Éditions du Devoir (p. 109-·).


Le Rêveur



Dès le collège nous l’avions surnommé « le rêveur ». À cette époque je ne comprenais pas son caractère. Bien que nous fussions de grands amis, nous contant des choses intimes et nous révélant les mystères de nos natures, je reconnaissais toujours que des coins et des replis de son âme me restaient obscurs et fermés. Je ne devinais pas la signification entière de ses idées ou l’expression de ses yeux et de sa physionomie. Tel qu’il se présentait au premier abord, calme, absorbé en lui-même, avec de larges yeux contemplatifs et tranquilles, sa personne posait tout de suite une énigme. Il était étrange. Plus tard j’ai su, et ce fut comme un allumage de lumières en un corridor que l’on vient de suivre dans l’obscurité. Mais je n’y parvins qu’après de nombreuses confidences, des observations répétées et continues, après des questions qui restaient souvent sans réponse, car il était craintif, timide à se livrer, à exposer ses particularités qui étaient grandes. Seule une similitude de tempérament chez lui et chez moi m’a permis de le pénétrer parfaitement.

Jean Desbois, durant son enfance, avait été extrêmement débile et nerveux. Ses parents l’avaient un peu laissé à lui-même, désœuvré et solitaire, dans une campagne éloignée où il avait appris à sentir la caresse physique des vents et ce trouble qu’apporte en nos nerfs les changements de saison. Plus tard, au cours de ses aventures d’ingénieur-forestier, il avait vagabondé au milieu de cette zone de forêts épaisses qui enclave de sa masse sombre la mince bande de nos terres cultivées. Alors il s’était formé une sensibilité extraordinaire et il avait développé pour la nature un goût fort et vif qui le dominait. Les paysages dans sa vie avaient une importance primordiale et le plaisir d’en voir lui était devenu une nécessité.

D’abord l’avait frappé tout ce que notre pays renferme de tableaux et de scènes aux couleurs voyantes, éclatantes et crues. Les crépuscules occupaient la première place. Il en avait contemplé de simples : un immense brasier dont le foyer serait caché derrière l’écran noir et ondulé des montagnes, incendiant le ciel de toutes ses lueurs, illuminant de ses langues de feu tous les nuages, flamboyant au-dessus des plaines de neige blanche ou de la mer d’un bleu indigo et opaque. Quelques-uns éclaboussaient l’horizon de leurs rejaillissements, drapaient des tentures pourpres, lançaient de longs rayons semblables à des lances écarlates et effilées ; d’autres laissaient flotter de légères écharpes et des gazes impalpables tandis que des troisièmes embrasaient de grands pans ou ne formaient qu’une mince ligne sanglante, comme une étroite ouverture que laisserait une fournaise géante au-dessus de sa porte. Dans l’automne il en avait admiré qui étaient blafards, livides et jaunes, et qui projetaient entre d’épaisses nuées une lumière douteuse alors que le vent roulait les feuilles mortes, par rafales haletantes ; il en avait admiré, trop lourds et trop chargés, angoissants et d’une splendeur barbare, aux soirs chauds et oppressants de l’été. Quelquefois un lac, un fleuve s’interposaient entre eux et lui, et le soleil dessinait alors dans l’eau tintée de grosses colonnes droites d’or brillant. Ou bien, complexes, magnifiques, mêlant comme sur une palette divine le mauve, le lilas, la violette, toutes les nuances du jaune, du bleu et du rouge, toutes les couleurs, non pas les couleurs des hommes, mortes et inanimées, mais les couleurs végétales et vivantes qui rutilent et resplendissent, ils s’étalaient en larges brossages, s’étendaient à coups de pinceau fin, éclataient en feux d’artifice pour s’amortir bientôt, se faner, se fondre avec douceur dans l’obscurité. Ordonnés et léchés comme des toiles de peintre classique et craintif, apocalyptiques, fous et terribles comme l’imagination délirante en conçoit pour des champs de bataille ou la chute de Satan, ou délicats, gracieux, voilés, aussi discrets que des aquarelles, ils avaient tous laissé au fond de sa mémoire enchantée des souvenirs appuyés ainsi qu’en sait graver le burin.

