Éditions du Devoir (p. 63-90).


Au Bord du Lac Bleu



Nous nous retrouvions, chaque année, Pierre et moi, dans un coin perdu des Laurentides. Pendant un mois et demi ou deux, jusqu’à la fin de septembre ordinairement, nous parcourions les montagnes, les forêts et les lacs, campant sous la tente et vivant, comme les chasseurs, de gibier tué par nous ou de poissons pêchés au courant de quelque rivière inconnue. La plupart du temps couchés avec le soleil et levés avec l’aube, nous menions une existence nomade, errante et saine dans les régions infréquentées.

Ces souvenirs sont ineffaçables dans ma mémoire. Nous faisions des portages le long des rapides tumultueux qui bondissent parmi des roches rougeâtres, le canot d’écorce léger sur nos épaules, et récompensés des misères de nos longues marches si nous apercevions, tout à coup, entre les troncs d’arbres, la surface d’un lac limpide au creux des montagnes bleues. Nous allumions le feu de notre bivouac avec des pommes de pin et des branches sèches, au fond de gorges étroites et sombres, dans des clairières entourées de bois profond, au sein de vallons qui ne nous laissaient voir du firmament qu’un large cercle étoilé. Et, en face du panorama des collines basses, vieilles, lumineuses et douces, nous passions des heures sur des rochers élevés par les nuits de pleine lune, aussi immobiles que des sphinx et émus par la beauté des choses et leur grandeur.

Par les jours d’orage, c’était le repos sous la tente de toile à écouter la pluie chantante et chaude tomber sur les feuillages dans un brouillard blanc. Et quelquefois, s’arrondissant ainsi qu’un halo, un arc-en-ciel coiffait un mont ou dessinait une arche de pont multicolore entre deux sommets.

Dans les terrains dévastés par les feux de forêts, des arbres calcinés, noirs et nus se dressaient sur des crépuscules d’une rougeur de cuivre. Ou bien la lumière horizontale du soleil couchant, baignait tout un horizon de dômes, de pythons pointus et brisés, ou se précipitait, poussiéreuse et dorée, dans un ravin, comme à travers une écluse ouverte.

Cette année-là nous avions choisi, pour centre de nos opérations, le petit village de Bellerive, sur le côté nord du lac Nominingue. La voie ferrée des Laurentides venait à peine d’être construite, et tant d’endroits plus rapprochés avaient été mis à la disposition des touristes que leur flot n’était pas encore remonté jusque là. On y voyait à peine une dizaine de maisons occupées par de pauvres colons et un grand chalet plat que s’était fait construire un monsieur Chevalier, marchand de bois enrichi par son commerce. La région d’alentour était presque déserte.

Nous étions sur les lieux depuis huit jours, nous revenions de notre première expédition. C’était un samedi après-midi. Un vent violent soufflait malgré le ciel pur, et il fallait louvoyer pour éviter les vagues trop hautes qui se gonflaient au milieu du lac. En explorateurs peu pressés, nous suivions les courbes du rivage, visitant les baies, débarquant au fond des anses. Nous contournions avec difficulté une pointe rocheuse lorsqu’un cri nous parvint tout à coup. Au loin une embarcation dansait sur la lame d’où l’on nous faisait des signaux désespérés. Il n’y avait pas à hésiter. En moins de dix minutes nous eûmes atteint le canot en détresse. Deux femmes énervées et apeurées s’y trouvaient. Parties par un temps calme, elles avaient été effrayées et surprises par ce coup de vent subit et la rameuse avait échappé son aviron. Alors incapables d’avancer ou de se diriger, elles étaient ballottées par la houle qui emplissait la chaloupe peu à peu. Pierre y sauta tout de suite avec sa rame et nous reprîmes aussitôt le chemin de Bellerive.

Les naufragées que nous avions ramenées étaient Madame Chevalier et sa fille Annette. Aussitôt abordé, je me dirigeai vers elles. Pierre qui avait déjà lié connaissance, me présenta. Madame Chevalier n’avait pas conservé beaucoup de sa beauté ancienne. Elle avait environ quarante-cinq ans, elle était maigre et s’habillait sobrement. À force de la fréquenter je m’aperçus plus tard qu’elle avait cet incomparable talent social de faire briller les autres. On aurait pu la comparer à un briquet auquel tous les esprits venaient s’allumer.

