Éditions du Devoir (p. 93-·).


Marguerite



Marguerite avait dix-huit ans. Elle portait encore ses cheveux noirs sur le dos. Sa peau brune et olivâtre ressemblait à celle d’une créole. Le regard de ses yeux brillants glissait de côté sous un large chapeau. Son rire saccadé et nerveux inquiétait et son caractère capricieux avait une violence étrange.

Un soir, Raymond dit à Paul : « Marguerite aimerait à te connaître. » Et le lendemain, il l’emmena chez son amie Rozanne où elle l’attendait. Ils causèrent quelques instants dans le salon où la lumière du crépuscule passait sous un store baissé, comme une mince lame blonde.

Ils sortirent. Pour la première fois il était à côté d’elle et pouvait l’examiner de près. L’excitation et un peu de honte d’avoir fait les premières avances mettaient des taches de rougeur aux joues de Marguerite. C’était le printemps. Il y avait de la boue, en couche épaisse et des flaques d’eau dans les rues de la petite ville. Les saules laissaient pendre une maigre chevelure verte. L’air était tiède et doux. Des arbres sans feuilles écartaient leurs grosses branches et tendaient leurs rameaux, à perte de vue, sur le ciel bleu plein d’étoiles.

Paul lui demanda si elle aimait à lire. Il lui fit énumérer ses auteurs préférés. Et, bien qu’ils fussent de la même ville, il voulut correspondre. Un peu de fatuité paraissait dans ses paroles et dans ses airs. La conversation languit ensuite puisqu’ils n’avaient encore que peu de choses en commun.

Ils revinrent lentement. Le perron se trouvait dans l’obscurité. Elle monta quelques marches et il ne voyait plus d’elle qu’une forme vague, des dents luisantes et l’éclair des yeux.

— Vous savez maintenant où je demeure, dit-elle, et elle entra. Paul fut obsédé par cette vision.

Le lendemain il reçut une carte, les phrases étaient courtes, sans incidentes, composées de quatre ou cinq mots au plus. Un trait les séparait l’une de l’autre. Elles n’exprimaient rien que de banal.

Il y retourna le soir même. Elle vint lui ouvrir et pendant qu’il enlevait son paletot, elle le regardait avec insistance de ses yeux énigmatiques, appuyée au mur, la tête droite. Il saisit ce regard au passage.

Dans le salon il n’y avait que des meubles simples ; un piano droit, une causeuse, quelques chaises d’acajou et une lampe de plancher à abat-jour. Un tapis vieux rose couvrait le parquet, de longs rideaux de marquisette crème pendaient aux fenêtres.

Paul lui emportait des livres. Elle les feuilleta distraitement. Il avait du plaisir à la contempler, mais sa contemplation, au lieu de le satisfaire, attisait seulement son désir.

Marguerite ne parlait pas beaucoup. Elle écoutait Paul comme pour le connaître et l’étudier. Elle ne disait jamais : « Moi, j’aime telle chose…, moi, je suis ainsi. » Elle ne racontait ni son enfance, ni sa jeunesse, ni son caractère, ni ses goûts. Ce silence prêtait aux suppositions. Paul pouvait lui attribuer tous les sentiments et toutes les idées, l’orner d’une âme de son choix. Il n’y manquait pas et s’en faisait une idole parée des qualités qu’il aimait. Cependant sa curiosité restait affamée, ardente, tentait de découvrir toujours de nouveaux indices et cette recherche l’attachait davantage à Marguerite.

Elle cessa bientôt de répondre à ses lettres. Paul allait la voir souvent. Ils causaient au salon ou bien ils sortaient. Le printemps triomphait au dehors. Il alourdissait la silhouette des arbres et verdissait les gazons par larges plaques. Un grand bonheur semblait attendre à portée de leur main pour qu’ils le saisissent.