Mais ce qu’il préférait à tout, c’était une combinaison des teintes de l’automne et du crépuscule lorsque la terre et le ciel avivent mutuellement leur coloration. Jean Desbois vivait alors dans l’enchantement à l’approche des nuits. Je le rencontrais souvent dans le parc de Rockliffe, s’en allant à petits pas lents, les yeux fixés à l’occident.

Les érables le retenaient autour d’eux en cette saison, comme par un sortilège. Du premier coup d’œil, il avait reconnu ceux qui lui offraient le plus de nuances. Le soleil baignait leur feuillage et les transperçait ainsi qu’une opulente draperie. Les feuilles tombées reposaient sur l’herbe d’un vert tendre et intense. Ce contraste lui était particulièrement sensible car il lui semblait alors que l’automne jetait ses oripeaux aux couleurs vives sur la robe neuve du printemps.

Puis en hiver, il y avait les pins sombres dans les paysages blancs, des lacs, des plaines qu’entouraient des hauteurs couvertes de forêts rousses. La magnificence grave et sévère des nuits lui plaisait. Une maison dont les fenêtres étaient illuminées à l’intérieur par des lampes à abat-jour, avec des corniches, un toit, des cheminées fumantes coiffées de la neige immaculée, et se découpant sur le ciel d’un bleu royal où scintillaient les étoiles, crépines d’argent, lui paraissait le plus beau spectacle du monde.

Le matin, il s’arrêtait souvent sur un pont que je connaissais bien, s’accoudait à la balustrade, et regardait pendant des heures au fond du ravin. Il voyait passer là, sur des rails, tous les trains à la suite dans une cour immense de gare. Une fumée blanchâtre sortait à gros bouillonnements du tuyau des locomotives d’un noir luisant et vernissé qui se promenaient là, parmi ces nuages opaques, et en même temps translucides et laiteux lorsque le soleil mettait à l’intérieur une lumière diffuse et sourde, comme au-dedans d’un globe d’albâtre.

Mais ce n’était pas tout. En vieillissant, son goût s’était affiné de même que ses sens. Après l’éblouissement des couleurs trop éclatantes il en était venu à goûter la douceur discrète des nuances imperceptibles, fines, passagères et fugaces. Le printemps remporta sa victoire ainsi que l’été. Le vert pâle des floraisons neuves, des bourgeons et des herbes, les firmaments d’été avec leurs orages lui dominaient ses plus grands bonheurs ainsi que l’eau souple, liquide, et presque vivante dans les lacs, les canaux et les rivières. En hiver, Jean Desbois ne manquait jamais d’aller dans un petit bois de bouleaux, près d’une montagne. Tout était blanc, la neige, les troncs élancés et graciles, l’étendue au loin, tout était immaculé et virginal dans le silence moëlleux ; et dans le ciel gris voguaient des nuages vaguement colorés dont il n’aurait pu dire les teintes.

Les bruits venaient ensuite. Lorsque ses tâches le retenaient trop longtemps à la ville, Jean Desbois devenait malheureux et souffrait du malaise que produit l’absence d’une chose aimée et chère. Il aurait voulu se revoir dans une maison solitaire, très haut sur les montagnes, afin d’entendre déferler sur les murs, la nuit, les rafales aussi puissantes que des vagues, et rôder, râler lamentablement et se plaindre les vents furieux et spasmodiques. À l’époque des saisons désolées, la jouissance aiguë que lui causaient ces concerts infinis le laissait attentif, prostré et fiévreux tant il sentait la mélancolie de ces cantilènes sauvages. Le mugissement des chutes profondes, l’égouttement des sources, le chantonnement de la pluie sur les toits, les feuilles, l’herbe des prairies lui procuraient des joies profondes.

Par les après-midis immobiles et chauds, il s’enfonçait au cœur des forêts et des parcs pour entendre un roucoulement, des pépiements, le ramage des oiseaux vifs, prestes et légers qui troublent le silence des bois.

Et je m’étonnais souvent, en causant avec Jean Desbois, des expressions qu’il trouvait pour me décrire ce qu’il avait vu ou pour me faire comprendre et saisir ses émotions ; quelques unes étaient d’un effet si juste qu’elles campaient soudainement un tableau devant moi jusqu’à m’en donner la vision exacte. Je l’adjurais alors d’écrire, mais il me donnait toujours la même réponse.