Mais quelle surprise en voyant Annette ! Elle avait à peine dix-sept ans, elle était de taille moyenne et possédait d’épais cheveux cendrés d’une nuance admirable. Ses yeux bleu-gris avaient un charme de douceur et de vivacité. La figure était ronde, les lèvres un peu grosses, mais la peau blanche et les gestes brusques et vifs.

Elle eut pour me remercier un mouvement subit qui lui fit tendre les deux mains et serrer les miennes :

— Nous avons eu tellement peur, maman et moi. Nous ne fournissions plus à vider le canot. Et c’était ma faute parce que j’avais voulu revenir tout de suite avant l’heure du train qui doit amener papa. Je pleurais, mais maman était plus courageuse et ne désespérait pas. En voyant votre canot dépasser la pointe du rocher, j’ai bien vu que nous étions sauvées.

Elle parlait d’une voix encore haletante et entrecoupée, revivant à mesure devant nous les sentiments qu’elle avait éprouvés. L’émotion du cœur se manifestait sans contrainte.

Nous acceptâmes le souper dans le beau chalet de la place aux larges vérandas recouvertes de vignes grimpantes et qui avait pour horizon le lac et cette presqu’île qui s’avance au milieu, ainsi qu’un éperon, pour fendre les flots. Pierre avait été placé à côté d’Annette. À peine à table, ils étaient déjà familiers. Ils s’absorbaient dans une causerie à deux, en aparté. Leurs yeux rayonnants et soudainement illuminés, leur entrain, leur gaieté révélaient l’éclosion d’une sympathie née à première vue, rapide et inévitable, qui leur faisait déjà au milieu de nous une intimité complète, comme s’ils eussent été seuls dans la pièce.

Ce soir-là était d’une douceur exquise. Longtemps dans la nuit, nous restâmes en face du lac dont nous entendions les clapotis sur les piliers de la maison. Le vent humide des forêts vierges nous arrivait par grandes bouffées alenties. Et, accoudés à la balustrade, nous nous penchions pour béer à ce vide obscur et sentir nous envelopper la fraîcheur de cet amphithéâtre secret de notre pays.

Annette et Pierre causaient ensemble en arrière de nous. Ils semblaient avoir beaucoup de choses à se dire, comme des fiancés qui se retrouvent après une longue absence avec des arrérages de confidences. Une lueur nouvelle se lisait en leurs regards qui s’interrogeaient timidement et n’osaient se fixer. Ils se sentaient glisser sur la pente d’une affection commune, mais on aurait dit que l’accord entre eux se développait trop vite pour qu’ils pussent le réaliser à mesure ; qu’ils craignaient d’aller tout de suite au point où il les menait ou bien que leur amour naissant s’épanouissait si rapidement au fond d’eux-mêmes que leur conscience ne suffisait plus à enregistrer ses progrès et à le constater, prise d’un vertige inconscient mais aussi d’un désir vague et puissant.

Et lorsqu’il fallut repartir, je vois encore sa main fine qui se tendait vers la sienne, et ses yeux où il y avait de la reconnaissance, de l’ardeur, une supplication déjà sûre d’être exaucée :

— Vous reviendrez demain, c’est dimanche et nous irons en canot ?

C’est pourquoi il me fut inutile de parler, ce soir-là, de préparatifs de départ, d’un itinéraire à fixer, du Petit Nominingue avec ses îles que l’on atteint par les méandres d’un marais herbu et vert où se dessine la ligne d’eau des chenaux.

Les allées et venues entre notre pauvre campement et le chalet des Chevaliers ne cessèrent plus. Annette était d’une nature trop rare pour que Pierre n’en subît pas immédiatement le charme. Jusque-là elle passait ses années au couvent des Ursulines, à Québec, et ses vacances à Bellerive où sa famille émigrait dès les derniers jours de juin. Elle avait ainsi conservé sa fraîcheur et sa naïveté naturelles, et surtout une sensibilité neuve et une impressionnabilité que n’avaient pas encore usées les spectacles et les évènements de la vie : elle sentait tout pour la première fois. La moindre chose l’affectait, elle vibrait sans cesse et c’était sur son visage une succession continuelle d’émotions contradictoires et changeantes.