Paul lui apportait des lilas qui répandent un parfum lourd et intoxicant, puis des muguets à odeur fine mais intense. Les grosses grappes et les tiges délicates ornaient vite une potiche bleue à long col. Pour lui donner plus souvent cette joie des fleurs il allait la surprendre chez elle.

Il semblait à Paul que son amour à elle ne faisait pas de progrès. Un soir elle fut absente ; quelquefois elle paraissait s’ennuyer un peu. Il ne pouvait savoir. Et lorsqu’il la regardait, il était remué par sa beauté de brune, ses yeux énigmatiques, les sourcils courbés et fins, les longs cils.

Il fut obligé de partir pour deux mois. Il lui annonça ce départ un soir. Marguerite demeura calme et ne posa point de questions. Elle se contenta du récit qu’il lui faisait. Les jours s’écoulaient et elle semblait avoir oublié. Puis, à la dernière heure, elle s’adoucit soudain et lui accorda des faveurs de fiancé. Elle ne lui fit pas de recommandation cependant et ne lui imposa pas de promesse, comme c’est la coutume touchante. Il resta perplexe.

Il lui écrivit d’abord de longues lettres, des épîtres passionnées et prolixes de jeune homme épris. Aucune réponse ne vint. Il envoya une carte pressante et n’obtint pas plus de succès. L’éloignement et d’autres distractions continuelles refroidirent sa tendresse. Même il se rendit une fois, en automobile, avec des amis, dans la ville où elle habitait. Il passa devant chez elle. Elle rentrait justement d’une course et tenait son chapeau à la main, par les brides, avant d’ouvrir la porte. Il la salua d’un sourire et n’arrêta point. La vue de son visage lui mit pourtant au cœur une chaude douceur.

Il revint, ses vacances écoulées. Il s’abstint d’aller chez elle dès les premiers jours car il lui conservait rancune de son silence prolongé. Au bout d’une semaine il n’y put tenir. On aurait dit que Marguerite l’attendait. Elle avait une robe rouge feu qui avivait son teint. Elle était séduisante avec ses cheveux noirs qui lui tombaient sur la nuque. Il pensa qu’elle voulait le reconquérir.

Mais, pas plus qu’autrefois, Marguerite ne s’abandonnait. Paul la soupçonnait de borner volontairement ses effusions ou d’être impuissante à se confier, ou de se méfier de lui. Il regardait ce front uni, se demandant quelles pensées, quelle vie sentimentale, quelles réflexions se dérobaient en arrière, à chaque minute. Sa physionomie ne lui livrait point son âme. Il avait l’impression d’être au bord d’une nuit profonde et de la sonder vainement pour découvrir les choses qui se dessinaient dans le lointain. Elle se montrait plus aimable et plus douce.

Paul lui apportait des livres en abondance ; et le goût de Marguerite pour la lecture n’était pas aussi constant que la volonté qu’il avait de lui en procurer. C’était alors l’époque de la pyrogravure. Adroit de ses mains Paul l’accablait de cadeaux à l’en embarrasser. Sur des boîtes d’érable couleur de miel d’automne il gravait, avec la pointe d’acier rouge, les lettres de son nom entrelacées à des arabesques. Il sculptait des paysages sur des coffrets, dessinait des fleurs et des devises sur des pièces de velours épais, s’ingéniait à trouver toujours des motifs plaisants et nouveaux.

Il aimait à multiplier ses dons pour multiplier ses preuves de tendresse et l’attendrir plus sûrement. Ce qu’elle avait demandé une fois, elle le recevait dix fois. Elle n’avait plus le temps de désirer. Trop comblée, elle opposait un refus à l’offre d’une chose autrefois souhaitée, et ne remerciait plus qu’à peine ou pas du tout.

Paul fut surpris du résultat. Les premiers indices d’amour s’affaiblirent chez Marguerite. Elle le recevait avec moins de plaisir. Son attitude était alanguie, l’intérêt qui la tenait toujours en éveil et comme sur le qui-vive était mort, ses poses étaient abandonnées et lasses. Souvent encore il ne la trouvait pas au logis lorsqu’il sonnait chez elle.

