe doit être de cent quatre-vingts degrés du thermomètre de Farenheit. Avant que la partie sucrée de la drêche n’en soit entièrement extraite, on est dans l’usage de verser dessus trois eaux ; mais le brassin que l’on retire de la première est le meilleur ; la proportion de la drêche à l’eau dépend de la force de la liqueur dont on a besoin : on peut faire de la petite bière très-bonne avec trente gallons d’eau (cent-vingt pintes) par boisseau de drêche, et l’on obtient une excellente aile d’un boisseau de drêche sur cinq ou six gallons d’eau.

Lorsqu’on a donné avoi aux métiers, il faut faire bouillir la liqueur avec une certaine quantité de houblon ; plus on y met de houblon, plus la liqueur est forte ; on laisse bouillir le tout jusqu’à ce que, en prenant un peu de bière, on trouve qu’elle est remplie de petits flocons semblables à du savon caillé.

La chaudière d’ébullition reste découverte dans les petites brasseries ; mais dans celles d’une grande importance on y ajuste un couvercle qui reste à demeure et qui la ferme hermétiquement ; ce couvercle est percé à son centre d’un trou que traverse un tuyau cylindrique, et qui va par plusieurs embranchemens communiquer avec la cuve-matière. La vapeur produite par l’ébullition, au lieu d’être perdue, s’introduit dans l’eau froide de cette cuve, la pénètre et l’échauffe à un degré suffisant pour opérer la trempe sans aucune dépense additionnelle de combustible ; la vapeur emporte aussi avec elle le parfum du houblon, qui, lorsqu’on suit un autre procédé, se dissipe dans l’air.

Lorsque la liqueur a suffisamment bouilli on la tire dans différentes cuves peu profondes, dans lesquelles on la laisse assez refroidir pour qu’on puisse la soumettre à la fermentation. La liqueur ou la bière qui se fait avec de la drêche pâle ou légèrement grillée, et dont on peut faire usage sur-le-champ, n’a besoin d’être portée qu’au 75e ou 80e degré de froid au thermomètre de Farenheit ; on peut par conséquent la fabriquer dans tous les mois de l’été ; mais celle qui est destinée à être gardée long-temps ne doit pas excéder la chaleur du 65e ou 70e degré de Farenheit (35 ou 40 de Réaumur) quand on veut en opérer la fermentation ou mettre la bière en levain.

Lorsque la bière est prête à être mise en levain on en fait couler dans la cuve, qu’on appelle cuve guilloire ; on en fait couler, dis-je, une certaine quantité, dans laquelle on jette de la levure de bière, plus ou moins, selon la quantité de bière qu’on veut mettre en levain ; la proportion ordinaire de cette levure est un gallon (quatre pintes) sur quatre barils de bière. Cette partie du procédé prend de dix-huit à quarante-huit heures, suivant l’état de l’atmosphère.

La dernière partie de l’opération est celle d’entonner la liqueur de la cuve guilloire dans des barils. Lorsque la fermentation est achevée il sort en abondance, pendant quelques jours, de la levure par le trou de la bonde, et pendant cet espace de temps il faut avoir soin de remplir les barils d’une nouvelle liqueur. Lorsque les tonneaux ont cessé de jeter de la mousse ou de la levure, on les bondonne, et au bout de quelques semaines de repos la bière est potable.

La partie inférieure de la vignette représente une brasserie avec des barils prêts à être emmenés par le charretier.

Il n’y a rien de plus curieux que les immenses travaux de la brasserie de Cheswell-Street, la structure de la pompe à feu, et les opérations qu’elle exécute. C’est avec le secours de son mécanisme que s’effectue le procédé de jeter, tremper, de porter la drêche au grenier, et de remplir de bière les barils.

La drêche s’emploie aussi pour la distillation des liqueurs spiritueuses ; on la fait fermenter dans l’eau lorsqu’elle a passé au moulin, et on la met dans un alambic rempli aux trois quarts. Dans cet état le mélange prend le nom de matière ; on fait un feu vif sous la chaudière ou l’alambic, jusqu’à ce que la matière soit prête à bouillir ; on fixe alors le chapiteau à l’alambic, et on le lute au serpentin dans le réfrigérant ; on diminue l’action du feu, et l’esprit commence à couler. Le premier produit se nomme petites eaux, que l’on distille une seconde fois, et dont on fait de l’eau-de-vie de grain pur.

Les distillateurs mêlent avec l’eau-de-vie de grain du genièvre, de l’anis, et distillent de nouveau ce mélange, dont ils font de l’anisette et autres liqueurs, qui, quoique reconnues utiles dans certains cas en médecine, ne manquent jamais d’affaiblir le tempérament lorsqu’on en fait sa boisson journalière.

Les distillateurs obtiennent une grande quantité d’esprit du sucre et de la mélasse par le même procédé qu’ils emploient pour en extraire de la drêche ; ils sont obligés de recourir à ces substances dans les années où les plantes céréales sont rares. Les revenus de l’état tirent un grand bénéfice des distilleries ; mais l’usage des liqueurs spiritueuses est contraire aux mœurs et à la santé du peuple.

Le rhum s’obtient par la distillation du sucre et de la canne dans les Indes occidentales. Celui qui se vend en Europe est très-adultéré avant de parvenir au consommateur.

L’eau-de-vie s’extrait du vin par la distillation ; celle de France est réputée la meilleure de l’Europe, à raison de la qualité supérieure des vins de ce pays. Les eaux-de-vie de Bordeaux, de la Rochelle, d’Orléans et de Cognac passent pour les meilleures. L’eau-de-vie distillée une seconde fois se nomme esprit-de-vin, et cette liqueur, après une autre distillation, prend le nom d’alcohol pur, ou d’esprit rectifié.

L’eau-de-vie, dans son état de grande pureté, est sans couleur, et elle tire sa teinte jaune de la matière colorante des nouvelles futailles. Quand elle n’acquiert pas cette nuance de cette manière, les marchands de liqueurs la colorent artificiellement, pour faire croire qu’elle est vieille.

La profession de brasseur a donné naissance aux expressions figurées suivantes : brasser signifie figurément pratiquer, tramer, négocier secrètement. On dit proverbialement d’un portrait, d’un tableau mal fait et mal peint, qu’il n’est bon qu’à faire une enseigne à bière.