Il y avait en même temps chez elle, comprimées et maintenues par la règle monastique et la monotonie de la vie conventionnelle, une surabondance de sentimentalité, et de telles réserves de forces qu’elles s’écoulaient avec violence dans la moindre sensation que la vie excitait en elle et l’exagéraient. Elle recevait alors des choses une impression trop profonde, disproportionnée à sa cause. Cette exubérance se devinait à ses moindres gestes ainsi que son abondance intime et sa vivacité nerveuse jamais dépensée.

Ces qualités se révélaient en elle à tout instant. Si sa mère lui faisait une chose qui lui plaisait elle se jetait subitement à son cou, l’embrassait à ne plus finir, sautait et battait des mains. Pour la moindre mésaventure, elle était prête à pleurer, à se répandre en larmes et à s’abîmer dans un grand désespoir. L’arrivée de son père à l’improviste la jetait dans des transports qu’elle ne pouvait calmer. Elle passait son bras sous le sien, marchait à ses côtés, babillait étourdiment, le regardait dans les yeux, butant aux pierres du sentier et s’accrochant à toutes les barrières. Continuellement passionnée et agitée, elle vivait dans son tourbillon intérieur. Primesautière, naïve et exubérante, Annette n’en était pas pour cela faible et délicate. Elle était, au contraire, robuste, bien proportionnée, d’une santé et d’une vitalité admirables.

Annette et Pierre partaient en canot lorsque le crépuscule tombait sur le lac Nominingue d’un bleu si pur et si foncé. Toute la surface claire et limpide jusqu’en ses profondeurs luisait entre les verdures des rivages. Un couchant rose de flamme s’éteignait au-dessus de la pointe des Jésuites où les pins sur le ciel faisaient une dentelure noire comme l’encre. Au loin, partout, reflétées quelquefois dans l’eau, s’élevaient les montagnes, les dômes obscurs et sombres, troupeau bleuâtre. Des anses, des baies s’évasaient pour ouvrir des perspectives sur des plaines vaporeuses, d’autres monts dans le lointain, et des vallons où les brouillards des savanes flottaient comme des voiles de mousseline accrochés aux buissons. Rien ne bougeait, rien ne brisait le silence jusqu’à l’extrémité de l’horizon.

Puis la grande clarté lunaire et blanche s’épanchait, argentant le lac en longues traînées, déversant sur les pentes sa lumière discrète et froide, baignant tout le paysage d’une atmosphère élyséenne de rêve. Les versants des hauteurs et les fôrets devenaient noirs comme des tentures de deuil et de petits nuages d’ouate passaient sur la face pâle de la lune.

Le matin, ils se retrouvaient aux heures humides, innocentes et fraîches de l’aurore, lorsque les vents n’ont pas encore commencé à souffler et que le soleil se lève dans une brume rouge. Des vapeurs blanches montaient du creux des plaines mouillées, et les chants d’oiseaux multipliés retentissaient dans le calme universel tandis qu’ils regardaient surgir du fond des bois et tout à coup voguer l’orbe étincelant.

Ils se promenaient en canot sur le lac bleu. L’embarcation était la seule chose mouvante. On voyait sa silhouette blanche à l’avant, à l’arrière celle de mon ami. Ils se laissaient aller et glisser, oubliant l’heure, la nature et le monde. Ils se découvraient avec admiration. Ils cherchaient à se connaître, instinctivement, dans tous les détails, pour s’envelopper plus parfaitement d’amour et ne rien laisser dans l’autre qui ne soit touché par le baiser de l’affection.

Pierre était plus âgé, plus mûr et plus sûr de lui-même. Il conduisait la conversation, évoquait ses souvenirs d’aventure dans les Laurentides. Elle écoutait, le visage heureux, effrayé, gai ou pensif ; on aurait dit, tant elle subissait les impressions et les sensations qu’il décrivait, tant elle était obéissante à prendre la nuance d’âme appelée par les mots, tant elle vibrait enfin du sentiment qui l’animait en parlant et le laissait voir sur sa figure, qu’il jouait sur son âme comme sur un clavier afin de lui faire rendre tous les sons.