C’était l’automne. Elle portait un renard argenté qui l’emmitouflait. Son visage délicat en était entouré. Le soir, ils marchaient dans la couche épaisse des feuilles mortes et bruissantes. Des vents impétueux passaient dans les arbres dépouillés pendant que la lumière de la lune faisait briller là-haut le clocher de l’église et des toits de maison.

Il tenait son bras, il était heureux quand même de marcher près d’elle qui ne l’aimait pas. Elle se dérobait et fuyait avec habileté, se déprenant prestement de ses embûches et refusait de s’engager. Il lui disait :

— Marguerite, pourquoi ne pas me dire immédiatement si vous m’aimez ou si vous ne m’aimez pas ? J’implore depuis si longtemps une réponse définitive.

— Je vous reçois bien, répondait-elle.

— Vous savez bien que ce n’est pas le mot que je désire.

Elle donnait ainsi une réponse évasive ou restait muette. L’amour de Paul devenait alors mélancolique, inquiet et tourmenté. Le doute restait toujours permis avec une échappée sur l’espérance.

Il ne songeait pas à s’avouer l’impuissance de sa volonté. Un peu plus d’efforts, croyait-il, et demain il serait maître des positions. Il redoublait alors d’attention et de prévenances. Il évitait les jeunes filles qu’il avait autrefois connues, pour lui prouver combien tout entier il était à elle. Il lui imposait sa présence et se tenait à l’affût pour l’aborder au hasard de ses courses. Il était toujours prêt à accepter son avis, à l’approuver avant qu’elle ait parlé, il ne discutait pas ses idées mais renchérissait aussitôt dans leur sens.

La crise éclata un après-midi d’hiver. Le temps était humide et sombre. Un brouillard froid saturait l’atmosphère. De rares passants glissaient dans la rue pendant que les cloches des vêpres sonnaient comme des glas.

Paul avait rendu visite à Marguerite au début de l’après-midi, puis une affaire pressante l’avait obligé à partir. Elle avait été froide, presque hostile. Son dédain s’était manifesté plus ouvertement.

Et maintenant Paul rentrait chez lui. Il rencontra un ami. Celui-ci le prit sous le bras et après quelques phrases banales lui raconta toute une histoire. Il avait vu Marguerite une heure auparavant à peine. Elle avait insisté pour qu’il entrât chez elle. Elle l’avait invité à plusieurs reprises et lui avait donné de fortes preuves d’intérêt.

Paul décida de ne plus la voir. Les jours suivants lui apportèrent le repos. Il n’avait plus d’inquiétude ou de tourment. Il était heureux du calme qui régnait au-dedans de lui-même, de la délivrance des doutes, des colères et des jalousies.

Il l’aperçut de loin, un soir, et la tristesse lui monta subitement au cœur. Il avait l’hallucination de sa personne. Il revoyait ses mains, ou ses yeux, ou sa figure comme si elle eût été là, devant lui. Certain que sa décision de ne plus la fréquenter ne changerait pas, il s’abandonnait à la joie douloureuse de l’évoquer, de la contempler et de l’aimer par le souvenir.

Une sœur cadette de Marguerite mourut presque subitement. Une visite s’imposait à Paul. Il arriva le soir. La première pièce, en entrant, était obscure. Il ne vit que la porte d’une seconde chambre où brûlaient des flammes scintillantes de cierges autour du lit blanc poussé contre les tentures mortuaires. Il en ressortit après quelques instants de prières. Il vit une femme accoudée sur la table. Il lui toucha légèrement l’épaule de la main. Elle se retourna vivement. Et avant qu’il eût compris ce qui lui arrivait elle passa impulsivement ses bras autour de son cou, et pleurait, sanglotait sur son épaule. C’était Marguerite. Cette mort subite de sa sœur la remuait jusqu’au fond d’elle-même. Elle s’accrochait à la première sympathie certaine, à l’affection sincère et passionnée. Un mouvement profond et instinctif l’avait jetée vers lui.

