À travers l’Europe/Volume 1/Sur la mer d’Irlande

P.-G. Delisle (1p. 61-63).


VII

SUR LA MER D’IRLANDE.



LA soirée est délicieuse. Le soleil s’est couché resplendissant, et ses derniers reflets colorent de nuances pourprées les côtes d’Irlande qui s’éloignent, et qui bientôt ne nous apparaîtront plus que comme une gigantesque frange d’azur.

Verte Erin, Île des Saints, terre éprouvée, adieu ! Sous la robe printanière et fleurie que Dieu t’a donnée, j’ai vu les blessures que les hommes t’ont faites, j’ai compté tes cicatrices et tes plaies encore saignantes, j’ai entendu ta plainte, semblable à celle de Rachel, et je pars le cœur endolori.

Ton passé et ton avenir se dressent dans mon esprit comme des problèmes insolubles. Ces accents de tes Bardes me reviennent à la mémoire : « Généreux enfants, vos armes sont éclatantes. Réveillez-vous aux cris des alarmes et de la gloire ; combattez pour vos vertes montagnes et pour les bords fleuris des fleuves de votre Île ! »

« Que tardez-vous ? Arrachez aux mains spoliatrices de l’étranger la terre de vos aïeux. Oubliez-vous donc et ses champs émaillés de fleurs, et ses palais, et ses tours superbes. »

Pourquoi donc ton épreuve est-elle si longue ? Pourquoi l’heure de ton triomphe n’est-elle pas encore sonnée ? Quel crime as-tu donc commis qui mérite une telle persistance du malheur ?

L’oppression, la lutte, la pauvreté semblent avoir été ton lot en ce monde.

Jetée comme une nouvelle Cythère au milieu de l’Océan, protégée contre les invasions par des côtes montagneuses et escarpées qui ressemblent à des fortifications naturelles, le premier marin qui descendit sur tes bords dût se dire : Voilà une terre privilégiée qui vivra libre et paisible. Et cependant la paix et la liberté sont précisément les deux grands biens dont tu ne devais pas jouir.

Luttes séculaires contre les Danois qui voulaient te conquérir, luttes contre les Anglo-Normands qui devinrent tes maîtres, luttes contre tes propres enfants qui tant de fois ont ensanglanté ton sein, luttes contre les armes de ta fière et ambitieuse voisine, luttes contre ses lois tyranniques et les persécutions de son nouveau culte religieux, tel est le résumé de ton histoire.

Faut-il donc désespérer de ton avenir, ô peuple martyr ?

Non certes, il n’y a que les nations sans foi qui sont vouées à la mort. Tu vivras et tu reprendras ta place au soleil. Si ton esclavage et ta misère se prolongent, avoue que la faute n’en est pas toute entière à l’Angleterre. Il faut que tu acceptes une part de responsabilité, que tu reconnaisses tes propres fautes et les fasses oublier.

Il est dur de souffrir, je le sais, et le joug que tu portes est parfois bien lourd. Porte-le cependant avec résignation, et demande protection à la loi, plutôt qu’à la rébellion. Éteins dans ton cœur la haine et la vengeance, et ta voix n’en sera que mieux entendue quand tu parleras le seul langage de la justice et de l’humanité.

L’émancipation, et le désétablissement de l’église anglicane sont les premières étapes de ton affranchissement. Il a fallu bien des années pour les obtenir, et l’Angleterre a mis encore tant de restrictions, que ces deux mesures ne constituent qu’un progrès peu satisfaisant. Mais avec de la persévérance tu obtiendras d’autres réformes.

Quelles seront-elles ? Sera-ce le rappel de l’Union ? Je ne crois pas la chose possible. Mais l’Union peut être avantageusement modifiée, de manière à lui donner le caractère fédératif qui existe dans l’organisation politique du Canada. Un parlement irlandais pourrait ainsi être rétabli, et jouir d’une liberté législative plus ou moins étendue dans certaines matières qui seraient déterminées par le pacte fédéral.

Là peut-être est ton salut, courageuse Irlande. Qui sait si un jour tu n’en viendras pas à unir dans ton cœur cette foi catholique qui constitue ta force, et ces institutions anglaises qui, équitablement appliquées, feraient ta prospérité !