Et lorsqu’on les voyait revenir à la brunante, au bord du lac bleu, elle était suspendue à son bras, un peu craintivement, avec un tel air d’enthousiasme et d’admiration dans les yeux, avec un tel amour rayonnant autour d’elle que l’on pénétrait tout de suite son secret. Elle se tenait près de lui, elle l’écoutait parler comme s’il eût été un jeune dieu, elle le contemplait naïvement.

Pourtant ils n’avaient encore échangé aucune parole d’amour. Ils se connaissaient depuis quinze jours à peine, et déjà ils s’étaient accordés, pénétrés et compris. Puis un soir du commencement d’août, ils s’en allèrent à la source boire au clair de lune. Elle sourdait des profondeurs du rocher, froide et crystalline elle dégoulinait entre les tilleuls au tronc lisse et au large parasol qui la couvraient d’un dais de verdure et d’obscurité. Cette nuit était belle et chaude, tressaillante, avec ses étoiles en guirlandes posées sur les sommets ; et le bruit sur les pierres de l’eau invisible était un chuchotement, un murmure, un chant clair et fin de tendresse ; et l’ombre était un complice. Ils arrivaient d’une promenade. Pierre la suivait, réalisant tout à coup le sentiment né si vite en lui qu’il ne l’avait point vu croître. Il la regardait avec stupéfaction se balancer devant lui dans le sentier. Un grand tumulte éclatait au fond de son cœur. Son bonheur était si lourd et si grand qu’il se sentait désemparé. Annette s’arrêta brusquement, et, trébuchant, Pierre lui saisit la main. Emporté par une force secrète, il l’attira à lui de ses bras nerveux et forts. Mais la tête en feu, bouleversée, frémissante, Annette s’arracha à son étreinte et se mit à courir vers la maison.

Elle l’aima, comme savent aimer les jeunes filles, à la fin d’une adolescence pure. Elle le trouvait supérieur à tous les autres hommes. Le regard de Pierre longtemps fixé dans ses yeux jetait en elle un émoi délicieux. Elle avait de l’orgueil à sentir à côté et comme penchée sur elle avec adoration, cette nature plus forte, plus rude et plus énergique que la sienne, qui la caressait mais aurait pu la meurtrir, qui la protégeait mais pouvait aussi bien broyer sa faiblesse. La vie lui paraissait d’avance facile avec quelqu’un pour lui tracer une large voie. En même temps naissait en elle une vocation de sacrifice et de renoncement, un désir et une joie de la soumission et de l’humiliation de sa personne devant lui. Elle devenait attentive aux souffrances et aux bonheurs de Pierre, inquiète et palpitante aux moindres symptômes, malléable entre ses mains. Elle mettait tous les scrupules d’une conscience timorée à suivre les directions morales à peine appuyées et à obéir aux plus fines indications. Et tout au fond il y avait en elle la fierté amusée d’être quand même la souveraine par l’affection qu’elle inspirait.

Et Pierre aimait Annette, comme on aime un enfant, avec sollicitude, avec émerveillement pour ses grâces et ses beautés. Il voulait la laisser se développer, non pas dans la crainte, mais dans la serre-chaude de la douceur et de la tendresse. Il la considérait comme une compagne indispensable parce que les yeux lucides et purs de la jeune fille avaient une vision plus claire, plus innocente du monde et découvraient plus sûrement le mal.

Ils s’aimèrent dans un ravissement ineffable. Par les après-midis où le lac Nominingue se plisse de courtes houles bleues portant à leur crête une frange d’écume blanche, ils s’en allaient à la pointe des Jésuites, sur les hauteurs rocheuses. Et là, ils sentaient passer sur eux, entre les pins embaumés et bruissants, le grand vent sauvage qui se coule entre les gorges des montagnes inhabitées. Ils regardaient autour d’eux l’eau colorée à l’assaut du rocher, et s’étendre en arrière les bois millénaires au-dessus desquels planaient les têtes des vieilles pruches déchiquetées et sèches, les pointes des sapins géants et le dôme des gros ormes dont la verdure s’évase comme des gerbes. Et dans leur cœur, dans ces solitudes immenses, germait et grandissait avec violence l’orgueil superbe de la félicité.

