À travers l’Europe/Volume 1/Deux églises

P.-G. Delisle (1p. 117-122).


III

DEUX ÉGLISES



LES antiquités monumentales sont assez rares à Londres, à part l’Abbaye de Westminster et la Tour. La chose s’explique, quand on se souvient qu’il y a deux siècles les trois quarts de cette ville furent détruits par un incendie, qui rappelle celui de Rome, sous Néron. Un autre point de ressemblance entre ces deux incendies, c’est que les catholiques furent accusés par les protestants de Londres, comme ils l’avaient été par les païens de Rome, d’être les auteurs du désastre.

La cathédrale de Saint Paul qui avait été bâtie par les catholiques et qui datait du XIe siècle devint alors la proie des flammes ; et la Réforme eut ainsi l’occasion de produire son monument par l’érection de la cathédrale actuelle.

Au premier coup d’œil jeté sur ce temple, on y découvre l’intention d’imiter St. Pierre du Vatican ; mais on a voulu y ajouter, pour en faire quelque chose d’original, un certain amalgame de gothique, sans penser peut-être qu’en agissant ainsi on empruntait encore au catholicisme, et qui plus est, au moyen-âge, qu’on appelle pourtant l’époque des ténèbres et de l’ignorance !

Mais Saint Pierre du Vatican est inimitable, et l’imitation est restée infiniment au-dessous du modèle.

L’extérieur de Saint Paul est néanmoins fort imposant, et fait honneur à l’architecte Christopher Wren. Le dôme est du plus bel effet, et domine majestueusement la grande métropole.

L’intérieur ne produit pas la même impression, et, pour des yeux catholiques il ressemble plutôt à une galerie de sculpture qu’à une église. On s’y promène au milieu des statues et des monuments des hommes de guerre, des marins, des écrivains, des hommes politiques, et des citoyens plus ou moins illustres, et plus ou moins honnêtes.

Mais où donc est Dieu, au milieu de tous ces hommes, dont un grand nombre n’ont pas su ce qu’est la vertu, et dont plusieurs n’eurent pas même le génie ?

Où est l’autel du sacrifice ? Où est le Christ vivant avec nous jusqu’à la consommation des siècles ? Où sont les tribunaux de la Pénitence, ces piscines salutaires où la lèpre du péché est guérie ? Où les images des Saints dont les exemples nous enseignent le chemin du ciel ? Où les emblêmes et les symboles de l’alliance mystique de l’homme avec Dieu ?

C’est en vain que je cherche tout cela. Ce riche entassement de marbres ne me répond rien. Ces murs sont froids et muets, et les morts qu’ils abritent sont bien morts !

Que m’importe qu’ils me parlent de la fortune militaire de l’Angleterre, des progrès de sa marine et de son commerce, du développement de son empire colonial et de son opulence ? Toutes ces choses m’intéressent quand je visite les musées, les galeries et les places publiques. Mais ce n’est pas pour cela que j’entre dans une église, et ce n’est pas de ces choses que Saint Paul parlait à ses visiteurs.

Ô grand apôtre des nations ! Toi qui fus ravi jusqu’au troisième ciel, et qui disais de Dieu que tout est de lui, en lui et par lui ! Que dois-tu penser du culte que tu reçois ici de l’Angleterre ? Comment aimes-tu ces nouveaux amis qui viennent habiter ta maison ?

Est-ce parce que tu as beaucoup voyagé sur mer qu’on y a placé les capitaines Duff et Cook ? Est-ce parce que tu guérissais les malades qu’on a voulu y honorer le médecin Astley Cooper ? Et le peintre Opie, et les ingénieurs Mylne et Rennie qu’ont-ils de commun avec toi ?

Non cet édifice n’est pas une église, et cependant il est l’expression la plus haute et la plus vraie du protestantisme. St Paul de Londres n’est pas une église, parce que le Protestantisme n’est pas une religion mais un système politique. L’on peut appliquer à ce temple ces paroles qu’un docteur puseyiste adressait aux protestants :

“ Il n’y a plus d’adoration ; la vénération et le respect ont disparu ; plus d’humilité, plus d’obéissance ; la mortification, l’abnégation de soi-même et la croix ont été délaissées. Les règles sacerdotales, les bénédictions sacerdotales, les fonctions sacerdotales n’existent plus ; la parole de Dieu est corrompue, les sacrements ont été changés en vains signes, et le sacrifice de chaque jour est supprimé.”

Le Docteur Newman qui connaissait parfaitement le culte anglican, en a fait le tableau suivant :

“ Un rituel foulé aux pieds et déchiré pièce à pièce ; des prières lacérées, rapiécées, déchiquetées, composées au hasard et sans ordre, au point de rendre méconnaissables leur sens primitif et le but qui avait présidé à leur composition ; de sorte que des offices qui avaient toutes les beautés de la poésie ne sont même plus de la prose correcte : des antiennes, des hymnes, des bénédictions, des invocations jetées à la pelle ; des leçons d’Écriture Sainte transformées en chapitres ; partout un je ne sais quoi de languissant, de lourd, d’engourdi, tandis qu’au même endroit, les rites catholiques avaient, pour ainsi dire, les ailes, la vivacité, le feu d’un esprit. Les ornements sacrés éliminés, les lumières éteintes, les pierres précieuses enlevées ; le nombreux cortège des lévites dispersé, et le long ordre des processions supprimé. Quelque chose d’effrayant vous glace le cœur. Vous diriez d’un socinianisme commençant, qui attaque en même temps l’œil, l’oreille, les narines mêmes de l’adorateur : une odeur de poudre et d’humidité qui a remplacé l’encens ; une rumeur confuse de ministres protestants, qui récitent des prières catholiques, et de clercs de paroisse, qui fredonnent des cantiques catholiques : les armes royales à la place du crucifix ; de grandes loges ou chaires de bois destinées aux prédicants, qui penchent tristement sur la tête des assistants, au lieu de l’autel des divins mystères : de longues nefs désertes entourées de balustrades, qui font l’effet d’enfermer comme dans des sépulcres les débris de ce qui n’est plus ; et quant à l’orthodoxie, une dogmatique froide, dure, triste, qui ne vous aide en rien, qui ne peut expliquer sa raison d’être, et qui ne souffre néanmoins aucun autre enseignement, qui contiendrait un dogme de plus, ou un dogme de moins.”

Ces idées m’ont particulièrement frappé aujourd’hui, et j’en ai compris toute la vérité en entendant la messe dans une chapelle française située dans George Street, et dont M. le Chanoine Toursel est le chapelain.

Elle est bien humble et bien pauvre, cette chapelle ; et cependant quelle atmosphère vivifiante on y respire ! Comparée à St Paul, que je visitais hier, c’est une étable à côté d’un palais ; mais c’est l’étable de Bethléem à côté du palais de Nabuchodonozor. Ici est l’esprit, là-bas est la matière ! Ici Dieu me parle ; mais là-bas il est absent.

M. le Chanoine Toursel, frère du chapelain et Supérieur du Petit Séminaire de St-Omer en France, a fait le sermon. C’était un commentaire rapide niais éloquent des Répons du bréviaire romain sur les Sept Douleurs de la Sainte Vierge.

J’ai rarement entendu un discours aussi émouvant, et aussi parfait de diction, quoique sans prétention. Un tel sermon suffit à venger de toutes les attaques dont il a été l’objet, le Bréviaire romain, ce chef-d’œuvre du moyen-âge, ce poème inimitable qu’on ne pourrait plus composer dans notre siècle positif !