Plon-Nourrit et Cie (p. 20-25).
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Au moment où, par la capitulation du port péruvien du Callao, le dernier soldat espagnol vient de quitter le sol américain, donnons un coup d’œil à l’ensemble de ce vaste continent qui va désormais vivre de sa vie propre et ne devra plus, selon la théorie énoncée par le président des États-Unis Monroë (1823), servir de terrain de colonisation à aucune puissance européenne. Il est séparé de l’Amérique anglaise par un Mexique désormais indépendant. Un aventurier, Iturbide, après avoir écrasé au profit du roi d’Espagne la cause de la liberté, s’est lui-même proclamé empereur, mais ses sujets qui ne veulent pas de lui l’ont bientôt renversé. Le 1er  janvier 1825 a été inaugurée une république fédérative établie sur le modèle de celle des États-Unis. Vient ensuite l’ancienne capitainerie générale de Guatemala qui a suivi d’abord les destins du Mexique, puis est devenue la république des Provinces-Unies de l’Amérique centrale. Ces « provinces » sont le Guatemala, Costa Rica, le Nicaragua, le Honduras et San Salvador. Leur constitution est encore plus démocratique que celle des États-Unis.

Aux environs de l’isthme panamique commencent les domaines de Bolivar. Depuis 1819, le Venezuela et la Nouvelle-Grenade forment la république de Colombie ; il en est le chef. En outre, le 20 février 1824, le Pérou l’a nommé dictateur et, depuis le 31 octobre 1825, il est aussi le maître des régions du Haut-Pérou érigées en république de Bolivie par le général Sucre qui les a émancipées. Le Chili s’organise tout le long du Pacifique. Sur la côte de l’Atlantique se tiennent les Guyanes (dernières possessions des puissances européennes), le vaste empire brésilien, enfin la république de la Plata avec, entre eux, l’Uruguay objet des convoitises réciproques. Le Paraguay demeure au centre, muré dans son isolement volontaire. La population totale n’était, au moment où éclata la guerre de l’Indépendance, que de 6 millions à peine, répartis comme suit : 1 200 000 en Colombie, autant au Pérou, 900 000 au Venezuela, à peu près autant au Chili et à la Plata… Sur l’ensemble, un septième d’Espagnols, trois septièmes d’Indiens, trois septièmes de créoles et de races mélangées. Les créoles sont « vifs, turbulents, brouillons » ; les Indiens « mornes et apathiques » ; ni les uns ni les autres n’ont appris à aimer le travail manuel. L’instruction est plus que retardée. L’esclavage, du moins pour les enfants à naître, n’existe plus guère qu’au Brésil et c’est un avantage sensible qu’a l’Amérique espagnole sur l’Amérique anglaise. Sur d’autres points la première se trouve désavantagée par rapport à la seconde.

Bolivar avait pris goût à la dictature. Le « code bolivien » — constitution rédigée par lui et à laquelle il rêvait de gagner la totalité de l’Amérique espagnole — en fait foi. Il s’était persuadé que ce régime absolutiste était la préface indispensable à la garantie de la liberté. Un congrès convoqué à Panama en vue de cimenter l’unité échoua piteusement. Ni le Chili, ni la République Argentine, ni le Brésil n’y voulurent participer et le rêve des États-Unis du Sud s’évanouit. Puis le Pérou échappa à Bolivar et ensuite la Bolivie. Le Venezuela enfin se sépara de la Colombie et Quito devint le centre d’un nouvel État, l’Équateur. Bolivar avait eu le tort de risquer la violence et l’illégalité pour retenir l’autorité qui lui échappait. La fin de sa carrière risquait ainsi de ternir l’éclat de l’épopée initiale. Il mourut en 1830, ne s’étant point résigné à l’avortement de son œuvre politique. Partout sévissait intense la querelle entre les unitaires et les fédéralistes.

Cette longue crise de croissance des États sud-américains n’est pas de celles qu’on puise tenter d’analyser en quelques lignes. Un tel résumé n’aurait ni relief ni couleur. Ce furent, comme il est indiqué plus haut, des alternances perpétuelles des deux principes. La constitution fédérale de Colombie établie en 1863, celle du Venezuela qui date de 1864 eurent à subir des retours offensifs de la politique unitaire. Il en avait été de même au Chili en 1828 et en 1833. Toutefois la victoire fédéraliste ne pouvait faire de doute. Il devenait visible, vers la fin du dix-neuvième siècle, que le continent tout entier était promis à cette forme de gouvernement dont le rudiment exista chez les plus avancées des tribus indiennes du Nord et à laquelle l’adhésion de la république des États-Unis apporta de bonne heure une force irrésistible. En 1889, les États-Unis du Brésil, en se substituant à l’empire de Dom Pedro ii, décidèrent de l’orientation définitive. À la Plata, la question se compliquait du fait qu’une des provinces, celle de Buenos-Ayres, était trop en avance des autres, trop forte par rapport à elles, et qu’ainsi on arrivait difficilement à la faire s’encastrer dans une organisation fédérale. Vers le milieu du dix-neuvième siècle, Buenos-Ayres vécut plusieurs années pratiquement séparé du reste de l’Argentine et, quarante ans plus tard, la lutte de « la capitale contre les provinces » sembla devoir se réveiller encore une fois.