Mais j’avais eu un pressentiment en les voyant revenir un soir, ayant remarqué pour la première fois le contraste qui était en eux. Pierre avait les cheveux, les sourcils, la moustache d’un noir de jais. Ses yeux étaient extraordinairement brillants. Sa sensibilité fine, sa force d’exaltation intérieure, se mêlait à quelque chose de sombre, d’inquiet, de soupçonneux et d’agité. Une déception d’amour l’avait rendu amer. Concentré et toujours taciturne, il ne m’avait pas fait de confidences sur cette aventure sentimentale qu’il cachait par pudeur.

Et j’avais eu peur pour eux ce soir-là, et je lui avais dit :

— Prends garde, Pierre ! Cette jeune fille est dangereuse pour toi et tu es dangereux pour elle. Tu peux la blesser et elle souffrira plus que d’autres, parce qu’elle ressent plus vivement les joies, les chagrins et tous les sentiments. Prends garde, Pierre, prends garde de la faire pleurer. Il me semble que la souffrance en elle sera terrible et dévastatrice. Elle y mettra autant d’excès que dans sa tendresse, et, par ce soir où la terre te paraît si belle, j’ai peur pour elle et j’ai peur pour toi.

Il ne répondait pas, absorbé dans son bonheur et sourd aux conseils. Il songeait, et toute la soirée, par la fenêtre, il regarda dormir entre les arbres des pans du lac bleu.

Le lendemain fut moins joyeux. Jusque-là, Bellerive avait été désert, et des parents, des amis de la famille Chevalier arrivèrent pour passer quelques semaines. Un après-midi, Pierre qui venait pour voir Annette, apprit qu’elle était partie à cheval avec un de ses cousins ; on les attendait d’une minute à l’autre. Elle ne revint qu’à cinq heures et la partie de canot fut manquée. Tout le temps qu’avait duré l’attente, Pierre était resté, silencieux, assis dans un coin de la véranda, étranger à tout ce qui se passait autour de lui. Lorsqu’Annette arriva, essoufflée, heureuse, riante, criant de plaisir, il resta longtemps fermé et froid, compassé et poli, répondant sans hâte et par monosyllabes. Stupéfaite et saisie du changement de ses manières, elle le regardait avec étonnement, et attristée tout à coup jusqu’au fond de l’âme.

— Mais qu’avez-vous ? Je veux le savoir. Dites-le moi. Vous n’êtes plus comme d’habitude et j’avais tant hâte de vous voir.

Elle le suppliait, tyrannique, elle se butait dans sa question, décidée à tout apprendre.

— Vous avez été bien longtemps à votre promenade, et j’ai souffert.

— Vous étiez jaloux, alors ?

— Oui, j’étais jaloux. Et dans ses yeux s’allumaient encore des lueurs de tristesse et des lueurs de colère, à intervalles réguliers, comme les feux d’un phare, se cachant, se montrant, des lueurs troubles et vagues.

Curieuse, Annette l’examina un instant sans rien dire, puis, prise de la hâte de se disculper, de montrer son innocence, elle parla à flots pressés.

— Mais je ne pouvais pas refuser. Lucien est un de mes grands amis. J’étais heureuse de le revoir. Et nous étions si bien en montagne, au galop des chevaux. J’étais étourdie, un peu grisée et ivre de vitesse. Le temps a passé et je ne me suis aperçue de rien.

D’ailleurs ses paroles plaidaient moins bien que ses yeux et que l’expression éloquente de ses traits. Il était impossible de s’y tromper tant l’innocence rayonnait d’elle. Elle était partie, sans penser à autre chose, parce que la proposition d’une course à cheval l’avait tout à coup saisie et enthousiasmée de bonheur.

Le sang lui montait maintenant à la figure de ce qu’on pouvait la croire coupable d’une indélicatesse. Elle s’accrochait au bras de Pierre, pleurant presque, demandant l’oubli et le pardon. Cette première brouille la mettait hors d’elle-même. Alors il s’adoucit un peu.

— Je sais bien que vous n’êtes pas coupable. Mais il faut surveiller les apparences, Annette. C’est avec elles qu’on se fait une certitude.