Et Paul croyait que ce soir funèbre avait éveillé subitement chez Marguerite l’amour pour lui et que la mort les avait unis indissolublement d’un lien sacré. Cette scène avec son décor l’émouvait jusqu’aux larmes de pitié et de tendresse. Et cet appel désolé vers lui, cette souffrance qui s’était blottie dans ses bras l’attendrissaient de compassion et fondaient ses préventions.

Paul revint plus tard. Elle confectionnait des vêtements de deuil et tout ce noir autour d’elle la rendait plus belle et plus captivante. Ses yeux battus et cernés témoignaient de larmes récentes, très souvent. Son chagrin lui donnait une gravité touchante. Ils ne revinrent pas sur le passé ou sur l’événement qui les avait réunis. Ils eurent des soirs de conversation reposante, intime et douce. Et ce mélange d’amour et de douleur avait pour lui un charme pénétrant, morbide et aigu qui imprégnait son âme.

Et Paul s’imaginait qu’après s’être élevés sur de tels sommets, avoir éprouvé pareils sentiments, ils ne retomberaient plus jamais à la médiocrité de l’existence et au petit train de leurs différends mesquins.

Ils y revinrent graduellement, comme il arrive toujours. Paul suivit la même tactique qu’autrefois. Il l’inonda de cadeaux, de visites et de marques de tendresse. Après quatre mois elle se dérobait de nouveau. Ce fut très court. Paul l’avertit qu’il ne se présenterait plus. Il croyait qu’elle changerait d’avis au dernier moment, sous l’effet de cette menace, mais elle en prit facilement son parti.

— Mais je ne vous retiens pas, mon cher ami, lui répondit-elle avec humeur.

Paul fut stupéfait et déconcerté. Cette nouvelle séparation le bouleversa parce que son amour était plus grand qu’autrefois. Il en demeurait inconsolable.

Plus tard il fut obligé de quitter définitivement la ville. Il passa les derniers soirs enfermés chez lui. Marguerite fit de nombreuses démarches pour le rencontrer par hasard, mais ne le put pas.

Paul vivait au loin depuis un an. La vie l’avait entraîné à d’autres préoccupations, elle avait calmé sa tristesse. Il pensait quelquefois à Marguerite, mais pour tenter de découvrir après coup l’énigme de son caractère et de connaître la raison pour laquelle il n’avait pas su se faire aimer. À propos de rien il reçut d’elle un portrait qu’il lui avait vainement demandé. Elle avait inscrit son nom au verso et c’était tout. Était-ce une offre de recommencement, une marque délicate de repentir pour l’avoir traité durement, un souvenir pour le récompenser de l’avoir si longtemps aimée ? Paul était décidé à ne plus se laisser reprendre et le lui dit. Il ne voulait pas retomber dans les tortures passées. Ils correspondirent à intervalles éloignés. Chacun dévorait les lettres de l’autre. Le passé attirait Paul invinciblement. Il y pensait souvent, il s’oubliait dans de longues rêveries à ressusciter les expressions de l’absente et ses gestes, à revivre toutes les scènes du passé.

Puis un jour elle lui annonça qu’elle se mariait. Leur amitié se dénoua sans récrimination et sans amertume. Mais une mélancolie passagère l’accabla pendant quelques jours, comme s’il eût souffert d’une déception.

Et maintenant il se demande quel diplomate a su verser à Marguerite juste assez d’amour pour ne pas l’assouvir, juste assez de témoignages d’amour pour l’aguicher, l’exciter, lui en faire espérer plus, désirer plus, sans jamais la contenter pleinement… et ainsi la retenir.