— Les descriptions littéraires, me disait-il, ne peuvent rendre toute la réalité et l’impression qu’elles nous communiquent. À n’importe quelle heure, à n’importe quel jour, tu peux me conduire où tu voudras, et je trouverai et je te montrerai des couleurs pour lesquelles la langue n’a point de mots et la palette pas de nuances. La nature, elle est la grande victorieuse, plus habile que les artistes, plus variée que leurs moyens, elle nous défie éternellement d’exprimer son infini. Le peu qu’on en sait dire est une parodie et nos paroles sont dérisoires lorsqu’elles tentent d’emprisonner sa grandeur. Les hommes aiment ordinairement les œuvres qui nous en donnent un portrait si peu ressemblant. Mais moi, je suis un sauvage : je n’ai pas corrompu mon goût à vos aliments artificiels et les eaux filtrées n’apaisent point mes soifs. C’est la nature que j’aime, c’est elle qui m’émeut, telle qu’elle est partout, sans altérations, sans déformations et sans voiles, toute crue pour ainsi dire et non pas assaisonnée ou cuite pour les estomacs fragiles.

Mais Jean Desbois avait d’autres raisons à son inaction de même qu’à sa contemplation aussi stérile que riche en sensations. Il m’en donnait une sans s’en apercevoir lorsqu’il continuait ainsi :

— Notre nature est trop forte. Elle nous impose ses états d’âme, elle nous pénètre et nous façonne à son image. J’ai pensé à cela un après-midi d’hiver que je revenais dans un train. C’était un dimanche lourd d’ennui. De la fenêtre du wagon on voyait un paysage : à perte de vue une forêt figée, immobile, silencieuse et noire, puis des souches brûlées crevant la surface mate de la neige sur la plaine. Le ciel était bas et morne. Un étouffement, une tristesse illimitée et comme un désespoir muet et immuable s’exhalaient des choses. Frileux dans le compartiment surchauffé, je me sentais oppressé d’une détresse infinie et d’une angoisse innommable, submergé à pleurer de désolation.

Notre nature est trop forte. Regarde ces matins d’hiver allègres et froids où la neige ouateuse brille par tous ses cristaux, où le soleil luit et rayonne partout réfracté, partout réfléchi, partout reflété. L’air nous flagelle et nous nous en allons, vifs et sautillants, malgré les soucis qui nous attristent.

Notre nature est trop forte. Elle nous façonne à son gré. Je pourrais te conduire en certains endroits et te dire auparavant quelles émotions et quelles pensées vont naître en ton âme. Car elle est là pour les éveiller et les susciter en toi lorsque, présomptueux, tu croyais les tirer de ton cœur.

Alors je me suis fait obéissant, malléable et son disciple servile. Je me suis laissé pénétrer et étreindre par elle. J’ai été attentif à suivre les indications qu’elle me donnait. Je ne me suis pas opposé à ses influences. Elle m’a pétri et m’a enseigné le nombre infini des jouissances qu’elle donne.

Et c’était la vérité pour Jean Desbois. Il n’était plus le simple contemplateur dont l’œil éduqué jouit seulement des couleurs et des contours des choses. La nature déterminait en lui des états d’âme, continuellement, parce qu’il était extrêmement nerveux et qu’il s’était dressé à recevoir toutes les sensations qu’elle donne et tous les effluves qu’elle répand, les plus fins, les plus ténus et les plus fugaces. Il n’était plus ému que par elle. Il se laissait ensuite aller aux songes et aux rêves qui correspondaient à cet état d’âme. Et de raffinement en raffinement, de subtilité en subtilité, ceux-ci menaçaient à la longue de détruire son équilibre mental, car il ne pouvait pas plus s’en passer que d’un opium.

Jean Desbois dépensait ses jours à suivre en lui-même le déroulement des impressions que la nature y éveillait, passif comme une harpe sous la main du musicien ; elle avait broyé ses énergies, tué son activité, brisé le ressort de l’action. Son enfance et sa vie errante dans les forêts primitives avaient favorisé l’emprise de la meurtrière. Et, au lieu de réagir et de résister, il se livrait avec ivresse et avec ardeur, empirant avec plaisir son mal.