Annette demeura près de lui, plus humble et plus soumise, anxieuse et attentive, redoublant dans ses yeux l’expression affectueuse afin de reconquérir le cœur de Pierre et de consoler la souffrance qu’elle lui avait involontairement faite. Elle prenait des résolutions héroïques pour conserver intacte leur grande tendresse. Et, ce soir-là, ils eurent l’air de deux convalescents tant la convalescence réelle de leur sentiment transparaissait dans leur personne. Ils étaient plus gais, plus animés, ils riaient à n’en plus finir pour le moindre mot, enfin ils ne se quittaient pas des yeux comme si la menace qui avait passé sur leur amour leur en avait mieux fait comprendre le prix.

Mais transportée du couvent aux limites extrêmes de la civilisation sans cette pratique du monde qui apprend à se mieux posséder, Annette commettait chaque jour de nouvelles fautes ; sans pouvoir s’en empêcher, toujours plus confuse et plus repentante, mais victime chaque fois de sa nature débordante, primesautière et violente. Elle quittait Pierre pour causer avec un autre groupe de jeunes garçons et de jeunes filles, parce qu’elle avait entendu un mot ou une phrase qui avait déclenché subitement tout un flot de souvenirs. Et là, elle se mettait à parler, à jaser, à dire toutes ses pensées sans songer à son ami qui l’attendait, morose et solitaire. Sa jeunesse irrépressible ne résistait pas à une invitation imprévue : elle partait en coup de vent, sans chapeau, excitée et heureuse. Elle conversait avec ses frères, ses sœurs, sa maman, oubliant l’heure, et lorsqu’un causeur intéressant racontait un récit, elle l’écoutait en buvant ses paroles.

Et Pierre, irrité, se contenait de moins en moins lorsqu’Annette revenait à lui craintive et contrite. Un autre plus habile l’aurait abandonnée, libre et jeune, aux mouvements de sa pure, loyale et saine jeunesse. Il se serait contenté de la mettre en garde, de la former avec une tendre douceur énergique et de lui faire adopter, peu à peu, le changement d’attitude que nécessitent les fiançailles chez une jeune fille. Et surtout il lui aurait demandé avec instance de réfléchir avant d’agir et de se surveiller sans cesse afin d’éviter les incidents désagréables que sa précipitation entraînait. Mais Pierre était jaloux, et lorsque l’homme est jaloux il devient vite injuste, emporté et brutal.

— Annette, lui disait-il, je ne peux pas vous pardonner plus longtemps. La prochaine fois, ce sera fini entre nous. Vous ne m’aimez pas pour m’oublier ainsi.

— C’est plus fort que moi, je prends feu trop vite. J’essaie de me modérer, mais je ne peux pas toujours réussir encore. Mais si vous saviez comme c’est mal de douter de moi ! Vous m’apprenez ainsi qu’il est possible que j’accomplisse des choses auxquelles je ne pensais seulement pas. C’est une possibilité de mal faire que vous m’indiquez chaque fois que vous me dites vos soupçons. Dans mon ignorance je n’étais pas tentée, tandis que maintenant je peux l’être.

— C’est vrai, vous avez raison, répondait-il. Puis il ajoutait avec tristesse : Je crois quelquefois qu’il y a dans nos natures un antagonisme et une incompatibilité dont j’ai peur.

Mais ces instants de lucidité étaient toujours rares. Pierre recommençait à lui faire des défenses, parlant d’une voix brève et dure, pendant que ses yeux noirs avaient leurs lueurs étranges. Et Annette se révoltait contre l’injustice et contre l’incompréhension. Elle s’affolait, fine créature nerveuse qui sentait trop vivement le mors, elle passait en une minute par tous les sentiments contradictoires et extrêmes, elle se cabrait, elle s’humiliait, elle pleurait, s’indignait et ripostait.

Pierre n’était pas jaloux seulement. Voici ce qu’il lui dit un soir qu’il était triste : — Toutes les fois que vous me quittez, que vous vous en allez, que vous prenez autant de plaisir à rire et à causer avec les autres que vous en prenez avec moi, toutes les fois enfin que vous me faites ces petites infidélités inconscientes, il me semble que vous m’aimez moins complètement et moins parfaitement que je vous aime. J’ai peut-être placé mon idéal trop haut, mais votre conduite me présage quelquefois une vraie infidélité qui me serait plus douloureuse.

— Je vous aime pendant tout ce temps-là, répondait-elle. Je ne peux pas empêcher qu’à un moment donné un autre sentiment n’intervienne et n’éclipse, pour quelques minutes, l’amour que j’ai pour vous. Mais ma tendresse est toujours aussi exclusive et aussi forte. Je ne peux pourtant pas arrêter ce qui se passe en moi.