La paix ne s’établit pas plus aisément que la liberté. Que de guerres en moins de soixante-dix ans ! L’Équateur commença par disputer à la Colombie les provinces de Papayan, de Buenaventura et de Pasto qui favorisaient grandement par leur situation le commerce du Pacifique, et dans cette lutte l’assaillant échoua ; les provinces demeurèrent colombiennes. En 1827, la guerre sévissait entre le Brésil et la Plata pour la possession de l’Uruguay : guerre qui du moins se termina de façon raisonnable, puisque les deux gouvernements s’accordèrent pour renoncer enfin à leurs ambitions inconciliables et pour reconnaître l’indépendance de l’Uruguay. Puis vinrent les guerres suscitées par le dictateur argentin Rosas qui, non content d’attaquer ses voisins, bravait les puissances européennes et vit plusieurs fois les flottes française et anglaise bloquer les côtes de son pays. Ce despote finit par ameuter contre lui les gouvernements du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay et une « armée libératrice » livra bataille à ses troupes lesquelles furent défaites à Monte Caseros le 3 février 1852. À l’ouest, de nouveau, Équatoriens et Colombiens en vinrent aux mains en 1863 ; les seconds prenaient les armes pour abattre, disaient-ils, le régime théocratique auquel Garcia Moreno avait soumis les premiers, mais avec la secrète ambition de rétablir sur les trois provinces dont se composait la république de l’Équateur la domination colombienne qui avait existé jadis.

L’Espagne avait fini très tardivement par reconnaître diplomatiquement certains des États indépendants issus d’elle, mais elle l’avait fait de mauvaise grâce et, de même qu’en 1812 l’Angleterre était revenue à la charge contre les États-Unis, en 1864 les Espagnols tentèrent de reprendre pied sur la côte du Pacifique. Leur agression injustifiée contre le Pérou ne suscita pas seulement un blâme presque unanime en Europe, elle souda ensemble les républiques menacées ; le Chili, plus fort, se jeta vigoureusement dans la lutte. Ce fut pour la jeune marine chilienne l’occasion de succès que ne compensa pas le bombardement destructif de Valparaiso par la flotte ennemie ; l’Espagne dut se retirer et céder. Survint alors la déplorable guerre du Paraguay (1864-1870).

De 1814 à 1840 Francia, ce despote voltairien qui avait essayé de reprendre l’œuvre des Jésuites, s’était maintenu par la crainte qu’il inspirait et par les sombres barrières dans lesquelles il tenait ses concitoyens captifs et privés de toutes communications avec le dehors. Mais les deux Lopez, le père et le fils, qui « régnaient » au Paraguay depuis la mort de Francia, avaient d’abord entr’ouvert — et puis ouvert tout à fait — le Paraguay au commerce et au progrès. Le premier Lopez, après vingt et un ans de gouvernement (1841-1862), laissait la République en état de prospérité. Son fils commençait à développer cette prospérité quand les querelles de frontières qui se multipliaient entre le Paraguay et ses puissants voisins tendirent à l’extrême une situation depuis longtemps menaçante. Lopez eut le tort d’entamer les hostilités, les jugeant fatales. Le Brésil et l’Argentine, auxquels se joignit l’Uruguay, apportèrent tout leur effort dans cette lutte de six années pendant laquelle le président et le peuple du Paraguay firent preuve d’une indomptable énergie et qui se termina par la mort de Lopez sur le champ de bataille et la prise d’Assomption. De 1 337 000 habitants la population de ce malheureux pays avait décrû en 1873 jusqu’au chiffre de 221 000.

Une autre grande guerre dite « guerre du Pacifique », a ensanglanté de 1879 à 1884, des régions différentes. Les gisements de salpêtre dont le Chili convoitait la pleine possession et dont il partageait les revenus douaniers avec la Bolivie excitaient par ailleurs les convoitises du Pérou alors en pleine déconfiture financière. La Bolivie conseillée par le Pérou dénonça la convention qui la liait au Chili au sujet du territoire mitoyen. Le Chili, qui ne redoutait point la bataille, la provoqua. Dès le début ses troupes occupèrent le littoral bolivien tandis que ses navires parvenaient à dominer sur mer. En juin 1880, tout le Pérou méridional était occupé. Au commencement de janvier 1883, Lima fut prise. Toutefois ce ne fut qu’un an plus tard que la paix fut signée ; la Bolivie perdait l’accès à la mer et le Pérou cédait des territoires riches en salpêtre et en guano.

Chose étrange, une guerre civile s’ensuivit parmi les vainqueurs. Ce sont les guerres entre États que nous venons de reviser rapidement. Est-il besoin de rappeler qu’entre citoyens d’un même État, il y a eu aussi des guerres longues et acharnées ? Au Venezuela et dans l’Uruguay, les « blancs » et les « gens de couleur » se sont entre-tués. En Colombie, dans la République Argentine, on en est maintes fois venu aux mains pour des idées ou pour des personnes. La série des pronunciamentos péruviens et boliviens est indéfinie…