À travers l’Europe/Volume 1/En jaunting car

P.-G. Delisle (1p. 55-59).

VI

EN JAUTING CAR.



JE n’en finirai plus si je m’attarde à faire l’historique des édifices et des endroits mémorables que Dublin renferme ; je demande pardon au lecteur des longueurs qui précèdent ; et s’il veut bien me suivre nous allons parcourir les autres parties de la ville en jauting car, à la course.

Voici d’abord l’Hotel-de-Ville qui n’a rien de bien remarquable mais qui contient quelques jolies statues : celles d’O’Connell, de Grattan, et du Dr. Lucas qui fut un des patriotes éminents de l’Irlande.

On sait qu’O’Connell fut le Lord Maire de Dublin pendant plusieurs années. Le Maire actuel est M. P. P. McSwiney qui a dernièrement pris une part très active et très honorable dans la célébration du centenaire d’O’Connell. Sa proclamation « au peuple irlandais » avait ce double caractère national et religieux, et ce style ardent et imagé qui distinguent tous les orateurs irlandais. Elle se terminait comme suit :

« Marchez dans votre force, et groupés autour de la grande figure d’O’Connell, montrez au monde le spectacle d’un peuple ayant foi en lui-même, digne et uni. Souvenez-vous que vos bannières se réfléchiront dans la Seine ; que le Rhin entendra l’écho de votre musique ; et que, portées à travers l’Atlantique, vos voix retentiront, de Derrynane en Californie, par toutes les grandes villes de l’Occident. Ce centenaire sera le festival de la race irlandaise, et des millions de bouches répéteront sur toute la surface du globe le nom d’O’Connell qui est l’honneur et l’amour de l’Irlande. »

On se rappelle encore le tapage qui s’est fait à l’occasion du programme de la fête, et particulièrement du banquet, parce qu’en tête des santés, M. McSwiney proposa celle du Pape.[1]

En laissant l’Hôtel-de-Ville, nous tournons à gauche et nous allons visiter le château. Au-dessus de l’arcade qui surmonte la porte, est placée une statue de la justice. Pat, qui a beaucoup de malice et autant d’esprit, trouve que le Castle qui a été le refuge de la tyrannie est un singulier endroit pour y placer Dame Justice ; mais il remarque, 1o qu’elle n’a pas de balance, et 2o. qu’elle tourne le dos à la Nation !

C’est vraiment ici le siège de l’autorité britannique, le chef-lieu de sa puissance en Irlande, et les irlandais qui le visitent frémissent encore de colère lorsqu’ils voient ces pointes de fer qui dominent les portes, et que les siècles passés ont vues souvent garnies de têtes irlandaises.

Sortons vite, et courons à Saint-Patrick’s Cathedral. Quoique protestante, elle contient bien des choses dignes de mention ; mais rappelons seulement qu’elle fut autrefois catholique, qu’elle est bâtie sur l’emplacement d’une petite église érigée par Saint-Patrice en 448, et qu’on y montre encore le puits dont l’eau servait au patron de l’Irlande pour baptiser ses néophytes.

On trouvera peut-être intéressant de savoir aussi que lors de l’invasion de l’Irlande par Cromwell, on s’en servit pour loger les chevaux de sa cavalerie.

Christ-Church mériterait aussi une page, mais il est temps de nommer l’église de l’Immaculée Conception, la cathédrale catholique. C’est une construction massive et d’un bel aspect, qui fait honneur à notre religion. C’est ici que furent déposés à leur retour de Gênes les restes mortels du grand O’Connell ; c’est ici qu’on lui fit les plus solennelles funérailles ; c’est d’ici que son corps partit pour aller dormir jusqu’à la fin des temps au cimetière Glasnevin.

J’ai vu le tombeau qui le renferme, je me suis agenouillé sur la dalle de pierre où il repose, j’ai arraché une immortelle à la couronne de cet immortel, et je me sens incapable de rendre compte des impressions qui ont traversé mon cœur en ce moment.

Pauvre O’Connell ! Il mourut bien abandonné, bien seul sur une terre étrangère. Mais dans cette mansarde de Gênes qui a reçu son dernier soupir il s’est souvenu de tout ce qu’il avait aimé et défendu en ce monde. « Mon corps à l’Irlande, mon cœur à Rome et mon âme au ciel, », ont été ses dernières paroles, et elles sont bien le digne couronnement de sa vie. Dieu, l’Église, la Patrie avaient été les trois amours, qui l’avaient possédé pendant sa vie, et qui devaient le posséder après la mort !

Oh ! sans doute, grand patriote, ton âme est au ciel, et elle prie pour cette pauvre Irlande et cette Rome affligée que tu as tant aimées et défendues.

Sur la tombe d’O’Connell ses concitoyens ont élevé une tour qui a cent cinquante pieds de hauteur, et qui domine la ville. C’est la pierre tumulaire qui convient à ce géant.

En traversant le cimetière Glassnevin, un autre tombeau plus modeste attire aussi l’attention du visiteur, à cause de ce grand nom gravé sur le frontispice : Curran. C’est un autre grand orateur, contemporain d’O’Connell et son ami, qui a bien combattu pour l’émancipation de sa Patrie !

Si j’en avais le temps, je vous montrerais un peu Phœnix Park, ses bosquets, ses charmilles, ses étangs, ses parterres, son jardin zoologique. — Mais à quoi bon ?

Saluons seulement en passant devant Vice regal Lodge, le Lord-Lieutenant actuel de l’Irlande Lord Abercorn. C’est un des vice-rois que l’Irlande a le plus estimé, et qui avait su se concilier la sympathie générale.[2]

Allons aussi jeter un coup d’œil sur cette maison en briques rouges qui porte le No. 30 de Merrion Green South. C’était la résidence d’O’Connell.

Tout ce qui a appartenu aux grands hommes, tout ce qui rappelle leur souvenir émeut profondément. La vue de cette maison d’apparence modeste, de ce balcon de pierre d’où le plus grand des orateurs modernes adressa tant de fois la parole à son peuple me plonge dans une mélancolie rêveuse. L’ombre de ce grand catholique me poursuit ; je la vois partout dans Dublin, et il me semble que l’Irlande porte encore visiblement son deuil.

Sur les quais, au moment où nous embarquons à bord du Lord Lyons, je crois retrouver encore une figure de ce malheureux peuple, dans un petit chanteur en haillons, à la figure pleine d’intelligence et d’expression, portant une espèce de guitare en bandoulière et chantant d’une voix mélancolique les vieilles mélodies de son pays.

La Harpe d’Erin chante ses infortunes ; mais elle chante toujours, et si elle ne peut pas disputer le pouvoir à sa puissante dominatrice, elle lui dispute encore la gloire ! Elle produit toujours des poêtes, des orateurs et des martyrs ! La claymore est vaincue, mais la foi triomphe encore.



  1. Lorsque je visitai Dublin, je ne connaissais pas M. McSwiney. Mais quelques mois après, j’ai eu l’honneur de faire sa connaissance à Paris, et nous dînâmes ensemble chez M. Louis Veuillot. C’est un homme remarquable.
  2. Il a été depuis remplacé par le Duc de Malborough.