Elle savait qu’elle était dans la vérité, mais quelquefois l’inquiétude et la crainte troublaient maintenant son cœur.

Pierre n’allait pas au fond de son malaise. Les irritations de ces derniers jours avaient rappelé, par une ressemblance frappante, les aventures de sa première déception. Sans y penser et en suivant ses mouvements naturels, Annette faisait ce qu’une autre qui l’avait trompé avait accompli par ruse et par calcul. L’identité était si grande dans les apparences que Pierre ne distinguait plus bien. Son premier amour empoisonnait son second. Il était jaloux parce que la crainte de ne pas être aimé poursuit celui qui a été une fois déçu et le rend très sensible aux moindres signes d’une infidélité ; il avait un idéal très élevé d’amour parce que sans une adoration perpétuelle, il ne sentait plus en sécurité chez l’autre le sentiment qui devait les animer tous les deux.

Lorsqu’il était calme, Pierre se promettait de soumettre tous ses soupçons à la critique de sa raison. Mais les passions sont comme des marées puissantes qui entraînent avec elles, dans leur montée ou leur descente, la raison, cette échelle d’étiage, de sorte qu’elle demeure impuissante à marquer un niveau. Et si la jalousie ressaisissait Pierre, il devenait toujours sa proie. Il souffrait un peu tout le long du jour maintenant. Il n’avait plus de repos. Chaque évènement envenimait sa blessure. Des souvenirs mauvais le hantaient. Renfermé et inquiet, il passait des heures à se torturer lui-même.

Puis Annette partit un soir après le souper pour une promenade en canot avec des cousins et des cousines. Et lorsqu’ils furent au milieu du lac, histoire de taquiner la jeune amoureuse, ils laissèrent reposer les rames pour mieux rire et chanter. Annette n’osait dire son désir ardent de revenir à terre tout de suite parce qu’on la plaisantait toujours un peu sur la jalousie de Pierre dont chacun s’était aperçu. Elle riait nerveusement, le temps passait, le crépuscule mourait en arrière du rideau des pins. Elle se mit à pleurer sourdement, la tête dans ses mains, l’amertume secrète de ses fiançailles lui remontant au cœur tout à coup. La gaîté s’éteignit comme une flamme sous un coup de vent. Ils revinrent en hâte.

Je la vis courir au coin de la véranda où Pierre se tenait, dans l’ombre, une main sur le bras du fauteuil. Annette enveloppa doucement cette main des siennes, arrivée en tapinois, sur la pointe du pied. Mais à ce contact, il fit un geste brusque, pour se dégager, et se leva très pâle. Avant qu’elle eût parlé, il lui disait déjà :

— Veuillez accepter mes plus sincères remerciements, mademoiselle, pour le plaisir que j’ai eu à vous voir et à vous fréquenter pendant ces courtes vacances. Je suis rappelé à mon bureau, et comme je devrai quitter Bellerive demain, j’attendais votre retour pour vous faire mes adieux.

Il la salua et partit sans que, stupéfaite et déconcertée, elle eût le temps de se disculper. Elle se précipita vers moi.

— Empêchez-le de partir, dit-elle, ne le laissez pas partir. Retenez-le, il sait bien que je n’aime que lui au monde. Vous le garderez, vous lui expliquerez tout de ma part ?

Tout son orgueil avait disparu. Il ne restait plus qu’une petite fille aimante et désolée, qu’une enfant éplorée qui me suppliait. Mais tout au fond elle ne croyait pas à ce départ.

Pendant une partie de la nuit et de l’avant-midi, je m’acharnai à raisonner avec Pierre et à changer sa décision. Il me répondait toujours la même chose.

— Nous nous ferons souffrir réciproquement, malgré tout notre amour. Elle est justement l’épouse qui me ferait une existence intolérable et je suis justement celui qui lui serait insupportable.

Et il me disait ces choses sans honte, comme si toutes les incompatibilités de nature n’étaient pas des cas nos défauts, nos passions et nos vices s’opposent sans se vaincre et restent dressés en face les uns des autres, à se combattre. Il n’y a qu’à se corriger et à devenir meilleurs. À mesure que l’amélioration se produit, l’antagonisme s’efface.

