À travers l’Europe/Volume 1/Premier coup-d’œil sur Londres
II
ONDRES n’est pas une ville c’est un monde. Horace Say a dit qu’elle était une province couverte de maisons. Mais Henry Mayhew, en véritable Londonner, a été offensé du mot province, et il a écrit
un volumineux ouvrage pour démontrer que Londres est un grand monde
Pour ne pas avoir maille à partir avec M. H. Mayhew, j’admets de suite que sa ville est un monde, mais un monde qui a un peu l’apparence du chaos.
Byron y a vu « une masse énorme de briques, de fumée et de navires. » Dickens a dit sans flatterie ce qu’elle est au mois de novembre : « Autant de boue dans les rues que si les eaux du déluge venaient de se retirer… laissant peut-être un Mégalosaurus de quarante pieds de long qu’il s’attendait de rencontrer rampant comme un gigantesque lézard jusque sur Holborn Hill… de la fumée partout remplissant les yeux et la gorge… un ciel en deuil du soleil qui semble mort… le gaz allumé deux heures avant le temps, et prenant à travers les ténèbres qu’il a à pénétrer l’apparence d’un œil hagard et mécontent… »
Heureusement, nous sommes en septembre, le plus beau mois de l’année peut-être pour visiter Londres. Il y tombe bien de temps en temps une légère ondée ; mais en somme la température est belle, et si le ciel n’a pas l’azur de l’Italie, au moins le soleil n’en est pas absent. Il faut avouer qu’il a peu de chaleur, et qu’un ambassadeur italien avait peut-être raison de dire que la lune de Naples chauffe plus que le soleil de Londres. Un poète a exprimé la même idée d’une manière originale. « Un jour, dit-il, le soleil s’étant placé à son balcon céleste, aperçut un petit coin de terre tout enveloppé de nuages, et à moitié enseveli dans une mare d’eau. Quelle est donc, demanda le lord premier du firmament à son secrétaire, cette terre malheureuse à laquelle n’arrive que le plus oblique, et le plus faible de mes rayons ? C’est l’Angleterre, Excellence, répondit le secrétaire, et cette mare de charbon liquide s’appelle le détroit de la Manche. »
Visiter Londres dans toutes ses parties, en étudier tous les détails serait un véritable travail, qui exigerait un temps que je n’ai pas à ma disposition.
Comme les autres villes, Londres a ses grandes artères qui la sillonnent en tous sens, et dans lesquelles sa vie circule plus activement. Il faut les parcourir tout d’abord pour avoir une idée générale de Londres. C’est pourquoi je dirige mes pas dans les rues Oxford, Regent, Piccadilly, Strand, Fleet, Cheapside, et les tributaires de ces grands courants de population.
Mais le véritable Broadway de Londres, que n’égalent pas les boulevards de Paris, c’est la Tamise. On ne voit nulle part un pareil déploiement d’activité et de vie. Steamers, trois-mâts, barques, bateaux plats, yachts, vaisseaux à roues, à hélice, à voiles, embarcations de toutes formes, forces motrices de tout genre et de toute vitesse, s’y croisent en tous sens, sous les vastes ponts chargés de véhicules, de convois et de piétons, présentant ainsi le spectacle de foules énormes circulant les unes au-dessus des autres.
Cette circulation immense à double étage se retrouve encore dans la ville sous laquelle les voies ferrées serpentent.
À certains endroits, s’ouvrent sous vos pas de gigantesques entonnoirs, et si vous descendez leurs longs escaliers en spirales, vous arrivez à une gare ou passe un train toutes les cinq minutes. C’est là qu’il ne faut pas être lent à monter en voiture ; car chaque train, pressé par celui qui le suit, s’arrête à peine à chaque gare, et repart aussitôt avec la rapidité de l’oiseau ! C’est quelque chose d’effrayant que d’entendre hurler ces monstres au fond de ces abîmes et de les voir s’élancer dans la nuit sombre pour ne retrouver qu’à l’entonnoir suivant un pâle rayon de lumière.
Mais il ne faut pas s’imaginer que tous les quartiers de Londres ont cet aspect bruyant et tourmenté. Londres est la plus grande métropole commerciale de l’univers, mais elle a ses rues paisibles et solitaires. En un mot elle possède autant de quartiers différents, qu’elle a de classes différentes d’habitants.
Car il n’y a pas seulement des Anglais dans Londres. On y parle toutes les langues et l’on y rencontre tous les types.
Les Anglais eux-mêmes forment plusieurs provinces différentes, si je puis m’exprimer ainsi, et le peuple de Cheapside ne ressemble pas à celui de West-End.