Devenu solitaire et trop sensible, la vie le blessait maintenant partout. Lorsque je le rencontrais dans la rue je remarquais qu’il avait un frissonnement apeuré de vieillard au milieu des passants, du trafic et du bruit. Et s’il parlait à quelqu’un, il profitait du moment où son interlocuteur observait quelque chose ailleurs pour l’examiner et fixer sur lui des yeux qu’il détournait immédiatement, s’il était regardé à son tour. On aurait dit qu’il épiait autour de lui un ennemi toujours présent.

Je n’avais aucun moyen d’agir sur lui. Trop absorbé par sa rêverie, Jean Desbois ne réfléchissait pas aux avertissements et aux conseils que je lui donnais, aux pensées que je lui suggérais. Il ne les incorporait pas, par la méditation, dans son esprit, ne les retenait pas et ne les laissait pas s’enfoncer au fond de lui-même où ils auraient pu germer. Je ne pouvais pas saisir, exciter, violenter son attention malgré mon insistance. Autant aurait valu jeter de l’eau sur une toile imperméable.

Mais un jour tout changea. Le gouvernement l’avait envoyé à Alfred, une petite ville de l’est de l’Ontario, pour conduire des travaux d’arpentage. Il devait mesurer une tourbière qui s’étendait à perte de vue. C’était un endroit comme il les aimait. Le printemps et l’été, sur cette plaine unie, monotone et plate, il ne poussait jusqu’au bout de l’horizon qu’une herbe courte et verte et de rares arbustes rabougris. En automne il n’y avait plus qu’une surface jaune de paille, semblable à du chaume, et l’hiver, le suaire épais et blanc des neiges ne formait pas un pli. Du côté de l’est, comme pour border ce lac désolé, de douces collines bleuâtres se levaient ainsi que des falaises de rivage.

Jean Desbois éprouvait un plaisir continuel à contempler ce marais inculte et mort entre les forêts vivaces, ce bas-fond immense aux terres noires et molles entrecoupées quelquefois de fossés où stagnait une eau jaune de purin. Rien ne bornait la vue. Les gros soleils rouges se couchaient dans les vapeurs. Les crépuscules avaient une splendeur morne. Et tous les jeux de la lumière dans les brumes ou les brouillards qui montent du sol, toutes les colorations du soleil dans les nuages se déployaient en liberté.

Et c’est là que Jean Desbois rencontra Gabrielle. Elle était en vacances pour plusieurs semaines. Ils se plurent très vite ayant seuls de la culture, de l’enseignement et du raffinement dans un milieu honnête et bon mais peu développé. Après un certain laps de temps, ils se promenaient ensemble en vue de la tourbière qui s’étalait à leurs pieds. Jean sortait peu à peu de sa vie trop passive ; il commençait à s’animer, à faire des rêves de travail et d’avenir. Un but se dessinait à présent devant lui. Un aiguillon l’excitait, il se réveillait comme d’un long sommeil. Ses lettres de ce temps-là avaient quelque chose d’agité, de trépidant et de fébrile. Il me faisait même part de certains projets. Ces symptômes étaient bons. Je croyais qu’avec un appui moral il pourrait progressivement sortir de sa léthargie.

Jean Desbois aimait selon sa nature, comme tous les hommes. Il préférait la solitude à deux, les conversations lentes et calmes, la tranquillité des promenades et des tête-à-tête. Son sentiment s’exaltait à regarder les paysages mélancoliques et les panoramas brillants. Il ne croissait et ne vivait que dans la paix, la douceur, le silence, l’isolement et l’intimité. Au moindre bruit, il devenait effarouché et timide.

Et Gabrielle était une jeune fille de vingt ans, grande, aux yeux bleus un peu vitreux et à la chevelure blonde. Elle débordait d’activité, d’entrain, elle était féconde en initiatives et en projets de toutes sortes, aimant le plaisir, l’étourdissement de la joie folle, l’activité dans l’excitation, l’enthousiasme, le rire et les cris. La vie mondaine lui plaisait beaucoup pour ses conversations à plusieurs interlocuteurs où les mots fusent de tous côtés, sont repris, renvoyés au bond. Pétillante, vive, agile et souple de pensée, l’esprit toujours présent, elle s’animait, ripostait, piquée au jeu, et poussait le mouvement rapide des paroles et des phrases spirituelles.