Malgré mes objurgations Pierre partit.

Annette était seule. Elle s’était ménagé cette solitude pour l’explication finale. En me voyant paraître sans mon ami, elle comprit. Elle ne me posa point de questions. Elle tressaillit imperceptiblement de tous ses membres, mais se ressaisit aussitôt. Une fierté indomptable était en elle. Elle demeura assise, si fine, si blanche, si jolie, sur la véranda au bord du lac bleu. Elle se mit à parler. Et j’eus conscience tout de suite qu’elle voulait se donner le change à elle-même, se laisser glisser tout entière dans un autre sentiment, éprouver une autre émotion afin de ne rien sentir, pour le moment, en dehors d’eux. Elle me parlait avec volubilité de sa vie de couvent ; elle s’enthousiasmait pour la nature. Puis, s’il y avait un silence, une pause, elle se remettait à tressaillir encore, et repartait sur un autre sujet. Elle voulait mettre des barrières à sa douleur, n’y pas penser, ne pas la laisser entrer en elle, elle lui défendait les portes et les issues de son âme, avec vaillance, elle repoussait à deux mains le désespoir qui rôdait, attendait avec patience autour d’elle pour la submerger d’une vague irrésistible et la rouler aux flots de la mer. Elle ne pouvait pas le regarder en face et jusqu’au fond d’elle-même elle en avait une peur infinie.

Et je n’en pouvais plus, je ne pouvais pas parler parce que ma voix se serait étouffée dans ma gorge et que les larmes auraient jailli de mes yeux. Il me semblait qu’elle serait mieux, seule, étendue sur sa chaise longue, à se posséder, à se combattre, à réaliser et à accepter sa souffrance ; et c’est pourquoi je partis.

J’avais le cœur oppressé. Je m’en allais dans le chemin, envahi tout à coup d’une pitié et d’un dégoût angoissants, d’un abattement qui m’accablait. Soudain, j’entendis des bruits en arrière de moi. J’eus à peine le temps de me jeter dans les broussailles, épouvanté. C’était Annette, Annette en robe blanche, passant à bride-abattue sur le pur-sang dont son père seul se servait. Debout sur les étriers, haletante, folle de douleur, elle s’en allait dans la nuit, rabattant toujours sur les flancs du cheval enragé la longue cravache sifflante qu’on entendait au loin. Elle fuyait, plongeant ses regards dans l’obscurité, au galop dans les montées à pic et les descentes brusques, au bord des corniches pierreuses où les sabots de la bête bondissante sonnaient en faisant jaillir des étincelles. Éperdue, délirante, échevelée, elle voulait, dans cette course furieuse qui employait toute son attention et toutes ses forces, échapper à son désastre intérieur, fuir d’elle-même et de son âme, s’épuiser pour ne plus sentir cette souffrance lancinante et insupportable et cette sensation du néant qui l’avaient torturée en quelques secondes de solitude.

Je voulus un moment courir après elle, empêcher un accident, quelque chose de monstrueux auquel je ne pouvais croire. Puis je m’arrêtai, essoufflé et défaillant. Je pleurais, je m’affolais, je criais. Je repris un peu de sang-froid et je revins lentement, tout prêt à l’action. Le chemin qu’elle avait pris faisait un long détour dans la montagne pour revenir de l’autre côté. Dans une heure elle serait de retour à moins qu’un malheur ne fût arrivé. Alors je revins à la maison où Madame Chevalier se désespérait. Et ce fut une attente fiévreuse dans cette nuit si belle.

Elle déboucha subitement de l’obscurité. D’un geste brutal, rejetée en arrière d’un seul mouvement, elle arrêta net le cheval au bas des marches. La pauvre bête était en nage, elle tremblait, les naseaux sanglants, la tête basse, déjà secouée du frissonnement de la mort. Annette sauta et voulut monter les marches. Mais elle ne le put pas. Elle s’affaissa sans une plainte et sans un soupir. Elle était à terre maintenant, la douleur et le désespoir l’avaient rejointe et sur elle se jetaient, comme à la curée.

Il fallut la porter dans un hamac sur la véranda. Et la veillée douloureuse commença, au bord du lac qui porte une écume blanche à la crête de ses vagues bleues.