Si maintenant vous dépassez Cheapside, et descendez jusqu’à ces docks magnifiques dont Londres peut se vanter, vous y trouverez une ville maritime qui a son cachet particulier et ses mœurs a part.
Parcourez ensuite la ville dans la direction du Sud au Nord, et vous retrouverez, encore des différences notables. La population de Lambeth ne ressemble pas plus à celle d’Islington que le commerçant de la City ne ressemble à l’aristocrate de Kensington, ou d’Uxbridge Road.
En traversant la grande ville, nous rencontrons un grand nombre d’édifices publics, dont nous reparlerons ; mais nous pouvons dire de suite qu’à part le Parlement, l’Abbaye de Westminster et St Paul, il y en a peu qui soient réellement des monuments.
L’Angleterre n’est pas le pays des beaux arts, mais du confort ; et ce sont les résidences privées qui sont les véritables palais.
Ai-je besoin d’ajouter que ces palais n’abritent pas toute la population de Londres ?
Hélas ! à peu de distance de la City, où nous coudoyons dans les rues, dans les banques, dans les bureaux, dans lus restaurants des milliers de millionnaires, s’étend le quartier Wapping où des familles en haillons croupissent dans des bouges fétides.
Car si les dieux antiques Vénus et Bacchus ont leurs autels dans cette nouvelle Babylone et sont un peu les dieux de tout le monde, il n’en est pas de même de Mercure, qui ne prodigue ses dons qu’à quelques rares privilégiés.
Les Londonners qui promènent leur faste à l’étranger et qui se scandalisent de rencontrer un mendiant dans les rues de Rome, s’imaginent-ils que les quartiers indigents de leur capitale sont inconnus parce-qu’ils n’y vont jamais eux-mêmes ?
Qu’ils se détrompent, Les touristes du monde entier traversent ces zônes de misère, et sous l’apparente vigueur d’Albion ils découvrent cette plaie du paupérisme qui gangrène son corps social.
Les Français qui n’aiment pas l’Angleterre, mais qui la visitent quelquefois, ne lui ménagent pas les sarcasmes sur ce chapitre.
Je veux citer ici la description que Francis Wey a faite de l’indigence à Londres ; il va sans dire qu’il ne faut pas la prendre au pied de la lettre :
« Quand on a vu des haillons à Londres, Callot ne semble plus qu’un dessinateur du Journal des modes. Un homme entre la tête la première par un trou quelconque dans un réseau de guenilles, il cherche une issue pour ses quatre membres, et le voilà accommodé ! Il ne reste parfois de tout un pantalon qu’une boutonnière ; on s’en revêt avec philosophie : la peau de ces misérables est si bronzée, si épaissie, si tannée qu’elle les habille pour les yeux et fait illusion aux passants. Dieu, qui mit en ce pays-là un lingot d’or dans tant de poitrines, y a revêtu ses enfants d’une peau de bure. Tout mortel accoutré de la sorte et montrant sa chair croirait déroger s’il se coiffait d’une toque ou d’un bonnet. Ils sont couronnés d’un peu de chapeau. Il en est ainsi des femmes, des mendiantes mêmes.
» Admirez sur les coussins de cet équipage attelé à la Daumont et conduit par un postillon de soie, admirez cette jeune duchesse radieuse d’élégance : un rapide coup d’œil sur cette capote de velours épingle, chef-d’œuvre parisien… Dans quinze jours la capote passera sur la tête de l’institutrice des enfants. Quatorze mois après la cuisinière la conduira au marché : l’objet engraisse en se déclassant. Une marchande en plein vent la retournera et la fera briller à l’envers : la voilà défleurie, cassée, dépenaillée, les ailes pantelantes comme un oiseau blessé. Alors une mendiante la ramassera dans le ruisseau, et reviendra en tendant la main montrer cette chose à la duchesse, qui ne la reconnaîtra pas. Mais la pauvresse a rapporté trois pence ; voilà du pain ? non, voilà du gin, et le soir on verra les enfants nus et grouillant sur un tas d’ordures, grignoter des épluchures de légumes, des carottes crues, des tronçons de choux ; puis tout ira dormir en un monceau sur quelques brins de paille écrasée. La délicatesse nationale relègue ces scènes faméliques à l’ombre des quartiers perdus. Remède insuffisant. »
Cette léproserie nationale se prolonge jusqu’à l’embouchure du Tunnel, et quand on descend au fond de cet enfer dantesque, on y rencontre quelquefois la misère et la prostitution s’y donnant de hideux rendez-vous.