Alors Gabrielle entrainait Jean dans les soirées. Mais il était bientôt abasourdi par ce roulement continuel. Son intelligence un peu lourde habituée à des pensées contemplatives ne se mouvait pas assez vite pour suivre celle des autres. Il saisissait un bon mot et n’en riait qu’après tout le monde ; il trouvait sa riposte lorsqu’il était trop tard pour la lancer ; il tardait à répondre à une question vivement posée et mettait du temps à repêcher dans sa mémoire les faits qu’il lui fallait. Alors Jean devenait fatigué, puis confus et enfin détaché et lointain. Il cessait ses efforts pour se maintenir dans le courant. Et le lien qui l’unissait à Gabrielle, il le sentait se distendre et presque se briser.

Dans les apartés où Jean mettait ensuite tant de douceur, ce charme subtil des confidences faites à voix basse, il ne parvenait pas à regagner son terrain. Si coutumier des observations fines, si sensible aux moindres variations il ne s’y trompait pas. Il voyait, sous ses yeux, l’amour de Gabrielle diminuer graduellement d’ardeur. Il en trouvait des indices imperceptibles dans un regard moins intense dirigé vers lui, dans une précipitation moins empressée vers sa personne, dans un rayonnement moins grand du sentiment qui était en elle. La joie épanouissait moins ses traits. Et il constatait ce changement avec autant de sûreté qu’il aurait diagnostiqué un changement de saison.

Mais Jean était d’une fierté farouche, simple et dure. Un autre aurait imploré, supplié et gémi, tenté d’influencer le cœur de Gabrielle par la pitié ou d’autres raisons étrangères à l’amour spontané. Lui, il avait ce scrupule de ne pas plaider sa cause lorsque sa présence n’avait pas suffi. Et par-dessus tout, il ne voulait pas, par des tiraillements, des récriminations et des reproches, s’humilier et s’abaisser devant la femme qu’il aimait.

Ils se promenaient ensemble une dernière fois, sur les hauteurs bleues, au-dessus de la tourbière jaune et desséchée. Jean prolongeait un peu la marche. Et de ses grands yeux aux mouvements lents, si fixes et si intenses, il la contemplait longuement, la caressait du fluide de ses regards, examinait ses mains, ses lèvres, ses cheveux, toute sa figure. Plusieurs fois il ouvrit la bouche, comme pour parler : l’aveu lui montait du cœur avec des sanglots. Puis lorsqu’il l’eut reconduite chez elle, il lui donna la main comme d’habitude et s’éloigna pour toujours sans hâte, avec son secret.

Au-dedans de lui tout était désormais brisé. La tristesse envahit son âme comme l’herbe parasite une terre sans emploi, une tristesse morne, stagnante, lourde et étouffée. Toutes les facultés désœuvrées de son âme commencèrent à la nourrir. La nature l’avait rendu gai, autrefois, elle l’avait amusé, elle ne lui inspira plus qu’une mélancolie âcre et des rêveries désolées. Dans sa solitude et son inaction sa détresse s’amplifiait ainsi que l’écho dans une caverne souterraine immense. Il ne pleurait pas et ses larmes coulaient en lui-même pour lui saturer le cœur.

Son visage se figea dans une impassibilité morne. Il n’eut plus d’autre expression que celle de l’abattement. On aurait dit Jean devenu insensible au verbe ; les mots qu’on lui disait et ceux qui passaient ses lèvres ne déterminaient plus un changement de ses traits. La vie de sa face était morte, et j’avais l’impression d’écouter un fantôme, comme un deuxième individu caché en lui. Et sa sensibilité, de même, ne vibrait plus à toute une catégorie de sentiments, à des sensations qui remuent et agitent d’autres hommes. Bientôt, il se trompa dans ses calculs.

Et plein de répugnance, de douleur et d’effroi je vis la folie étreindre son âme et son intelligence et les tuer.